HISTOIRE DE RUSSIE - PREMIÈRE PARTIE - Chapitre XVII

Publié le par loveVoltaire

Photo de PAPAPOUSS

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HISTOIRE DE RUSSIE.

 

 

 

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CHAPITRE XVII.

 

 

 

 

 

CHARLES XII PASSE LE BORYSTHÈNE, S’ENFONCE

EN UKRAINE, PREND MAL SES MESURES. UNE DE SES

ARMÊES EST DÊFAITE PAR PIERRE-LE-GRAND : SES

MUNITIONS SONT PERDUES. IL S’AVANCE DANS DES

DÉSERTS. AVENTURES EN UKRAINE.

 

 

 

 

 

         Enfin Charles arriva sur la rive du Borysthène, à une petite ville nommée Mohilo (1). C’était à cet endroit fatal qu’on devait apprendre s’il dirigerait sa route à l’orient vers Moscou, ou au midi vers l’Ukraine. Son armée, ses ennemis, ses amis, s’attendaient qu’il marcherait à la capitale. Quelque chemin qu’il prît, Pierre le suivait depuis Smolensko avec une forte armée ; on ne s’attendait pas qu’il prendrait le chemin de l’Ukraine : cette étrange résolution lui fut inspirée par Mazeppa, hetman des Cosaques ; c’était un vieillard de soixante et dix ans, qui, n’ayant point d’enfants, semblait ne devoir penser qu’à finir tranquillement sa vie : la reconnaissance devait encore l’attacher au czar, auquel il devait sa place ; mais, soit qu’il eût en effet à se plaindre de ce prince, soit que la gloire de Charles XII l’eût ébloui, soit plutôt qu’il cherchât à devenir indépendant, il avait trahi son bienfaiteur (2), et s’était donné en secret au roi de Suède, se flattant de faire avec lui révolter toute sa nation.

 

         Charles ne douta pas de triompher de tout l’empire russe quand ses troupes victorieuses seraient secondées d’un peuple si belliqueux. Il devait recevoir de Mazeppa les vivres, les munitions, l’artillerie, qui pouvaient lui manquer : à ce puissant secours devait se joindre une armée de seize à dix-huit mille combattants, qui arrivait de Livonie, conduite par le général Levenhaupt, conduisant après elle une quantité prodigieuse de provisions de guerre et de bouche. Charles ne s’inquiétait pas si le czar était à portée de tomber sur cette armée, et de le priver d’un secours si nécessaire. Il ne s’informait pas si Mazeppa était en état de tenir toutes ses promesses, si ce Cosaque avait assez de crédit pour faire changer une nation entière, qui ne prend conseil que d’elle-même, et s’il restait enfin assez de ressources à son armée dans un malheur ; et en cas que Mazeppa fût sans fidélité ou sans pouvoir, il comptait sur sa valeur et sur sa fortune. L’armée suédoise avança donc au-delà du Borysthène, vers la Desna ; et c’était entre ces deux rivières que Mazeppa était attendu. La route était pénible, et des corps russes voltigeant dans ces quartiers rendaient la marche dangereuse.

 

         Menzikoff, à la tête de quelques régiments de cavalerie et de dragons, attaqua (3) l’avant-garde du roi, la mit en désordre, tua beaucoup de Suédois ; perdit encore plus des siens, mais ne se rebuta pas. Charles, qui accourut sur le champ de bataille, ne repoussa les Russes que difficilement, en risquant longtemps sa vie, et en combattant contre plusieurs dragons qui l’environnaient. Cependant Mazeppa ne venait point ; les vivres commençaient à manquer ; les soldats suédois, voyant leur roi partager tous leurs dangers, leurs fatigues, et leur disette, ne se décourageaient pas ; mais, en l’admirant, ils le blâmaient et murmuraient.

 

         L’ordre envoyé par le roi à Levenhaupt de marcher avec son armée, et d’amener des munitions en diligence, avait été rendu douze jours trop tard, et ce temps était long dans une telle circonstance. Levenhaupt marchait enfin : Pierre le laissa passer le Borysthène ; et quand cette armée fut engagée entre ce fleuve et les petites rivières qui s’y perdent, il passa le fleuve après lui, et l’attaqua avec ses corps rassemblés qui se suivaient presque en échelons. La bataille se donna entre le Borysthène et la Sossa (4).

