HISTOIRE DE RUSSIE - SECONDE PARTIE - Chapitre V

Publié le par loveVoltaire

Photo de PAPAPOUSS

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HISTOIRE DE RUSSIE.

 

 

 

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SECONDE PARTIE.

 

 

 

 

 

CHAPITRE V.

 

 

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SUCCÈS DE PIERRE-LE-GRAND.

RETOUR DE CHARLES XII DANS SES ÉTATS.

 

 

 

 

 

 

 

        Pierre, suivant le cours de ses conquêtes, perfectionnait l’établissement de sa marine, faisait venir douze mille familles à Pétersbourg, tenait tous ses alliés attachés à sa fortune et à sa personne, quoiqu’ils eussent tous des intérêts divers et des vues opposées. Sa flotte menaçait à la fois toutes les côtes de la Suède, sur les golfes de Finlande et de Bothnie.

 

        L’un de ses généraux de terre, de prince Gallitzin, formé par lui-même, comme ils l’étaient tous, avançait d’Elsingford, où le czar avait débarqué, jusqu’au milieu des terres, vers le bourg de Tavastus : c’était un poste qui couvrait la Bothnie. Quelques régiments suédois, avec huit mille hommes de milice, le défendaient. Il fallut livrer une bataille, les Russes la gagnèrent entièrement (1) ; ils dissipèrent toute l’armée suédoise, et pénétrèrent jusqu’à Vasa : de sorte qu’ils furent les maîtres de quatre-vingts lieues de pays.

 

        Il restait aux Suédois une armée navale, avec laquelle ils tenaient la mer. Pierre ambitionnait depuis longtemps de signaler la marine qu’il avait créée. Il était parti de Pétersbourg, et avait rassemblé une flotte de seize vaisseaux de ligne, cent quatre-vingt galères propres à manœuvrer à travers les rochers qui entourent l’île d’Aland, et les autres îles de la mer Baltique non loin du rivage de la Suède, vers laquelle il rencontra la flotte suédoise. Cette flotte était plus forte en grands vaisseaux que la sienne, mais inférieure en galères, plus propre à combattre en pleine mer qu’à travers des rochers. C’était une supériorité que le czar ne devait qu’à son seul génie. Il servait dans sa flotte en qualité de contre-amiral, et recevait les ordres de l’amiral Apraxin. Pierre voulait s’emparer de l’île d’Aland, qui n’est éloignée de la Suède que de douze lieues. Il fallait passer à la vue de la flotte des Suédois : ce dessein hardi fut exécuté ; les galères ouvrirent le passage sous le canon ennemi, qui ne plongeait pas assez. On entra dans Aland ; et, comme cette côte est hérissée d’écueils presque tout entière, le czar fit transporter à bras (2) quatre-vingts petites galères par une langue de terre, et on les remit à flot dans la mer qu’on nomme de Hengo, où étaient ses gros vaisseaux. Erehnskold, contre-amiral des Suédois, crut qu’il allait prendre aisément ou couler à fond ces quatre-vingts galères ; il avança de ce côté pour les reconnaître, mais il fut reçu avec un feu si vif, qu’il vit tomber presque tous ses soldats et tous ses matelots. On lui prit les galères et les prames qu’il avait amenées, et le vaisseau qu’il montait ; il se sauvait dans une chaloupe (3), mais il y fut blessé : enfin, obligé de se rendre, on l’amena sur la galère où le czar manœuvrait lui-même. Le reste de la flotte suédoise regagna la Suède. On fut consterné dans Stockholm, on ne s’y croyait pas en sûreté.

 

       Pendant ce temps-là même, le colonel Schouvalow Neusholf attaquait la seule forteresse qui restait à prendre sur les côtes occidentales de la Finlande, et la soumettait au czar, malgré la plus opiniâtre résistance.

 

         Cette journée d’Aland fut, après celle de Pultava, la plus glorieuse de la vie de Pierre. Maître de la Finlande, dont il laissa le commandement au prince Gallitzin, vainqueur de toutes les forces navales de la Suède, et plus respecté que jamais de ses alliés, il retourna dans Pétersbourg (4) quand la saison, devenue très orageuse, ne lui permit plus de rester sur les mers de Finlande et de Bothnie (5). Son bonheur voulut encore qu’en arrivant dans sa nouvelle capitale, la czarine accouchât d’une princesse, mais qui mourut un an après. Il institua l’ordre de Sainte-Catherine, en l’honneur de son épouse, et célébra la naissance de sa fille par une entrée triomphale. C’était, de toutes les fêtes auxquelles il avait accoutumé ses peuples, celle qui leur était devenue la plus chère. Le commencement de cette fête fut d’amener dans le port de Cronslot neuf galères suédoises, sept prames remplies de prisonniers, et le vaisseau du contre-amiral Erehnskold.

 

         Le vaisseau amiral de Russie était chargé de tous les canons, des drapeaux et des étendards pris dans la conquête de la Finlande. On apporta toutes ces dépouilles à Pétersbourg, où l’on arriva en ordre de bataille. Un arc de triomphe que le que le czar avait dessiné, selon sa coutume, fut décoré des emblèmes de toutes ses victoires : les vainqueurs passèrent sous cet arc triomphal ; l’amiral Apraxin marchait à leur tête, ensuite le czar, en qualité de contre-amiral, et tous les autres officiers selon leur rang : on les présenta tous au vice-roi Romanodoski, qui, dans ces cérémonies, représentait le maître de l’empire (6). Ce vice-czar distribua à tous les officiers des médailles d’or ; tous les soldats et les matelots en eurent d’argent. Les Suédois prisonniers passèrent sous l’arc de triomphe, et l’amiral Erehnskold suivait immédiatement le czar son vainqueur. Quand on fut arrivé au trône, où le vice-czar était, l’amiral Apracin lui présenta le contre-amiral Pierre, qui demanda à être créé vice-amiral pour prix de ses services ; on alla aux voix, et l’on croit bien que toutes les voix lui furent favorables.

