HISTOIRE DE RUSSIE - SECONDE PARTIE - Chapitre X - Partie 1
HISTOIRE DE RUSSIE.
________
SECONDE PARTIE.
CHAPITRE X.
(1)
______
(Partie 1)
CONDAMNATION DU PRINCE ALEXIS PÉTROVITZ.
Pierre-le-Grand avait, en 1689, à l’âge de dix-sept ans, épousé Eudoxie Théodore, ou Theodorowna Lapoukin, élevée dans tous les préjugés de son pays, et incapable de se mettre au-dessus d’eux comme son époux. Les plus grandes contradictions qu’il éprouva, quand il voulut créer un empire et former des hommes, vinrent de sa femme ; elle était dominée par la superstition, si souvent attachée à son sexe. Toutes les nouveautés utiles lui semblaient des sacrilèges, et tous les étrangers dont le czar se servait pour exécuter ses grands desseins lui paraissaient des corrupteurs.
Ses plaintes publiques encourageaient les factieux et les partisans des anciens usages. Sa conduite d’ailleurs ne réparait pas des fautes si graves. Enfin le czar fut obligé de la répudier en 1696 et de l’enfermer dans un couvent, à Susdal, où on lui fit prendre le voile sous le nom d’Hélène.
Le fils qu’elle lui avait donné en 1690 naquit malheureusement avec le caractère de la mère, et ce caractère se fortifia par la première éducation qu’il reçut. Mes mémoires disent qu’elle fut confiée à des superstitieux qui lui gâtèrent l’esprit pour jamais. Ce fut en vain qu’on crut corriger ces premières impressions, en lui donnant des précepteurs étrangers ; cette qualité même d’étrangers le révolta. Il n’était pas né sans ouverture d’esprit ; il parlait et écrivait bien l’allemand ; il dessinait ; il apprit un peu de mathématiques ; mais ces mêmes mémoires qu’on m’a confiés assurent que la lecture des livres ecclésiastiques fut ce qui le perdit. Le jeune Alexis crut voir dans ces livres la réprobation de tout ce que faisait son père. Il y avait des prêtres à la tête des mécontents, et il se laissa gouverner par les prêtres.
Ils lui persuadaient que toute la nation avait les entreprises de Pierre en horreur, que les fréquentes maladies du czar ne lui promettaient pas une longue vie, que son fils ne pouvait espérer de plaire à la nation qu’en marquant son aversion pour les nouveautés. Ces murmures et ces conseils ne formaient pas une faction ouverte, une conspiration ; mais tout semblait y tendre, et les esprits étaient échauffés.
Le mariage de Pierre avec Catherine, en 1707, et les enfants qu’il eut d’elle, achevèrent d’aigrir l’esprit du jeune prince. Pierre tenta tous les moyens de le ramener ; il le mit même à la tête de la régence pendant une année ; il le fit voyager ; il le maria en 1711, à la fin de la campagne du Pruth, avec la princesse de Volfenbuttel, ainsi que nous l’avons rapporté. Ce mariage fut très malheureux. Alexis, âgé de vingt-deux ans, se livra à toutes les débauches de la jeunesse, et à toute la grossièreté des anciennes mœurs qui lui étaient si chères. Ces dérèglements l’abrutirent. Sa femme méprisée, maltraitée, manquant du nécessaire, privée de toute consolation, languit dans le chagrin, et mourut enfin de douleur en 1715, le 1er de novembre (2).