 

         Le prince Menzikoff revenait avec ce même corps de cavalerie qui s’était mesuré contre Charles XII ; le général Bauer le suivait, et Pierre conduisait de son côté l’élite de son armée. Les Suédois crurent avoir affaire à quarante mille combattants, et on le crut longtemps sur la foi de leurs relations. Mes nouveaux mémoires m’apprennent que Pierre n’avait que vingt mille hommes dans cette journée (5) ; ce nombre n’était pas fort supérieur à celui de ses ennemis. L’activité du czar, sa patience, son opiniâtreté, celle de ses troupes animées par sa présence, décidèrent du sort, non pas de cette journée, mais de trois journées consécutives, pendant lesquelles on combattit à plusieurs reprises.

 

         D’abord on attaqua l’arrière-garde de l’armée suédoise près du village de Lesnau, qui a donné le nom à cette bataille. Ce premier choc fut sanglant, sans être décisif. Levenhaupt se retira dans un bois, et conserva son bagage (6) ; le lendemain il fallut chasser les Suédois de ce bois ; le combat fut plus meurtrier et plus heureux : c’est là que le czar, voyant ses troupes en désordre, s’écria qu’on tirât sur les fuyards et sur lui-même s’il se retirait. Les Suédois furent repoussés, mais ne furent point mis en déroute.

 

         Enfin un renfort de quatre mille dragons arriva ; on fondit sur les Suédois pour la troisième fois : ils se retirèrent vers un bourg nommé Prospock ; on les y attaqua encore ; ils marchèrent vers la Desna, et on les y poursuivit. Jamais ils ne furent entièrement rompus, mais ils perdirent plus de huit mille hommes, dix-sept canons, quarante-quatre drapeaux : le czar fit prisonniers cinquante-six officiers, et près de neuf cents soldats : tout ce grand convoi qu’on amenait à Charles demeura au pouvoir du vainqueur.

 

         Ce fut la première fois que le czar défit en personne, dans une bataille rangée, ceux qui s’étaient signalés par tant de victoires sur ses troupes : il remerciait Dieu de ce succès quand il apprit que son général Apraxin venait de remporter (7) un avantage en Ingrie, à quelques lieues de Narva ; avantage, à la vérité, moins considérable que la victoire de Lesnau ; mais ce concours d’événements heureux fortifiait ses espérances et le courage de son armée.

 

         Charles XII apprit toutes ces funestes nouvelles lorsqu’il était prêt de passer la Desna dans l’Ukraine. Mazeppa vint enfin le trouver : il devait lui amener vingt mille hommes (8) et des provisions immenses ; mais il n’arriva qu’avec deux régiments, et plutôt en fugitif qui demandait du secours, qu’en prince qui venait en donner. Ce Cosaque avait marché en effet avec quinze à seize mille des siens, leur ayant dit d’abord qu’ils allaient contre le roi de Suède, qu’ils auraient la gloire d’arrêter ce héros dans sa marche, et que le czar leur aurait une éternelle obligation d’un si grand service.

 

         A quelques milles de la Desna, il leur déclara enfin son projet ; mais ces braves gens en eurent horreur ; ils ne voulurent point trahir un monarque dont ils n’avaient point à se plaindre, pour un Suédois qui venait à main armée dans leur pays, qui, après l’avoir quitté, ne pourrait plus les défendre, et qui les laisserait à la discrétion des Russes irrités, et des Polonais, autrefois leurs maîtres et toujours leurs ennemis : ils retournèrent chez eux, et donnèrent avis au czar de la défection de leur chef : il ne resta auprès de Mazeppa qu’environ deux régiments dont les officiers étaient à ses gages (9).

 

         Il était encore maître de quelques places dans l’Ukraine, et surtout de Bathurin, lieu de sa résidence, regardée comme la capitale des Cosaques : elle est située près des forêts, sur la rivière de Desna, mais fort loin du champ de bataille où Pierre avait vaincu Levenhaupt. Il y avait toujours quelques régiments russes dans ces quartiers. Le prince Menzikoff fut détaché de l’armée du czar ; il y arriva par de grands détours. Charles ne pouvait garder tous les passages, il ne les connaissait pas même ; il avait négligé de s’emparer du poste important de Strarodoub, qui mène droit à Bathurin, à travers sept ou huit lieues de forêts que la Desna traverse. Son ennemi avait toujours sur lui l’avantage de connaître le pays.Menzikoff passa aisément avec le prince Gallitzin ; on se présenta devant Bathurin (10) ; elle fut prise presque sans résistance, saccagée, et réduite en cendres : un magasin destiné pour le roi de Suède, et les trésors de Mazeppa, furent enlevés ; les Cosaques élurent un autre hetman, nommé Skoropaski, que le czar agréa. Il voulut qu’un appareil imposant fît sentir au peuple l’énormité de la trahison ; l’archevêque de Kiovie et deux autres excommunièrent publiquement Mazeppa ; il fut pendu en effigie (11), et quelques-uns de ses complices moururent par le supplice de la roue (12).

