HISTOIRE DE RUSSIE - SECONDE PARTIE - Chapitre IV - Partie 1
HISTOIRE DE RUSSIE.
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SECONDE PARTIE.
CHAPITRE IV.
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(Partie 1)
PRISE DE STETIN. DESCENTE EN FINLANDE.
ÉVÈNEMENTS DE 1712.
Pierre, se voyant heureux dans sa maison, dans son gouvernement, dans ses guerres contre Charles XII, dans ses négociations avec tous les princes qui voulaient chasser les Suédois du continent et les renfermer pour jamais dans la presqu’île de la Scandinavie, portait toutes ses vues sur les côtes occidentales du nord de l’Europe, et oubliait les Palus-Méotides et la mer Noire. Les clefs d’Azof, longtemps refusées au bacha qui devait entrer dans cette place au nom du grand-seigneur, avaient été enfin rendues ; et, malgré tous les soins de Charles XII, malgré toutes les intrigues de ses partisans à la cour ottomane, malgré même plusieurs démonstrations d’une nouvelle guerre, la Russie et la Turquie étaient en paix.
Charles XII restait toujours obstinément à Bender, et faisait dépendre sa fortune et ses espérances du caprice d’un grand-vizir, tandis que le czar menaçait toutes ses provinces, armait contre lui le Danemark et le Hanovre, était prêt à faire déclarer la Prusse, et réveillait la Pologne et la Saxe.
La même fierté inflexible que Charles mettait dans sa conduite avec la Porte, dont il dépendait, il la déployait contre ses ennemis éloignés, réunis pour l’accabler. Il bravait, du fond de sa retraite, dans les déserts de la Bessarabie, et le czar, et les rois de Pologne, de Danemark, et de Prusse, et l’électeur de Hanovre, devenu bientôt après roi d’Angleterre, et l’empereur d’Allemagne, qu’il avait tant offensé quand il traversa la Silésie en vainqueur. L’empereur s’en vengeait en l’abandonnant à sa mauvaise fortune, et en ne donnant aucune protection aux Etats que la Suède possédait encore en Allemagne.
Il eût été aisé de dissiper la ligue qu’on formait contre lui. Il n’avait qu’à céder Stetin au premier roi de Prusse, Frédéric, électeur de Brandebourg, qui avait des droits très légitimes sur cette partie de la Poméranie ; mais il ne regardait pas alors la Prusse comme une puissance prépondérante : ni Charles ni personne ne pouvait prévoir que le petit royaume de Prusse, presque désert, et l’électorat de Brandebourg, deviendraient formidables. Il ne voulut consentir à aucun accommodement ; et, résolu de rompre plutôt que de plier, il ordonna qu’on résistât de tous côtés sur mer et sur terre. Ses Etats étaient presque épuisés d’hommes et d’argent ; cependant on obéit : le sénat de Stockholm équipa une flotte de treize vaisseaux de ligne ; on arma des milices ; chaque habitant devint soldat. Le courage et la fierté de Charles XII semblèrent animer tous ses sujets, presque aussi malheureux que leur maître.
Il est difficile de croire que Charles eût un plan réglé de conduite. Il avait encore un parti en Pologne, qui, aidé des Tartares de Crimée, pouvait ravager ce malheureux pays, mais non pas remettre le roi Stanislas sur le trône ; son espérance d’engager la Porte ottomane à soutenir ce parti, et de prouver au divan qu’il devait envoyer deux cent mille hommes à son secours sous prétexte que le czar défendait en Pologne son allié Auguste, était une espérance chimérique.
Il attendait à Bender l’effet de tant de vaines intrigues, et les Russes, les Danois, les Saxons étaient en Poméranie. Pierre mena son épouse à cette expédition (1). Déjà le roi de Danemark s’était emparé de Stade, ville maritime du duché de Brême ; les armées russe, saxonne et danoise étaient devant Stralsund.
Ce fut alors (2) que le roi Stanislas, voyant l’état déplorable de tant de provinces, l’impossibilité de remonter sur le trône de Pologne, et tout en confusion par l’absence obstinée de Charles XII, assembla les généraux suédois qui défendaient la Poméranie avec une armée d’environ dix à onze mille hommes, seule et dernière ressource de la Suède dans ces provinces.
