HISTOIRE DE RUSSIE - SECONDE PARTIE - Chapitre X - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

Photo de PAPAPOUSS

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CHAPITRE X.

 

 

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(Partie 3)

 

 

 

CONDAMNATION DU PRINCE ALEXIS PÉTROVITZ.

 

 

 

 

 

          Le prince, accablé, hors de ses sens, recherchant dans lui-même, avec l’ingénuité de la crainte, tout ce qui pouvait servir à le perdre, avoua enfin que, dans la confession, il s’était accusé devant Dieu, à l’archiprêtre Jacques, d’avoir souhaité la mort de son père, et que le confesseur Jacques lui avait répondu : « Dieu vous le pardonnera ; nous lui en souhaitons autant. »

 

         Toutes les preuves qui peuvent se tirer de la confession sont inadmissibles par les canons de notre Église ; ce sont des secrets entre Dieu et le pénitent. L’Église grecque ne croit pas, non plus que la latine, que cette correspondance intime et sacrée entre un pécheur et la Divinité soit du ressort de la justice humaine ; mais il s’agissait de l’État et d’un souverain. Le prêtre Jacques fut appliqué à la question, et avoua ce que le prince avait révélé. C’était une chose rare dans ce procès de voir le confesseur accusé par son pénitent, et le pénitent par sa maîtresse. On peut encore ajouter à la singularité de cette aventure, que l’archevêque de Rézan ayant été impliqué dans les accusations, ayant autrefois, dans les premiers éclats des ressentiments du czar contre son fils, prononcé un sermon trop favorable au jeune czarovitz, ce prince avoua dans ses interrogatoires qu’il comptait sur ce prélat ; et ce même archevêque de Rézan fut à la tête des juges ecclésiastiques consultés par le czar sur ce procès criminel, comme nous l’allons voir bientôt.

 

          Il y a une remarque essentielle à faire dans cet étrange procès, très mal digéré dans la grossière Histoire de Pierre premier, par le prétendu boyard Nestesuranoy ; et cette remarque, la voici :

 

          Dans les réponses que fit Alexis au premier interrogatoire de son père, il avoue que quand il fut à Vienne, où il ne vit point l’empereur, il s’adressa au comte de Schonborn, chambellan, que ce chambellan lui dit : « L’empereur ne vous abandonnera pas ; et quand il en sera temps, après la mort de votre père, il vous aidera à monter sur le trône à main armée. Je lui répondis, ajoute l’accusé, je ne demande pas cela : que l’empereur m’accorde sa protection, je n’en veux pas davantage. » Cette déposition est simple, naturelle, porte un grand caractère de vérité : car c’eût été le comble de la folie de demander des troupes à l’empereur pour aller tenter de détrôner son père ; et personne n’eût osé faire, ni au prince Eugène, ni au conseil, ni à l’empereur, une proposition si absurde. Cette déposition est du mois de février ; et quatre mois après, au 1er, dans le cours et sur la fin de ces procédures, on fait dire au czarovitz, dans ses dernières réponses par écrit :

 

          « Ne voulant imiter mon père en rien, je cherchais à parvenir à la succession de quelque autre manière que ce fût, excepté de la bonne façon. Je la voulais avoir par une assistance étrangère ; et si j’y étais parvenu, et que l’empereur eût mis en exécution ce qu’il m’avait promis, de me procurer la couronne de Russie, même à main armée, je n’aurais rien épargné pour me mettre en possession de la succession. Par exemple, si l’empereur avait demandé, en échange, des troupes de mon pays pour son service, contre qui que ce fût de ses ennemis, ou de grosses sommes d’argent, j’aurais fait tout ce qu’il aurait voulu, et j’aurais donné de grands présents à ses ministres et à ses généraux. J’aurais entretenu à mes dépens les troupes auxiliaires qu’il m’aurait données pour me mettre en possession de la couronne de Russie ; et, en un mot, rien ne m’aurait coûté pour accomplir en cela ma volonté. »

 

          Cette dernière déposition du prince paraît bien forcée ; il semble qu’il fasse des efforts pour se faire croire coupable : ce qu’il dit est même contraire à la vérité dans un point capital. Il dit que l’empereur lui avait promis de lui procurer la couronne à main armée : cela était faux. Le comte de Schonborn lui avait fait espérer qu’un jour, après la mort du czar, l’empereur l’aiderait à soutenir le droit de sa naissance ; mais l’empereur ne lui avait rien promis. Enfin, il ne s’agissait pas de se révolter contre son père, mais de lui succéder après sa mort.

