HISTOIRE DE RUSSIE - SECONDE PARTIE - Chapitre XI

Publié le par loveVoltaire

Photo de PAPAPOUSS

Photo de PAPAPOUSS

 

 

HISTOIRE DE RUSSIE.

 

 

 

________

 

 

 

SECONDE PARTIE.

 

 

 

 

 

CHAPITRE XI.

 

 

 

______

 

 

 

 

 

TRAVAUX ET ÉTABLISSEMENTS VERS L’AN 1718 ET SUIVANTS.

 

 

 

 

 

 

          Pendant cette horrible catastrophe, il parut bien que Pierre n’était que le père de sa patrie, et qu’il considérait sa nation comme sa famille. Les supplices dont il avait été obligé de punir la partie de sa nation qui voulait empêcher l’autre d’être heureuse étaient des sacrifices faits au public par une nécessité douloureuse.

 

         Ce fut dans cette année 1718, époque de l’exhérédation et de la mort de son fils aîné, qu’il procura le plus d’avantages à ses sujets, par la police générale auparavant inconnue ; par les manufactures et les fabriques en tout genre, ou établies, ou perfectionnées ; par les branches nouvelles d’un commerce qui commençait à fleurir ; et par ces canaux qui joignent les fleuves, les mers, et les peuples, que la nature a séparés. Ce ne sont pas là de ces évènements frappants qui charment le commun des lecteurs, de ces intrigues de cour qui amusent la malignité, de ces grandes révolutions qui intéressent la curiosité ordinaire des hommes ; mais ce sont les ressorts véritables de la félicité publique, que les yeux philosophiques aiment à considérer.

 

        Il y eut donc un lieutenant-général de la police de tout l’empire établi à Pétersbourg, à la tête d’un tribunal qui veillait au maintien de l’ordre, d’un bout de la Russie à l’autre. Le luxe dans les habits, et les jeux de hasard, plus dangereux que le luxe, furent sévèrement défendus. On établit des écoles d’arithmétique, déjà ordonnées en 1716, dans toutes les villes de l’empire. Les maisons pour les orphelins et pour les enfants trouvés, déjà commencées, furent achevées, dotées et remplies.

 

         Nous joindrons ici tous les établissements utiles, auparavant projetés, et finis quelques années après. Toutes les grandes villes furent délivrées de la foule odieuse de ces mendiants qui ne veulent avoir d’autre métier que celui d’importuner ceux qui en ont, et de traîner aux dépens des autres hommes une vie misérable et honteuse ; abus trop souffert dans d’autres Etats.

 

          Les riches furent obligés de bâtir à Pétersbourg des maisons régulières suivant leur fortune. Ce fut une excellente police de faire venir sans frais tous les matériaux à Pétersbourg par toutes les barques et chariots qui revenaient à vide des provinces voisines.

 

          Les poids et les mesures furent fixés et rendus uniformes, ainsi que les lois. Cette uniformité tant désirée, mais si inutilement, dans des États dès longtemps policés, fut établie en Russie sans difficulté et sans murmure ; et nous pensons que parmi nous cet établissement salutaire serait impraticable (1). Le prix des denrées nécessaires fut réglé ; ces fanaux que Louis XIV établit le premier dans Paris, qui ne sont pas même encore connus à Rome, éclairèrent pendant la nuit la ville de Pétersbourg : les pompes pour les incendies, les barrières dans les rues solidement pavées ; tout ce qui regarde la sûreté, la propreté, et le bon ordre, les facilités pour le commerce intérieur, les privilèges donnés à des étrangers, et les règlements qui empêchaient l’abus de ces privilèges ; tout fit prendre à Pétersbourg et à Moscou une face nouvelle (2).

 

         On perfectionna plus que jamais les fabriques des armes, surtout celle que le czar avait formée à dix milles environ de Pétersbourg ; il en était le premier intendant ; mille ouvriers y travaillaient souvent sous ses yeux. Il allait donner ses ordres lui-même à tous les entrepreneurs des moulins à grains, à poudre, à scie, aux directeurs des fabriques de corderies et de voiles, des briqueteries, des ardoises, des manufactures de toiles ; beaucoup d’ouvriers de toute espèce lui arrivèrent de France : c’était le fruit de son voyage.

 

          Il établit un tribunal de commerce dont les membres étaient mi-partie nationaux et étrangers, afin que la faveur fût égale pour tous les fabricants et pour tous les artistes. Un Français forma une manufacture de très belles glaces à Pétersbourg, avec les secours du prince Menzikoff. Un autre fit travailler à des tapisseries de haute-lisse sur le modèle de celles des Gobelins ; et cette manufacture est encore aujourd’hui très encouragée. Un troisième fit réussir les fileries d’or et d’argent, et le czar ordonna qu’il ne serait employé par année dans cette manufacture que quatre mille marcs, soit d’argent, soit d’or, afin de n’en point diminuer la masse dans ses Etats.

