HISTOIRE DE RUSSIE - SECONDE PARTIE - Chapitre Premier - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

Photo de PAPAPOUSS

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HISTOIRE DE RUSSIE.

 

 

 

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SECONDE PARTIE.

 

 

(Partie 2)

 

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

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CAMPAGNE DU PRUTH.

 

 

 

 

 

 

          Bassaraba Brancovan avait été investi de la Valachie. Ce Bassaraba ne trouva point de généalogiste qui le fît descendre d’un conquérant tartare. Cantemir crut que le temps était venu de se soustraire à la domination des Turcs, et de se rendre indépendant par la protection du czar. Il fit précisément avec Pierre ce que Mazeppa avait fait avec Charles. Il engagea même d’abord le hospodar de Valachie, Bassaraba, à entrer dans la conspiration, dont il espérait recueillir tout le fruit. Son plan était de se rendre maître des deux provinces. L’évêque de Jérusalem, qui était alors en Valachie, fut l’âme de ce complot. Cantemir promit au czar des troupes et des vivres, comme Mazeppa en avait promis au roi de Suède, et ne tint pas mieux sa parole.

 

         Le général Sheremetof s’avança jusqu’à Yassi, capitale de la Moldavie, pour voir et pour soutenir l’exécution de ces grands projets. Cantemir l’un vint trouver et en fut reçu en prince ; mais il n’agit en prince qu’en publiant un manifeste contre l’empire turc. Le hospodar de Valachie, qui démêla bientôt ses vues ambitieuses, abandonna son parti et rentra dans son devoir. L’évêque de Jérusalem, craignant justement pour sa tête, s’enfuit et se cacha. Les peuples de la Valachie et de la Moldavie demeurèrent fidèles à la Porte ottomane, et ceux qui devaient fournir des vivres à l’armée russe les allèrent porter à l’armée turque.

 

         Déjà le vizir Baltagi Mehemet avait passé le Danube à la tête de cent mille hommes, et marchait vers Yassi le long du Pruth, autrefois le fleuve Hiérase, qui tombe dans le Danube, et qui est à peu près la frontière de la Moldavie et de la Bessarabie. Il envoya alors le comte Poniatowski, gentilhomme polonais attaché à la fortune du roi de Suède, prier ce prince de venir lui rendre visite, et voir son armée. Charles ne put s’y résoudre ; il exigeait que le grand-vizir lui fût sa première visite dans son asile près de Bender : sa fierté l’emporta sur ses intérêts (1). Quand Poniatowski revint au camp des Turcs, et qu’il excusa les refus de Charles XII : « Je m’attendais bien, dit le vizir au kan des Tartares, que ce fier païen en userait ainsi. » Cette fierté réciproque, qui aliène toujours tous les hommes en place, n’avança pas les affaires du roi de Suède ; il dut d’ailleurs s’apercevoir bientôt que les Turcs n’agissaient que pour eux et non pas pour lui.

 

         Tandis que l’armée ottomane passait le Danube, le czar avançait par les frontières de la Pologne, passait le Borysthène pour aller dégager le maréchal Sheremetof, qui, étant au midi d’Yassi sur les bords du Pruth, était menacé de se voir bientôt environné de cent mille Turcs et d’une armée de Tartares. Pierre, avant de passer le Borysthène, avait craint d’exposer Catherine à un danger qui devenait chaque jour plus terrible ; mais Catherine regarda cette attention du czar comme un outrage à sa tendresse et à son courage ; elle fit tant d’instances que le czar ne put se passer d’elle ; l’armée la voyait avec joie à cheval, à la tête des troupes. Elle se servait rarement de voiture. Il fallut marcher au-delà du Borysthène par quelques déserts, traverser le Bog, et ensuite la rivière du Tiras qu’on nomme aujourd’hui Niester ; après quoi l’on trouvait encore un autre désert avant d’arriver à Yassi sur les bords du Pruth. Elle encourageait l’armée, y répandait la gaieté, envoyait des secours aux officiers malades et étendait ses soins sur les soldats.