 

         Il dit dans ce dernier interrogatoire, ce qu’il crut qu’il eût fait, s’il avait eu à disputer son héritage, héritage auquel il n’avait point juridiquement renoncé avant son voyage à Vienne et à Naples. Le voilà donc qui dépose une seconde fois, non pas ce qu’il a fait, et ce qui peut être soumis à la rigueur des lois, mais ce qu’il imagine qu’il eût pu faire un jour, et qui, par conséquent, ne semble soumis à aucun tribunal ; le voilà qui s’accuse deux fois des pensées secrètes qu’il a pu concevoir pour l’avenir. On n’avait jamais vu auparavant, dans le monde entier, un seul homme jugé et condamné sur les idées inutiles qui lui sont venues dans l’esprit, et qu’il n’a communiquées à personne. Il n’est aucun tribunal en Europe où l’on écoute un homme qui s’accuse d’une pensée criminelle ; et l’on prétend même que Dieu ne les punit que quand elles sont accompagnées d’une volonté déterminée.

 

          On peut répondre à ces considérations si naturelles, qu’Alexis avait mis son père en droit de le punir, par sa réticence sur plusieurs complices de son évasion ; sa grâce était attachée à un aveu général, et il ne le fit que quand il n’était plus temps. Enfin, après un tel éclat, il ne paraissait pas, dans la nature humaine, qu’il fût possible qu’Alexis pardonnât un jour au frère en faveur duquel il avait été déshérité ; et il valait mieux, disait-on, punir un coupable que d’exposer tout l’empire. La rigueur de la justice s’accordait avec la raison d’Etat.

 

          Il ne faut pas juger des mœurs et des lois d’une nation par celles des autres ; le czar avait le droit fatal, mais réel, de punir de mort son fils pour sa seule évasion : il s’en explique ainsi dans sa déclaration aux juges et aux évêques :

 

          « Quoique, selon toutes les lois divines et humaines, et surtout suivant celles de Russies, qui excluent toute juridiction entre un père et un enfant parmi les particuliers, nous ayons un pouvoir assez abondant et absolu de juger notre fils suivant ses crimes, selon notre volonté, sans en demander avis à personne ; cependant, comme on n’est point aussi clairvoyant dans ses propres affaires que dans celles des autres, et comme les médecins, même les plus experts, ne risquent point de se traiter eux-mêmes, et qu’ils en appellent d’autres dans leurs maladies, craignant de charger ma conscience de quelque péché, je vous expose mon état et je vous demande du remède ; car j’appréhende la mort éternelle, si, ne connaissant peut-être point la qualité de mon mal, je voulais m’en guérir seul, vu principalement que j’ai juré sur les jugements de Dieu, et que j’ai promis par écrit le pardon de mon fils, et l’ai ensuite confirmé de bouche, au cas qu’il me dît la vérité.

 

           Quoique mon fils ait violé sa promesse, toutefois, pour ne m’écarter en rien de mes obligations, je vous prie de penser à cette affaire, et de l’examiner avec la plus grande attention, pour voir ce qu’il a mérité. Ne me flattez point ; n’appréhendez pas que, s’il ne mérite qu’une légère punition, et que vous le jugiez ainsi, cela me soit désagréable ; car je vous jure, par le grand Dieu et par ses jugements, que nous n’avez absolument rien à en craindre.

 

          N’ayez point d’inquiétude sur ce que vous devez juger le fils de votre souverain ; mais, sans avoir égard à la personne, rendez justice, et ne perdez pas votre âme et la mienne ; enfin, que notre conscience ne nous reproche rien au jour terrible du jugement, et que notre patrie ne soit point lésée. »

 

         Le czar fit au clergé une déclaration à peu près semblable. Ainsi tout se passa avec la plus grande authenticité, et Pierre mit dans toutes ses démarches une publicité qui montrait la persuasion intime de sa justice.

 

          Ce procès criminel de l’héritier d’un si grand empire dura depuis la fin de février jusqu’au 5 juillet, n. st. Le prince fut interrogé plusieurs fois ; il fit les aveux qu’on exigeait : nous avons rapporté ceux qui sont essentiels.

 

          Le 1er juillet, le clergé donna son sentiment par écrit. Le czar, en effet, ne lui demandait que son sentiment, et non pas une sentence. Le début mérite l’attention de l’Europe.