 

         Après cette cérémonie, qui comblait de joie tous les assistants, et qui inspirait à tout le monde l’émulation, l’amour de la patrie et celui de la gloire, le czar prononça ce discours, qui mérite de passer à la dernière postérité.

 

        « Mes frères, est-il quelqu’un de vous qui eût pensé il y a vingt ans qu’il combattrait avec moi sur la mer Baltique dans des vaisseaux construits par vous-mêmes, et que nous serions établis dans ces contrées conquises par nos fatigues et par notre courage ?... On place d’ancien siège des sciences dans la Grèce ; elles s’établirent ensuite dans l’Italie, d’où elles se répandirent dans toutes les parties de l’Europe ; c’est à présent notre tour, si vous voulez seconder mes desseins, en joignant l’étude à l’obéissance. Les arts circulent dans le monde comme le sang dans le corps humain ; et peut-être ils établiront leur empire parmi nous pour retourner dans la Grèce, leur ancienne patrie. J’ose espérer que nous ferons un jour rougir les nations les plus civilisées par nos travaux et par notre solide gloire. »

 

        C’est là le précis véritable de ce discours digne d’un fondateur. Il a été énervé dans toutes les traductions ; mais le plus grand mérite de cette harangue éloquente est d’avoir été prononcée par un monarque victorieux, fondateur et législateur de son empire.

 

        Les vieux boyards écoutèrent cette harangue avec plus de regret pour leurs anciens usages que d’admiration pour la gloire de leur maître ; mais les jeunes en furent touchés jusqu’aux larmes.

 

         Ces temps furent encore signalés par l’arrivée des ambassadeurs russes qui revinrent de Constantinople avec la confirmation de la paix avec les Turcs (7). Un ambassadeur de Perse était arrivé quelque temps auparavant de la part de Cha-Ussin ; il avait amené au czar un éléphant et cinq lions. Il reçut en même temps une ambassade du kan des Usbecks, Mehemet Bahadir, qui lui demandait sa protection contre d’autres Tartares. Du fond de l’Asie et de l’Europe, tout rendait hommage à sa gloire.

 

       La régence de Stockholm, désespérée de l’état déplorable de ses affaires et de l’absence de son roi, qui abandonnait le soin de ses États, avait pris enfin la résolution de ne le plus consulter ; et, immédiatement après la victoire navale du czar, elle avait demandé un passeport au vainqueur pour un officier chargé de propositions de paix. Le passeport fut envoyé ; mais dans ce temps-là même, la princesse Ulrique Eléonore, sœur de Charles XII, reçut la nouvelle que le roi son frère se disposait enfin à quitter la Turquie et à revenir se défendre. On n’osa pas alors envoyer au czar le négociateur qu’on avait nommé en secret : on supporta la mauvaise fortune, et l’on attendit que Charles XII se présentât pour la réparer.

 

         En effet, Charles, après cinq années et quelques mois de séjour en Turquie, en partit sur la fin d’octobre 1714. On sait qu’il mit dans son voyage la même singularité qui caractérisait toutes ses actions. Il arriva à Stralsund le 22 novembre 1714. Dès qu’il y fut, le baron de Goërtz se rendit auprès de lui ; il avait été l’instrument d’une partie de ses malheurs ; mais il se justifia avec tant d’adresse, il lui fit concevoir de si hautes espérances, qu’il gagna sa confiance comme il avait gagné celle de tous les ministres et de tous les princes avec lesquels il avait négocié : il lui fit espérer qu’il détacherait les alliés du czar, et qu’alors on pourrait faire une paix honorable, ou du moins une guerre égale. Dès ce moment, Goërtz eut sur l’esprit de Charles beaucoup plus d’empire que n’en avait jamais eu le comte Piper.

 

         La première chose que fit Charles en arrivant à Stralsund, fut de demander de l’argent aux bourgeois de Stockholm. Le peu qu’ils avaient fut livré : on ne savait rien refuser à un prince qui ne demandait que pour donner, qui vivait aussi durement que les simples soldats, et qui exposait comme eux sa vie. Ses malheurs, sa captivité, son retour, touchaient ses sujets et les étrangers : on ne pouvait s’empêcher de le blâmer, ni de l’admirer, ni de le plaindre, ni de le secourir. Sa gloire était d’un genre tout opposé à celle de Pierre ; elle ne consistait ni dans l’établissement des arts, ni dans la législation, ni dans la politique, ni dans le commerce ; elle ne s’étendait pas au-delà de sa personne : son mérite était une valeur au-dessus du courage ordinaire ; il défendait ses États avec une grandeur d’âme égale à cette valeur intrépide ; et c’en était assez pour que les nations fussent frappées de respect pour lui. Il avait plus de partisans que d’alliés.

 

 

 

 

1 – 13 mars 1714.

 

2 – Ou plutôt, glisser sur une espèce de pont de planches très lisses. (G.A.)

 

3 – 8 août.

 

4 – 15 septembre 1714.

 

5 – Voltaire omet ici l’anecdote si connue de Pierre se jetant seul dans une chaloupe pendant la tempête pour gagner la côte et y allumer des fanaux. (G.A.)

 

6 – « C’était, dit un historien, un Russe ignare, cruel, et, qui plus est, ennemi des nouveautés… Dans son antichambre était un ours énorme, dressé à présenter aux personnes qui venaient visiter son maître une tasse d’eau-de-vie mêlée de poivre. » (G.A.)

 

7 – 15 décembre 1714.

 

 

 

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