 

         On arriva enfin à Yassi (2), où l’on devait établir des magasins. Le hospodar de Valachie, Bassaraba, rentré dans les intérêts de la Porte, et feignant d’être dans ceux du czar, lui proposa la paix, quoique le grand-vizir ne l’en eût point chargé : on sentit le piège ; on se borna à demander des vivres qu’il ne pouvait ni ne voulait fournir. Il était difficile d’en faire venir de Pologne ; les provisions que Cantemir avait promises, et qu’il espérait en vain tirer de la Valachie, ne pouvaient arriver ; la situation devenait très inquiétante. Un fléau dangereux se joignit à tous ces contre-temps ; des nuées de sauterelles couvrirent les campagnes, les dévorèrent, elles infectèrent : l’eau manquait souvent dans la marche sous un soleil brûlant et dans des déserts arides ; on fut obligé de faire porter à l’armée de l’eau dans des tonneaux.

 

         Pierre, dans cette marche, se trouvait, par une fatalité singulière, à portée de Charles XII ; car Bender n’est éloigné que de vingt-cinq lieues communes de l’endroit où l’armée russe campait auprès d’Yassi. Des partis de Cosaques pénétrèrent jusqu’à la retraite de Charles ; mais les Tartares de Crimée, qui voltigeaient dans ces quartiers, mirent le roi de Suède à couvert d’une surprise. Il attendait avec impatience et sans crainte dans son camp l’événement de la guerre.

 

          Pierre se hâta de marcher sur la rive droite du Pruth, dès qu’il eut formé quelques magasins. Le point décisif était d’empêcher les Turcs, postés au-dessous sur la rive gauche, de passer ce fleuve, et de venir à lui. Cette manœuvre devait le rendre maître de la Moldavie et de la Valachie ; il envoya le général Janus avec l’avant-garde pour s’opposer à ce passage des Turcs ; mais ce général n’arriva que dans le temps même qu’ils passaient sur leurs pontons ; il se retira, et son infanterie fut poursuivie jusqu’à ce que le czar vînt lui-même le dégager.

 

         L’armée du grand-vizir s’avança donc bientôt vers celle du czar, le long du fleuve. Ces deux armées étaient bien différentes : celle des Turcs, renforcée des Tartares, était, dit-on, de près de deux cent cinquante mille hommes ; celle des Russes n’était alors que d’environ trente-sept mille combattants. Un corps assez considérable, sous le général Renne, était au-delà des montagnes de la Moldavie sur la rivière de Sireth ; et les Turcs coupèrent la communication.

 

          Le czar commençait à manquer de vivres, et à peine ses troupes, campées non loin du fleuve, pouvaient-elles avoir de l’eau ; elles étaient exposées à une nombreuse artillerie placée par le grand-vizir sur la rive gauche, avec un corps de troupes qui tirait sans cesse sur les Russes. Il paraît, par ce récit très détaillé et très fidèle, que le vizir Baltagi Mehemet, loin d’être un imbécile, comme les Suédois l’ont représenté, s’était conduit avec beaucoup d’intelligence. Passer le Pruth à la vue d’un ennemi, le contraindre à reculer et le poursuivre, couper tout d’un coup la communication entre l’armée du czar et un corps de sa cavalerie, enfermer cette armée sans lui laisser de retraite, lui ôter l’eau et les vivres, la tenir sous des batteries de canon qui la menacent d’une rive opposée ; tout cela n’était pas d’un homme sans activité et sans prévoyance.

 

         Pierre alors se trouva dans une plus mauvaise position que Charles XII à Pultava ; enfermé comme lui par une armée supérieure, éprouvant plus que lui la disette, et s’étant fié comme lui aux promesses d’un prince trop peu puissant pour les tenir, il prit le parti de la retraite, et tenta d’aller choisir un camp avantageux en retournant vers Yassi.

 

         Il décampa dans la nuit (3) ; mais à peine est-il en marche, que les Turcs tombent sur son arrière-garde au point du jour. Le régiment des gardes Préobazinski arrêta longtemps leur impétuosité. On se forma, on fit des retranchements avec les chariots et le bagage. Le même jour (4) toute l’armée turque attaque encore les Russes. Une preuve qu’ils pouvaient se défendre, quoi qu’on en ait dit, c’est qu’ils se défendirent très longtemps, qu’ils tuèrent beaucoup d’ennemis, et qu’ils ne furent point entamés.