Il leur proposa un accommodement avec le roi Auguste, et offrit d’en être la victime. Il leur parla en français ; voici les propres paroles dont il se servit, et qu’il leur laissa par un écrit que signèrent neuf officiers généraux, entre lesquels il se trouvait un Patkul, cousin germain de cet infortuné Patkul que Charles XII avait fait expirer sur la roue :
« J’ai servi jusqu’ici d’instrument à la gloire des armes de la Suède ; je ne prétends pas être le sujet funeste de leur perte. Je me déclare de sacrifier ma couronne (3) et mes propres intérêts à la conservation de la personne sacrée du roi, ne voyant pas humainement d’autre moyen pour le retirer de l’endroit où il se trouve. »
Ayant fait cette déclaration, il se disposa à partir pour la Turquie, dans l’espérance de fléchir l’opiniâtreté de son bienfaiteur, et de le toucher par ce sacrifice. Sa mauvaise fortune le fit arriver en Bessarabie précisément dans le temps même que Charles, après avoir promis au sultan de quitter son asile, et ayant reçu l’argent et l’escorte nécessaires pour son retour, mais s’étant obstiné à rester et à braver les Turcs et les Tartares, soutint contre une armée entière, aidé de ses seuls domestiques, ce combat malheureux de Bender, où les Turcs, pouvant aisément le tuer, se contentèrent de le prendre prisonnier. Stanislas, arrivant dans cette étrange conjoncture, fut arrêté lui-même ; ainsi deux rois chrétiens furent à la fois captifs en Turquie.
Dans ce temps où toute l’Europe était troublée, et où la France achevait, contre une partie de l’Europe, une guerre non moins funeste, pour mettre sur le trône d’Espagne le petit-fils de Louis XIV, l’Angleterre donna la paix à la France ; et la victoire que le maréchal de Villars remporta à Denain, en Flandre, sauva cet Etat de ses autres ennemis. La France était, depuis un siècle, l’alliée de la Suède ; il importait que son alliée ne fût pas privée de ses possessions en Allemagne, Charles, trop éloigné, ne savait pas même encore à Bender ce qui se passait en France.
La régence de Stockholm hasarda de demander de l’argent à la France épuisée, dans un temps où Louis XIV n’avait pas même de quoi payer ses domestiques. Elle fit partir un comte de Sparre, chargé de cette négociation, qui ne devait pas réussir. Sparre vint à Versailles, et représenta au marquis de Torcy l’impuissance où l’on était de payer la petite armée suédoise qui restait à Charles XII en Poméranie, qu’elle était prête à se dissiper faute de paie, que le seul allié de la France allait perdre des provinces dont la conservation était nécessaire à la balance générale ; qu’à la vérité Charles XII, dans ses victoires, avait trop négligé le roi de France ; mais que la générosité de Louis XIV était aussi grande que les malheurs de Charles. Le ministre français fit voir au Suédois l’impuissance où l’on était de secourir son maître, et Sparre désespérait du succès.
Un particulier de Paris fit ce que Sparre désespérait d’obtenir. Il y avait à Paris un banquier, nommé Samuel Bernard, qui avait fait une fortune prodigieuse, tant par les remises de la cour dans les pays étrangers, que par d’autres entreprises ; c’était un homme enivré d’une espèce de gloire rarement attachée à sa profession, qui aimait passionnément toutes les choses d’éclat, et qui savait que tôt ou tard le ministère de France rendait avec avantage ce qu’on hasardait pour lui. Sparre alla dîner chez lui, il le flatta, et au sortir de table le banquier fit délivrer au comte de Sparre six cent mille livres ; après quoi il alla chez le ministre, marquis de Torcy, et lui dit : « J’ai donné en votre nom deux cent mille écus à la Suède ; vous me les ferez rendre quand vous pourrez. »
Le comte de Steinbock, général de l’armée de Charles, n’attendait pas un tel secours ; il voyait ses troupes sur le point de se mutiner ; et n’ayant à leur donner que des promesses, voyant grossir l’orage autour de lui, craignant enfin d’être enveloppé par trois armées de Russes, de Danois, de Saxons, il demanda un armistice, jugeant que Stanislas allait abdiquer, qu’il fléchirait la hauteur de Charles XII, qu’il fallait au moins gagner du temps, et sauver ses troupes par les négociations. Il envoya donc un courrier à Bender, pour représenter au roi l’état déplorable de ses finances, de ses affaires, et de ses troupes, et pour l’instruire qu’il se voyait forcé à cet armistice qu’il serait trop heureux d’obtenir. Il n’y avait pas trois jours que ce courrier était parti, et Stanislas ne l’était pas encore, quand Steinbock reçut les deux cent mille écus du banquier de Paris ; c’était alors un trésor prodigieux dans un pays ruiné. Fort de ce secours, avec lequel on remédie à tout, il encouragea son armée ; il eut des munitions, des recrues ; il se vit à la tête de douze mille hommes, et, renonçant à toute suspension d’armes, il ne chercha plus qu’à combattre.