Elle laissait au prince Alexis un fils dont elle venait d’accoucher, et ce fils devait être un jour l’héritier de l’empire, suivant l’ordre naturel. Pierre sentait avec douleur qu’après lui tous ses travaux seraient détruits par son propre sang. Il écrivit à son fils, après la mort de la princesse, une lettre également pathétique et menaçante ; elle finissait par ces mots : « J’attendrai encore un peu de temps pour voir si vous voulez vous corriger ; sinon, sachez que je vous priverai de la succession, comme on retranche un membre inutile. N’imaginez pas que je ne veuille que vous intimider ; ne vous reposez pas sur le titre de mon fils unique : car si je n’épargne pas ma propre vie pour ma patrie et pour le salut de mes peuples, comment pourrai-je vous épargner ? Je préférerai de les transmettre plutôt à un étranger qui le mérite qu’à mon propre fils qui s’en rend indigne. »
Cette lettre est d’un père, mais encore plus d’un législateur ; elle fait voir d’ailleurs que l’ordre de la succession n’était point invariablement établi en Russie comme dans d’autres royaumes, par ces lois fondamentales qui ôtent aux pères le droit de déshériter leurs fils ; et le czar croyait surtout avoir la prérogative de disposer d’un empire qu’il avait fondé.
Dans ce temps-là même l’impératrice Catherine accoucha d’un prince qui mourut depuis, en 1719. Soit que cette nouvelle abattît le courage d’Alexis, soit imprudence, soit mauvais conseil, il écrivit à son père qu’il renonçait à la couronne et à toute espérance de régner. « Je prends Dieu à témoin, dit-il, et je jure sur mon âme, que je ne prétendrai jamais à la succession. Je mets mes enfants entre vos mains, et je ne demande que mon entretien pendant ma vie. »
Son père lui écrivit une seconde fois : « Je remarque, dit-il, que vous ne parlez dans votre lettre que de la succession, comme si j’avais besoin de votre consentement. Je vous ai remontré quelle douleur votre conduite m’a causée pendant tant d’années, et vous ne m’en parlez pas. Les exhortations paternelles ne vous touchent point. Je me suis déterminé à vous écrire encore pour la dernière fois. Si vous méprisez mes avis de mon vivant, quel cas en ferez-vous après ma mort ? Quand vous auriez présentement la volonté d’être fidèle à vos promesses, ces grandes barbes (3) pourront vous tourner à leur fantaisie, et vous forceront à les violer….. Ces gens-là ne s’appuient que sur vous. Vous n’avez aucune reconnaissance pour celui qui vous a donné la vie. L’assistez-vous dans ses travaux depuis que vous êtes parvenu à un âge mûr ? ne blâmez-vous pas, ne détestez-vous pas tout ce que je peux faire pour le bien de mes peuples ? J’ai sujet de croire que, si vous me survivez, vous détruirez mon ouvrage. Corrigez-vous, rendez-vous digne de la succession, ou faites-vous moine. Répondez, soit par écrit, soit de vive voix ; sinon, j’agirai avec vous comme avec un malfaiteur. »
Cette lettre était dure ; il était aisé au prince de répondre qu’il changerait de conduite ; mais il se contenta de répondre en quatre lignes à son père qu’il voulait se faire moine.
Cette résolution ne paraissait pas naturelle ; et il paraît étrange que le czar voulût voyager en laissant dans ses Etats un fils si mécontent et si obstiné : mais aussi ce voyage même prouve que le czar ne voyait pas de conspiration à craindre de la part de son fils.
Il alla le voir avant de partir pour l’Allemagne et pour la France ; le prince, malade, ou feignant de l’être, le reçut au lit, et lui confirma, par les plus grands serments qu’il voulait se retirer dans un cloître. Le czar lui donna six mois pour se consulter, et partit avec son épouse.
A peine fut-il à Copenhague qu’il apprit (ce qu’il pouvait présumer) qu’Alexis ne voyait que des mécontents qui flattaient ses chagrins. Il lui écrivit qu’il eût à choisir du couvent ou du trône, et que s’il voulait un jour lui succéder, il fallait qu’il vînt le trouver à Copenhague.
Les confidents du prince lui persuadèrent qu’il serait dangereux pour lui de se trouver loin de tout conseil entre un père irrité et une marâtre. Il feignit donc d’aller trouver son père à Copenhague ; mais il prit le chemin de Vienne, et alla se mettre entre les mains de l’empereur Charles VI, son beau-frère, comptant y demeurer jusqu’à la mort du czar.
