HISTOIRE DE RUSSIE - SECONDE PARTIE - Chapitre IX
HISTOIRE DE RUSSIE.
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SECONDE PARTIE.
CHAPITRE IX.
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RETOUR DU CZAR DANS SES ÉTATS.
SA POLITIQUE, SES OCCUPATIONS.
La démarche que la Sorbonne fit auprès de lui, quand il alla voir le mausolée du cardinal de Richelieu, mérite d’être traitée à part.
Quelques docteurs de Sorbonne voulurent avoir la gloire de réunir l’Église grecque avec l’Église latine. Ceux qui connaissent l’antiquité savent assez que le christianisme est venu en Occident par les Grecs d’Asie ; que c’est en Orient qu’il est né, que les premiers Pères, les premiers conciles, les premières liturgies, les premiers rites, tout est de l’Orient ; qu’il n’y a pas même un seul terme de dignité et d’office qui ne soit grec, et qui n’atteste encore aujourd’hui la source dont tout nous est venu. L’empire romain ayant été divisé, il était impossible qu’il n’y eût tôt ou tard deux religions, comme deux empires, et qu’on ne vît entre les chrétiens d’Orient et d’Occident le même schisme qu’entre les Osmanlis et les Persans.
C’est ce schisme que quelques docteurs de l’université de Paris crurent éteindre tout d’un coup en donnant un mémoire à Pierre-le-Grand. Le pape Léon IX et ses successeurs n’avaient pu en venir à bout avec des légats, des conciles, et même de l’argent. Ces docteurs auraient dû savoir que Pierre-le-Grand, qui gouvernait son Église, n’était pas homme à reconnaître le pape ; en vain ils parlèrent dans leur mémoire des libertés de l’Église gallicane, dont le czar ne se souciait guère ; en vain ils dirent que les papes doivent être soumis aux conciles, et que le jugement d’un pape n’est point une règle de foi : ils ne réussirent qu’à déplaire beaucoup à la cour de Rome par leur écrit, sans plaire à l’empereur de Russie ni à l’Église russe.
Il y avait dans ce plan de réunion des objets de politique qu’ils n’entendaient pas, et des points de controverse qu’ils disaient entendre, et que chaque parti explique comme il lui plaît. Il s’agissait du Saint-Esprit qui procède du Père et du Fils selon les Latins, et qui procède aujourd’hui du Père par le Fils selon les Grecs, après n’avoir longtemps procédé que du Père : ils citaient saint Epiphane, qui dit « que le Saint-Esprit n’est pas frère du Fils, ni petit-fils du Père. »
Mais le czar, en partant de Paris, avait d’autres affaires qu’à vérifier des passages de saint Epiphane. Il reçut avec bonté le mémoire des docteurs. Ils écrivirent à quelques évêques russes, qui firent une réponse polie ; mais le plus grand nombre fut indigné de la proposition.
Ce fut pour dissiper les craintes de cette réunion, qu’il institua quelque temps après la fête comique du conclave, lorsqu’il eut chassé les jésuites de ses Etats, en 1718.
Il y avait à sa cour un vieux fou, nommé Sotof, qui lui avait appris à écrire, et qui s’imaginait avoir mérité par ce service les plus importantes dignités. Pierre, qui adoucissait quelquefois les chagrins du gouvernement par des plaisanteries convenables à un peuple non encore entièrement réformé par lui, promit à son maître à écrire de lui donner une des premières dignités du monde : il le créa Knès pape avec deux mille roubles d’appointement, et lui assigna une maison à Pétersbourg dans le quartier des Tartares ; des bouffons l’installèrent en cérémonie ; il fut harangué par quatre bègues ; il créa des cardinaux, et marcha en procession à leur tête. Tout ce sacré collège était ivre d’eau-de-vie. Après la mort de ce Sotof, un officier, nommé Buturlin, fut créé pape. Moscou et Pétersbourg ont vu trois fois renouveler cette cérémonie, dont le ridicule semblait être sans conséquence, mais qui en effet confirmait les peuples dans leur aversion pour une Église qui prétendait un pouvoir suprême, et dont le chef avait anathématisé tant de rois. Le czar vengeait en riant vingt empereurs d’Allemagne, dix rois de France, et une foule de souverains. C’est là tout le fruit que la Sorbonne recueillit de l’idée peu politique de réunir les Églises grecque et latine (1).
Le voyage du czar en France fut plus utile par son union avec ce royaume commerçant et peuplé d’hommes industrieux, que par la prétendue réunion de deux Églises rivales, dont l’une maintiendra toujours son antique indépendance, et l’autre sa nouvelle supériorité.