 

         Il y avait dans l’armée ottomane deux officiers du roi de Suède, l’un le comte Poniatowski, l’autre le comte de Sparre, avec quelques Cosaques du parti de Charles XII. Mes mémoires disent que ces généraux conseillèrent au grand-vizir aux ennemis, et de les forcer à se rendre prisonniers ou de mourir. D’autres mémoires prétendent qu’au contraire ils animèrent le grand-vizir à détruire avec le sabre une armée fatiguée et languissante, qui périssait déjà par la disette. La première idée paraît plus circonspecte ; la seconde, plus conforme au caractère des généraux élevés par Charles XII (5).

 

         Le fait est que le grand-vizir tomba sur l’arrière-garde au point du jour. Cette arrière-garde était en désordre. Les Turcs ne rencontrèrent d’abord devant eux qu’une ligne de quatre cents hommes ; on se forma avec célérité. Un général allemand, nommé Allard, eut la gloire de faire des dispositions si rapides et si bonnes, que les Russes résistèrent pendant trois heures à l’armée ottomane sans perdre de terrain.

 

         La discipline à laquelle le czar avait accoutumé ses troupes le paya bien de ses peines. On avait vu à Narva soixante mille hommes défaits par huit mille, parce qu’ils étaient indisciplinés ; et ici l’on voit une arrière-garde d’environ huit mille Russes soutenir les efforts de cent cinquante mille Turcs, leur tuer sept mille hommes, et les forcer à retourner en arrière.

 

         Après ce rude combat, les deux armées se retranchèrent pendant la nuit ; mais l’armée russe restait toujours enfermée, privée de provisions et d’eau même. Elle était près des bords du Pruth, et ne pouvait approcher du fleuve ; car sitôt que quelques soldats hasardaient d’aller puiser de l’eau, un corps de Turcs posté à la rive opposée faisait pleuvoir sur eux le plomb et le fer d’une artillerie nombreuse chargée à cartouche. L’armée turque, qui avait attaqué les Russes, continuait toujours de son côté à la foudroyer par son canon.

 

        Il était probable qu’enfin les Russes allaient être perdus sans ressource par leur position, par l’inégalité du nombre, et par la disette. Les escarmouches continuaient toujours ; la cavalerie du czar, presque toute démontée, ne pouvait plus être d’aucun secours, à moins qu’elle ne combattît à pied ; la situation paraissait désespérée. Il ne faut que jeter les yeux sur la carte exacte du camp du czar et de l’armée ottomane, pour voir qu’il n’y eut jamais de position plus dangereuse, que la retraite était impossible, qu’il fallait remporter une victoire complète, ou périr jusqu’au dernier, ou être esclave des Turcs (6).

 

        Toutes les relations, tous les mémoires du temps, conviennent unanimement que le czar, incertain s’il tenterait le lendemain le sort d’une nouvelle bataille, s’il exposerait sa femme, son armée, son empire, et le fruit de tant de travaux, à une perte qui semblait inévitable, se retira dans sa tente, accablé de douleur, et agité de convulsions dont il était quelquefois attaqué, et que ses chagrins redoublaient. Seul, en proie à tant d’inquiétudes cruelles, ne voulant que personne fût témoin de son état, il défendit qu’on entrât dans sa tente. Il vit alors quel était son bonheur d’avoir permis à sa femme de le suivre. Catherine entra malgré la défense.

 

          Une femme qui avait affronté la mort pendant tous ces combats, exposée comme un autre au feu de l’artillerie des Turcs, avait le droit de parler. Elle persuada son époux de tenter la voie de la négociation.