 

         Cependant Charles XII, à la tête d’environ vingt-cinq à vingt-sept mille Suédois, ayant encore reçu les débris de l’armée de Levenhaupt, fortifié de deux ou trois mille hommes que Mazeppa lui avait amenés, et toujours séduit par l’espérance de faire déclarer toute l’Ukraine, passa la Desna loin de Bathurin et près du Borysthène (13), malgré les troupes du czar qui l’entouraient de tous côtés, dont les unes suivaient son arrière-garde, et les autres, répandues au-delà de la rivière, s’opposaient à son passage.

 

         Il marchait, mais par des déserts, et ne trouvait que des villages ruinés et brûlés. Le froid se fit sentir dès le mois de décembre avec une rigueur si excessive, que, dans une de ses marches, près de deux mille hommes tombèrent morts à ses yeux : les troupes du czar souffraient moins, parce qu’elles avaient plus de secours ; celles de Charles, manquant presque de vêtements, étaient plus exposées à l’âpreté de la saison.

 

         Dans cet état déplorable, le comte Piper, chancelier de Suède, qui ne donna jamais que de bons conseils à son maître, le conjura de rester, de passer au moins le temps le plus rigoureux de l’hiver dans une petite ville de l’Ukraine, nommée Romna, où il pourrait se fortifier, et faire quelques provisions par le secours de Mazeppa. Charles répondit qu’il n’était pas homme à s’enfermer dans une ville. Piper alors le conjura de repasser la Desna et le Borysthène, de rentrer en Pologne, d’y donner à ses troupes des quartiers dont elles avaient besoin, de s’aider de la cavalerie légère des Polonais qui lui était absolument nécessaire, de soutenir le roi qu’il avait fait nommer, et de contenir le parti d’Auguste qui commençait à lever la tête. Charles répliqua que ce serait fuir devant le czar, que la saison deviendrait plus favorable, qu’il fallait subjuguer l’Ukraine et marcher à Moscou (14).

 

         Les armées russes et suédoises furent quelques semaines dans l’inaction, tant le froid fut violent au mois de janvier 1709 ; mais dès que le soldat put se servir de ses armes, Charles attaqua tous les petits postes qui se trouvèrent sur son passage. Il fallait envoyer de tous côtés des partis pour chercher des vivres, c’est-à-dire pour aller ravir à vingt lieues à la ronde la subsistance des paysans. Pierre, sans se hâter, veillait sur ses marches, et le laissait se consumer.

 

         Il est impossible au lecteur de suivre la marche des Suédois dans ces contrées ; plusieurs rivières qu’ils passèrent ne se trouvent point dans les cartes : il ne faut pas croire que les géographes connaissent ces pays comme nous connaissons l’Italie, la France et l’Allemagne ; la géographie est encore de tous les arts celui qui a le plus besoin d’être perfectionné ; et l’ambition a jusqu’ici pris plus de soin de dévaster la terre que de la décrire.

 

         Contentons-nous de savoir que Charles enfin traversa toute l’Ukraine, au mois de février, brûlant partout des villages, et en trouvant que les Russes avaient brûlés. Il s’avança au sud-est jusqu’aux déserts arides bordés par les montagnes qui séparent les Tartares Nogaïs, des Cosaques du Tanaïs : c’est à l’orient de ces montagnes que sont les autels d’Alexandre. Il se trouvait donc au-delà de l’Ukraine, dans le chemin que prennent les Tartares pour aller en Russie ; et quand il fut là, il fallut retourner sur ses pas pour subsister : les habitants se cachaient dans des tanières avec leurs bestiaux : ils disputaient quelquefois leur nourriture aux soldats qui venaient l’enlever ; les paysans dont on put se saisir furent mis à mort ; ce sont là, dit-on, les droits de la guerre. Je dois transcrire ici quelques lignes du chapelain Norberg (15). « Pour faire voir, dit-il, combien le roi aimait la justice, nous insérerons un billet de sa main au colonel Hielmen : - Monsieur le colonel, je suis bien aise qu’on ait attrapé les paysans qui ont enlevé un Suédois ; quand on les aura convaincus de leur crime, on les punira suivant l’exigence du cas, en les faisant mourir. CHARLES ; et plus bas, Budis (16) » Tels sont les sentiments de justice et d’humanité du confesseur d’un roi ; mais si les paysans de l’Ukraine avaient pu faire pendre des paysans d’Ostrogothie enrégimentés, qui se croyaient en droit de venir de si loin leur ravir la nourriture de leurs femmes et de leurs enfants, les confesseurs et les chapelains de ces Ukrainiens n’auraient-ils pas pu bénir leur justice ?