Pierre ramena à sa suite plusieurs artisans français, ainsi qu’il en avait amené d’Angleterre ; car toutes les nations chez lesquelles il voyagea se firent un honneur de le seconder dans son dessein de porter tous les arts dans une patrie nouvelle, et de concourir à cette espèce de création.
Il minuta dès lors un traité de commerce avec la France, et le remit entre les mains de ses ministres en Hollande, dès qu’il y fut de retour. Il ne put être signé par l’ambassadeur de France Châteauneuf, que le 15 août 1717, à La Haye. Ce traité ne concernait pas seulement le commerce, il regardait la paix du Nord. Le roi de France, l’électeur de Brandebourg, acceptèrent le titre de médiateurs qu’il leur donna. C’était assez faire sentir au roi d’Angleterre qu’il n’était pas content de lui, et c’était combler les espérances de Goërtz, qui mit dès lors tout en œuvre pour réunir Pierre et Charles, pour susciter à George de nouveaux ennemis, et pour prêter la main au cardinal Albéroni d’un bout de l’Europe à l’autre. Le baron de Goërtz vit alors publiquement à La Haye les ministres du czar ; il leur déclara qu’il avait un plein pouvoir de conclure la paix de la Suède.
Le czar laissait Goërtz préparer toutes leurs batteries sans y toucher, prêt à faire la paix avec le roi de Suède, mais aussi à continuer la guerre ; toujours lié avec le Danemark, la Pologne, la Prusse, et même en apparence avec l’électeur d’Hanovre.
Il paraît évidemment qu’il n’avait d’autre dessein arrêté que celui de profiter des conjonctures. Son principal objet était de perfectionner tous ses nouveaux établissements. Il savait que les négociations, les intérêts des princes, leurs ligues, leurs amitiés, leurs défiances, leurs inimitiés, éprouvent presque tous les ans des vicissitudes, et que souvent il ne reste aucune trace de tant d’efforts de politique. Une seule manufacture bien établie fait quelquefois plus de bien à un Etat que vingt traités.
Pierre ayant rejoint sa femme, qui l’attendait en Hollande, continua ses voyages avec elle. Ils traversèrent ensemble la Vestphalie, et arrivèrent à Berlin sans aucun appareil. Le nouveau roi de Prusse n’était pas moins ennemi des vanités du cérémonial et de la magnificence que le monarque de Russie. C’était un spectacle instructif pour l’étiquette de Vienne et d’Espagne, pour le puntiglio d’Italie et pour le goût du luxe qui règne en France, qu’un roi qui ne se servait jamais que d’un fauteuil de bois, qui n’était vêtu qu’en simple soldat, et qui s’était interdit toutes les délicatesses de la table et toutes les commodités de la vie.
Le czar et la czarine menaient une vie aussi simple et aussi dure, et si Charles XII s’était trouvé avec eux, on eût vu ensemble quatre têtes couronnées accompagnées de moins de faste qu’un évêque allemand ou qu’un cardinal de Rome. Jamais le luxe et la mollesse n’ont été combattus par de si nobles exemples.
Il faut avouer qu’un de nos citoyens s’attirerait parmi nous de la considération, et serait regardé comme un homme extraordinaire, s’il avait fait une fois en sa vie, par curiosité, la cinquième partie des voyages que fit Pierre pour le bien de ses Etats. De Berlin il va à Dantzick avec sa femme ; il protège à Mittau la duchesse de Courlande, sa nièce, devenue veuve : il visite toutes ses conquêtes, donne de nouveaux règlements dans Pétersbourg, va dans Moscou, y fait rebâtir des maisons de particuliers tombées en ruines : de là il se transporte à Czaritzin, sur le Volga, pour arrêter les incursions des Tartares de Cuban : il construit des lignes du Volga au Tanaïs, et fait élever des forts de distance en distance d’un fleuve à l’autre. Pendant ce temps-là même, il fait imprimer le code militaire qu’il a composé ; une chambre de justice est établie pour examiner la conduite de ses ministres, et pour remettre de l’ordre dans les finances ; il pardonne à quelques coupables, il en punit d’autres ; le prince Menzikoff même fut un de ceux qui eurent besoin de sa clémence : mais un jugement plus sévère, qu’il se crut obligé de rendre contre son propre fils, remplit d’amertume une vie si glorieuse.
1 – On sent à ce passage que Voltaire écrivait cette seconde partie en même temps que son drame de Saül, son Extrait des sentiments de Meslier, son Sermon des cinquante, etc. (G.A.)