C’était ce même Steinbock qui, en 1710, après la défaite de Pultava, avait vengé la Suède sur les Danois dans une irruption qu’ils avaient faite en Scanie : il avait marché contre eux avec de simples milices qui n’avaient que des cordes pour bandoulières, et avait remporté une victoire complète. Il était, comme tous les autres généraux de Charles XII, actif et intrépide ; mais sa valeur était souillée par la férocité. C’est lui qui, après un combat contre les Russes, ayant ordonné qu’on tuât tous les prisonniers, aperçut un officier polonais du parti du czar, qui se jetait à l’étrier de Stanislas, et que ce prince tenait embrassé pour lui sauver la vie ; Steinbock le tua d’un coup de pistolet entre les bras du prince, comme il est rapporté dans la Vie de Charles XII (4) ; et le roi Stanislas a dit à l’auteur qu’il aurait cassé la tête à Steinbock, s’il n’avait été retenu par son respect et par sa reconnaissance pour le roi de Suède.
Le général Steinbock marcha donc (5), dans le chemin de Vismar, aux Russes, aux Saxons, et aux Danois réunis. Il se trouva vis-à-vis l’armée danoise et saxonne, qui précédait les Russes éloignés de trois lieues. Le czar envoie trois courriers coup sur coup au roi de Danemark pour le prier de l’attendre, et pour l’avertir du danger qu’il court s’il combat les Suédois sans être supérieur en forces. Le roi de Danemark ne voulut point partager l’honneur d’une victoire qu’il croyait sûre : il s’avança contre les Suédois, et les attaqua près d’un endroit nommé Gadebusch. On vit encore à cette journée quelle était l’inimitié naturelle entre les Suédois et les Danois. Les officiers de ces deux nations s’acharnaient les uns contre les autres, et tombaient morts percés de coups.
Steinbock remporta la victoire avant que les Russes pussent arriver à portée du champ de bataille ; il reçut quelques jours après la réponse du roi son maître, qui condamnait toute idée d’armistice ; il disait qu’il ne pardonnerait cette démarche honteuse qu’en cas qu’elle fût réparée, et que, fort ou faible, il fallait vaincre ou périr. Steinbock avait déjà prévenu cet ordre par la victoire.
Mais cette victoire fut semblable à celle qui avait consolé un moment le roi Auguste, quand dans le cours de ses infortunes il gagna la bataille de Calish contre les Suédois, vainqueurs de tous côtés. La victoire de Calish ne fit qu’aggraver les malheurs d’Auguste, et celle de Gadebusch recula seulement la perte de Steinbock et de son armée.
Le roi de Suède, en apprenant la victoire de Steinbock, crut ses affaires rétablies : il se flatta même de faire déclarer l’empire ottoman qui menaçait encore le czar d’une nouvelle guerre ; et dans cette espérance il ordonna à son général Steinbock de se porter en Pologne, croyant toujours, au moindre succès, que le temps de Narva et ceux où il faisait des lois (5) allaient renaître. Ces idées furent bientôt après confondues par l’affaire de Bender et par sa captivité chez les Turcs.
Tout le fruit de la victoire de Gadebusch fut d’aller réduire en cendres pendant la nuit la petite ville d’Altena, peuplée de commerçants et de manufacturiers, ville sans défense, qui, n’ayant point pris les armes, ne devait point être sacrifiée : elle fut entièrement détruite ; plusieurs habitants expirèrent dans les flammes ; d’autres, échappés nus à l’incendie, vieillards, femmes, enfants, expirèrent de froid et de fatigues aux portes de Hambourg (6). Tel a été souvent le sort de plusieurs milliers d’hommes pour les querelles de deux hommes (7). Steinbock ne recueillit que cet affreux avantage. Les Russes, les Danois, les Saxons, le poursuivirent si vivement après sa victoire, qu’il fut obligé de demander une asile dans Tonninge, forteresse du Holstein, pour lui et pour son armée.
1 – Septembre 1712.
2 – Octobre 1712.
3 – On a cru devoir laisser la déclaration du roi Stanislas telle qu’il la donna mot pour mot : il y a des fautes de langue : Je me déclare de sacrifier n’est pas français ; mais la pièce en est plus authentique et n’en est pas moins respectable. (Voltaire.)
4 – Ou plutôt, dans la première partie de l’Histoire de Pierre-le-Grand, chapitre XV. (G.A.)
5 – 9 décembre 1712.
6 – Nous croyons avec M. Beuchot qu’il faut lire : « où il faisait des rois. » (G.A.)
7 – Le chapelain confesseur Norberg dit froidement dans son histoire que le général Steinbock ne mit le feu à la ville que parce qu’il n’avait pas de voitures pour emporter les meubles. (Voltaire.)