 

         Mazeppa négociait depuis longtemps avec les Zaporaviens, qui habitent vers les deux rives du Borysthène, et dont une partie habite les îles de ce fleuve (17). C’est cette partie qui compose ce peuple, sans femmes et sans familles, subsistant de rapines, entassant leurs provisions dans leurs îles pendant l’hiver, et les allant vendre au printemps dans la petite ville de Pultava ; les autres habitent des bourgs à droite et à gauche du fleuve. Tous ensemble choisissent un hetman particulier, et cet hetman est subordonné à celui de l’Ukraine. Celui qui était alors à la tête des Zaporaviens alla trouver Mazeppa : ces deux Barbares s’abouchèrent, faisant porter chacun devant eux une queue de cheval et une massue.

 

         Pour faire connaître ce que c’était que cet hetman des Zaporaviens et son peuple, je ne crois pas indigne de l’histoire de rapporter comment le traité fut fait. Mazeppa donna un grand repas servi avec quelque vaisselle d’argent à l’hetman zaporavien et à ses principaux officiers : quand ces chefs furent ivres d’eau-de-vie, ils jurèrent à table, sur l’Evangile, qu’ils fourniraient des hommes et des vivres à Charles XII ; après quoi ils emportèrent la vaisselle et tous les meubles. Le maître-d’hôtel de la maison courut après eux, et leur remontra que cette conduite ne s’accordait pas avec l’Evangile sur lequel ils avaient juré ; les domestiques de Mazeppa voulurent reprendre la vaisselle : les Zaporaviens s’attroupèrent ; ils vinrent en corps se plaindre à Mazeppa de l’affront inouï qu’on faisait à de si braves gens, et demandèrent qu’on leur livrât le maître-d’hôtel pour le punir selon les lois ; il leur fut abandonné ; et les Zaporaviens, selon les lois, se jetèrent les uns aux autres ce pauvre homme, comme on pousse un ballon ; après quoi on lui plongea un couteau dans le cœur.

 

         Tels furent les nouveaux alliés que fut obligé de recevoir Charles XII ; il en composa un régiment de deux mille hommes, le reste marcha par troupes séparées contre les Cosaques et les Calmoucks du czar, répandus dans ces quartiers.

 

         La petite ville de Pultava, dans laquelle ces Zaporaviens trafiquent, était remplie de provisions, et pouvait servir à Charles d’une place d’armes ; elle est située sur la rivière de Vorskla, assez près d’une chaîne de montagnes qui la dominent au nord ; le côté de l’orient est un vaste désert ; celui de l’occident est plus fertile et plus peuplé. La Vorskla va se perdre à quinze grandes lieues au-dessous dans le Borysthène. On peut aller de Pultava au septentrion gagner le chemin de Moscou, par les défilés qui servent de passage aux Tartares ; cette route est difficile ; les précautions du czar l’avaient rendue presque impraticable ; mais rien ne paraissait impossible à Charles, et il comptait toujours prendre le chemin de Moscou, après s’être emparé de Pultava ; il mit donc le siège devant cette ville au commencement de mai.

 

 

 

 

1 – En russe, Mogilew.

 

2 – Voltaire, comme on le sent, est assez embarrassé ici avec Mazeppa. Il se garde bien de dire, comme dans son Charles XII, que le soi-disant bienfaiteur étant ivre l’avait appelé traître, et menacé de le faire empaler. (G.A.)

 

3 – 11 septembre 1708.

 

4 – En russe, Soeza.

 

5 – Voltaire avait dit quarante mille dans l’Histoire de Charles XII. (G.A.)

 

6 – 7  octobre.

 

7 – 17 septembre.

 

8 – Voltaire avait dit trente mille dans l’Histoire de Charles XII. (G.A.)

 

9 – Voltaire déguise encore ici la vérité pour plaire aux Russes ; car il dit, au contraire, dans son Charles XII, que Mazeppa était arrivé sans forces parce que les Moscovites prévenus avaient taillé en pièces ses Cosaques, roué ses amis, brûlé ses villes, pillé ses trésors, etc. (G.A.)

 

10 – 14 novembre.

 

11 – 22 novembre.

 

12 – Cela vient ici trop tard. (G.A.)

 

13 – 15 novembre.

 

14 – Avoué par le chapelain Norberg, tome II, page 263.

 

15 – Tome II, page 279.

 

16 – Encore un fait dont Voltaire n’a pas jugé à propos d’enrichir son Charles XII.

 

17 – Voyez le chapitre Ier.

 

 

 

 

 

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