 

         « Cette affaire, disent les évêques et les archimandrites, n’est point du tout du ressort de la juridiction ecclésiastique, et le pouvoir absolu établi dans l’empire de Russie n’est point soumis au jugement des sujets ; mais le souverain y a l’autorité d’agir suivant son bon plaisir, sans qu’aucun inférieur y intervienne. »

 

          Après ce préambule, on cite le Lévitique, où il est dit que celui qui aura maudit son père ou sa mère sera puni de mort, et l’Evangile de saint Matthieu, qui rapporte cette loi sévère du Lévitique. On finit, après plusieurs autres citations, par ces paroles très remarquables :

 

         « Si sa majesté veut punir celui qui est tombé, selon ses actions et suivant la mesure de ses crimes, il a devant lui des exemples de l’ancien Testament ; s’il veut faire miséricorde, il a l’exemple de Jésus-Christ même, qui reçoit le fils égaré revenant à la repentance ; qui laisse libre la femme surprise en adultère, laquelle a mérité la lapidation selon la loi ; qui préfère la miséricorde au sacrifice ; il a l’exemple de David, qui veut épargner Absalon son fils et son persécuteur ; car il dit à ses capitaines qui voulaient l’aller combattre : Epargnez mon fils Absalon. Le père le voulut épargner lui-même, mais la justice divine ne l’épargna point.

 

         Le cœur du czar est entre les mains de Dieu ; qu’il choisisse le parti auquel la main de Dieu le tournera. »

 

       Ce sentiment fut signé par huit évêques, quatre archimandrites et deux professeurs ; et, comme nous l’avons déjà dit, le métropolite de Rézan, avec qui le prince avait été en intelligence, signa le premier.

 

         Cet avis du clergé fut incontinent présenté au czar. On voit aisément que le clergé voulait le porter à la clémence ; et rien n’est plus beau, peut-être, que cette opposition de la douceur de Jésus-Christ à la rigueur de la loi judaïque, mise sous les yeux d’un père qui faisait le procès à son fils.

 

         Le jour même on interrogea encore Alexis pour la dernière fois ; et il mit par écrit son dernier aveu : c’est dans cette confession qu’il s’accuse « d’avoir été bigot dans sa jeunesse, d’avoir fréquenté les prêtres et les moines, d’avoir bu avec eux, d’avoir reçu d’eux les impressions qui lui donnèrent de l’horreur pour les devoirs de son état, et même pour la personne de son père. »

 

          S’il fit cet aveu de son propre mouvement, cela prouve qu’il ignorait le conseil de clémence que venait de donner ce même clergé qu’il accusait ; et cela prouve encore davantage combien le czar avait changé les mœurs des prêtres de son pays, qui, de la grossièreté et de l’ignorance, étaient parvenus en si peu de temps à pouvoir rédiger un écrit dont les plus illustres Pères de l’Église n’auraient désavoué ni la sagesse ni l’éloquence.

 

          C’est dans ces derniers aveux qu’Alexis déclare ce qu’on a déjà rapporté, qu’il voulait arriver à la succession « de quelque manière que ce fût, excepté de la bonne. »

 

         Il semblait, par cette dernière confession, qu’il craignît de ne s’être pas assez chargé, assez rendu criminel dans les premières, et qu’en se donnant à lui-même les noms de mauvais caractère, de méchant esprit, en imaginant ce qu’il aurait fait s’il avait été le maître, il cherchait avec un soin pénible à justifier l’arrêt de mort qu’on allait prononcer contre lui. En effet, cet arrêt fut porté le 5 juillet. Il se trouvera dans toute son étendue à la fin de cette histoire. On se contentera d’observer ici qu’il commence, comme l’avis du clergé, par déclarer qu’un tel jugement n’a jamais appartenu à des sujets, mais au seul souverain dont le pouvoir ne dépend que de Dieu seul. Ensuite, après avoir exposé toutes les charges contre le prince, les juges s’expriment ainsi : « Que penser de son dessein de rébellion, tel qu’il n’y en eut jamais de semblable dans le monde, joint à celui d’un horrible double parricide contre son souverain, comme père de la patrie et père selon la nature ? »

 

         Peut-être ces mots furent mal traduits d’après le procès criminel imprimé par ordre du czar ; car assurément il y a de plus grandes rébellions dans le monde, et on ne voit point par les actes que jamais le czarovitz eût conçu le dessein de tuer son père. Peut-être entendait-on par ce mot de parricide l’aveu que ce prince venait de faire, de s’être confessé un jour d’avoir souhaité la mort à son père et à son souverain ; mais l’aveu secret, dans la confession, d’une pensée secrète n’est pas un double parricide.

 

          Quoi qu’il en soit, il fut jugé à mort unanimement, sans que l’arrêt prononçât le genre de supplice. De cent quarante-quatre juges (1), il n’y en eut pas un seul qui imaginât seulement une peine moindre que la mort. Un écrit anglais, qui fit beaucoup de bruit dans ce temps-là, porte que si un tel procès avait été jugé au parlement d’Angleterre, il ne se serait pas trouvé parmi cent quatre-quatre juges un seul qui eût prononcé la plus légère peine.

 

 

 

 

 

1 – Dans ses Anecdotes sur Pierre-le-Grand, Voltaire avait dit : Cent vingt-quatre juges. » Voyez plus loin. (G.A.)

 

 

 

 

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