 

          C’est la coutume immémoriale dans tout l’Orient, quand on demande audience aux souverains ou à leurs représentants, de ne les aborder qu’avec des présents. Catherine rassembla le peu de pierreries qu’elle avait apportées dans ce voyage guerrier, dont toute magnificence et tout luxe étaient bannis ; elle y ajouta deux pelisses de renard noir ; l’argent comptant qu’elle ramassa fut destiné pour le kiaia. Elle choisit elle-même un officier intelligent qui devait, avec deux valets, porter les présents au grand-vizir, et ensuite faire conduire au kiaia en sûreté le présent qui lui était réservé. Cet officier fut chargé d’une lettre du maréchal Sheremetof à Mehemet Baltagi. Les Mémoires de Pierre conviennent de la lettre : ils ne disent rien des détails dans lesquels entra Catherine ; mais tout est assez confirmé par la déclaration de Pierre lui-même, donnée en 1723, quand il fit couronner Catherine impératrice. « Elle nous a été, dit-il, d’un très grand secours dans tous les dangers, et particulièrement à la bataille du Pruth, où notre armée était réduite à vingt-deux mille hommes. » Si le czar en effet n’avait plus alors que vingt-deux mille combattants, menacés de périr par la faim ou par le fer, le service rendu par Catherine était aussi grand que les bienfaits dont son époux l’avait comblée. Le journal manuscrit (7) de Pierre-le-Grand dit que, le jour même du grand combat du 20 juillet, il y avait trente et un mille cinq cent cinquante-quatre hommes d’infanterie, et six mille six cent quatre-vingt-douze de cavalerie, presque tous démontés ; il aurait donc perdu seize mille deux cent quarante-six combattants dans cette bataille. Les autres mémoires assurent que la perte des Turcs fut beaucoup plus considérable que la sienne, et qu’attaquant en foule et sans ordre, aucun des coups tirés sur eux ne porta à faux. S’il est ainsi, la journée du Pruth, du 20 au 21 juillet, fut une des plus meurtrières qu’on ait vues depuis plusieurs siècles.

 

        Il faut ou soupçonner Pierre-le-Grand de s’être trompé, lorsqu’en couronnant l’impératrice il lui témoigne sa reconnaissance « d’avoir sauvé son armée, réduite à vingt-deux mille combattants ; » ou accuser de faux son journal, dans lequel il est dit que, le jour de cette bataille, son armée du Pruth, indépendamment du corps qui campait sur le Sireth, « montait à trente et un mille cinq cent cinquante-quatre hommes d’infanterie, et à six mille six cent quatre-vingt-douze de cavalerie. »  Suivant ce calcul, la bataille aurait été plus terrible que tous les historiens et tous les Mémoires pour et contre ne l’ont rapporté jusqu’ici. Il y a certainement ici quelque malentendu ; et cela est très ordinaire dans les récits de campagne, lorsqu’on entre dans les détails. Le plus sûr est de s’en tenir toujours à l’événement principal, à la victoire et à la défaite : on sait rarement avec précision ce que l’une et l’autre ont coûté.

 

 

1 – Fait omis dans l’Histoire de Charles XII. (G.A.)

 

2 – 4 juillet 1711.

 

3 – 20 juillet 1711.

 

4 – 21 juillet 1711.

 

5 – Voltaire, dans son Charles XII, présente au contraire et sans hésitation les généraux suédois comme ayant conseillé la temporisation. (G.A.)

 

6 – L’auteur de la nouvelle Histoire de Russie prétend que le czar envoya un courrier à Moscou pour recommander aux sénateurs de continuer de gouverner, s’ils apprenaient qu’il eût été fait prisonnier, leur défendre d’exécuter ceux de ses ordres donnés pendant sa captivité qui leur paraîtraient contraires à l’intérêt de l’empire, et leur ordonner de choisir un autre maître, s’ils croyaient cette élection nécessaire au salut de l’Etat ; cependant le czarovitz Alexis vivait alors, et était en âge de gouverner ; mais il n’est question de cet ordre ni dans le Journal de Pierre Ier ni dans aucun recueil authentique. (K.)

 

7 – Page 177 du journal de Pierre-le-Grand.

 

 

 

 

 

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C
Très bel article, très intéressant et bien écrit. Je reviendrai me poser chez vous. A bientôt.
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