 

         Il donna trente mille roubles, c’est-à-dire cent cinquante mille livres de France, avec tous les matériaux et tous les instruments nécessaires, à ceux qui entreprirent les manufactures de draperies et des autres étoffes de laine. Cette libéralité utile le mit en état d’habiller ses troupes de draps faits dans son pays : auparavant on tirait ces draps de Berlin et d’autres pays étrangers.

 

          On fit à Moscou d’aussi belles toiles qu’en Hollande ; et à sa mort il y avait déjà à Moscou et à Jaroslau quatorze fabriques de toiles de lin et de chanvre.

 

          On n’aurait certainement pas imaginé autrefois, lorsque la soie était vendue en Europe au poids de l’or, qu’un jour, au-delà du lac Ladoga, sous un climat glacé et dans des marais inconnus, il s’élèverait une ville opulente et magnifique dans laquelle la soie de Perse se manufacturerait aussi bien que dans Ispahan : Pierre l’entreprit, et y réussit. Les mines de fer furent exploitées mieux que jamais : on découvrit quelques mines d’or et d’argent, et un conseil des mines fut établi pour constater si les exploitations donneraient plus de profit qu’elles ne coûteraient de dépense.

 

          Pour faire fleurir tant de manufactures, tant d’arts différents, tant d’entreprises, ce n’était pas assez de signer des patentes, et de nommer des inspecteurs ; il fallait dans ces commencements qu’il vît tout par ses yeux, et qu’il travaillât même de ses mains, comme on l’avait vu auparavant construire des vaisseaux, les appareiller, et les conduire. Quand il s’agissait de creuser des canaux dans des terres fangeuses et presque impraticables, on le voyait quelquefois se mettre à la tête des travailleurs, fouiller la terre, et la transporter lui-même.

 

           Il fit, cette année 1718, le plan du canal et des écluses de Ladoga. Il s’agissait de faire communiquer la Néva à une autre rivière navigable, pour amener facilement les marchandises à Pétersbourg, sans faire un grand détour par le lac Ladoga, trop sujet aux tempêtes, et souvent impraticable pour les barques ; il nivela lui-même le terrain ; on conserve encore les instruments dont il se servit pour ouvrir la terre et la voiturer ; cet exemple fut suivi de toute sa cour, et hâta un ouvrage qu’on regardait comme impossible : il a été achevé après sa mort ; car aucune de ses entreprises reconnues possibles n’a été abandonnée.

 

           Le grand canal de Cronstadt, qu’on met aisément à sec, et dans lequel on carène et on radoube les vaisseaux de guerre, fut aussi commencé dans le temps même des procédures contre son fils.

 

           Il bâtit, cette même année, la ville neuve de Ladoga. Bientôt après il tira ce canal qui joint la mer Caspienne au golfe de Finlande et à l’Océan ; d’abord les eaux des deux rivières qu’il fit communiquer reçoivent les barques qui ont remonté le Volga : de ces rivières on passe par un autre canal dans le lac d’Ilmen ; on entre ensuite dans le canal de Ladoga, où les marchandises peuvent être transportées par la grande mer dans toutes les parties du monde.

 

         Occupé de ces travaux qui s’exécutaient sous ses yeux, il portait ses soins jusqu’au Kamtschatka à l’extrémité de l’Orient, et il fit bâtir deux forts dans ce pays si longtemps inconnu au reste du monde. Cependant des ingénieurs de son académie de marine, établie en 1715, marchaient déjà dans tout l’empire pour lever des cartes exactes, et pour mettre sous les yeux de tous les hommes cette vaste étendue des contrées qu’il avait policées et enrichies.

 

 

 

 

 

1 – Si impraticable, que la République seule fut assez forte pour établir cette uniformité. (G.A.)

 

2 – Taxer les denrées nécessaires à la vie, obliger les gens riches de faire bâtir des maisons dans une capitale nouvelle, contraindre les chariots et les bateaux qui revenaient à vide à se charger de matériaux pour Pétersbourg, ce sont autant d’actes de tyrannie qu’on peut excuser par l’ignorance qui régnait encore en Europe sur des objets si simples. La suppression de la mendicité est un projet chimérique qu’on cherche à réaliser par des moyens barbares : il est contre la justice d’empêcher un homme de faire l’aumône, et un autre de la demander. Ce sont les mauvaises lois et la mauvaise administration qui multiplient les mendiants ; et lorsque le nombre en devient trop grand, ce ne sont pas ceux qui mendient, mais ceux qui gouvernent, qu’il faudrait punir.

 

Nous ne dirons rien de la manière d’encourager le commerce par des privilèges. Le czar avait sur l’administration les mêmes principes que les gens éclairés de son siècle ; et c’est tout ce qu’on peut exiger d’un prince. (K.)

 

 

Commenter cet article