C’était à peu près la même aventure que celle de Louis XI, lorsque, étant encore dauphin, il quitta la cour du roi Charles VII, son père, et se retira chez le duc de Bourgogne. Le dauphin était bien plus coupable que le czarovitz, puisqu’il s’était marié malgré son père, qu’il avait levé des troupes, qu’il se retirait chez un prince naturellement ennemi de Charles VII, et qu’il ne revint jamais à sa cour, quelque instance que son père pût lui faire.
Alexis, au contraire, ne s’était marié que par ordre du czar, ne s’était point révolté, n’avait point levé de troupes, ne se retirait point chez un prince ennemi, et retourna aux pieds de son père sur la première lettre qu’il reçut de lui. Car dès que Pierre sut que son fils avait été à Vienne, qu’il s’était retiré dans le Tyrol, et ensuite à Naples, qui appartenait alors à l’empereur Charles VI, il dépêcha le capitaine aux gardes Romanzoff et le conseiller privé Tolstoy, chargés d’une lettre écrite de sa main, datée de Spa, du 21 juillet 1717, n.st. Ils trouvèrent le prince à Naples, dans le château Saint-Elme, et lui remirent la lettre ; elle était conçue en ces termes :
….. « Je vous écris pour la dernière fois, pour vous dire que vous ayez à exécuter ma volonté, que Tolstoy et Romanzoff vous annonceront de ma part. Si vous m’obéissez, je vous assure et je promets à Dieu que je ne vous punirai pas, et que si vous revenez, je vous aimerai plus que jamais ; mais que si vous ne le faites pas, je vous donne, comme père, en vertu du pouvoir que j’ai reçu de Dieu, ma malédiction éternelle ; et, comme votre souverain, je vous assure que je trouverai bien les moyens de vous punir ; en quoi j’espère que Dieu m’assistera, et qu’il prendra ma juste cause en main.
Au reste, souvenez-vous que je ne vous ai violenté en rien. Avais-je besoin de vous laisser le libre choix du parti que vous voudriez prendre ? Si j’avais voulu vous forcer, n’avais-je pas en main la puissance ? je n’avais qu’à commander, et j’aurais été obéi. »
Le vice-roi de Naples persuada aisément Alexis de retourner auprès de son père. C’était une preuve incontestable que l’empereur d’Allemagne ne voulait prendre avec ce jeune prince aucun engagement dont le czar eût à se plaindre. Alexis avait voyagé avec sa maîtresse Afrosine ; il revint avec elle.
On pouvait le considérer comme un jeune homme mal conseillé qui était allé à Vienne et à Naples au lieu d’aller à Copenhague. S’il n’avait fait que cette seule faute, commune à tant de jeunes gens, elle était bien pardonnable. Son père prenait Dieu à témoin que non-seulement il lui pardonnerait, mais qu’il l’aimerait plus que jamais. Alexis partit sur cette assurance ; mais par l’instruction des deux envoyés qui le ramenèrent, et par la lettre même du czar, il paraît que le père exigea que le fils déclarât ceux qui l’avait conseillé, et qu’il exécutât son serment de renoncer à la succession.
Il semblait difficile de concilier cette exhérédation avec l’autre serment que le czar avait fait dans sa lettre d’aimer son fils plus que jamais. Peut-être que le père, combattu entre l’amour paternel et la raison du souverain, se bornait à aimer son fils retiré dans un cloître ; peut-être espérait-il encore le ramener à son devoir, et le rendre digne de cette succession même en lui faisant sentir la perte d’une couronne. Dans des conjonctures si rares, si difficiles, si douloureuses, il est aisé de croire que ni le cœur du père ni celui du fils, également agités, n’étaient d’abord bien d’accord avec eux-mêmes.
1 – Dans sa Correspondance, Voltaire recommande à d’Argental ce chapitre et celui qui traite de la religion (G.A.)
2 – On ne crut pas en Europe à la mort de cette princesse. Une aventurière qui mourut à Vitry en 1771, se donna pour telle. Grimm parle de cette femme dans sa Correspondance, ainsi que Voltaire dans ses lettres. (G.A.)
3 – Les raskolniki. (G.A.)