HISTOIRE DE RUSSIE - PREMIÈRE PARTIE - Chapitre XI
HISTOIRE DE RUSSIE.
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CHAPITRE XI.
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GUERRE CONTRE LA SUÈDE. BATAILLE DE NARVA.
ANNÉE 1700.
Il s’ouvrait alors une grande scène vers les frontières de la Suède. Une des principales causes de toutes les révolutions qui arrivèrent de l’Ingrie jusqu’à Dresde, et qui désolèrent tant d’Etats pendant dix-huit années, fut l’abus du pouvoir suprême dans Charles XI, roi de Suède, père de Charles XII. On ne peut trop répéter ce fait, il importe à tous les trônes et à tous les peuples. Presque toute la Livonie avec l’Estonie entière avait été abandonnés par la Pologne au roi de Suède, Charles XI, qui succéda à Charles X, précisément pendant le traité d’Oliva : elle fut cédée, comme c’est l’usage, sous la réserve de tous ses privilèges. Charles XI les respecta peu. Jean Reginold Patkul, gentilhomme livonien, vint à Stockholm, en 1692, à la tête de six députés de la province, porter au pied du trône des plaintes respectueuses et fortes (1) : pour toute réponse on mit les six députés en prison, et on condamna Patkul à perdre l’honneur et la vie : il ne perdit ni l’un ni l’autre ; il s’évada, et resta quelque temps dans le pays de Vaud en Suisse. Lorsque depuis il apprit qu’Auguste, électeur de Saxe, avait promis, à son avènement au trône de Pologne, de recouvrer les provinces arrachées au royaume, il courut à Dresde représenter la facilité de reprendre la Livonie, et de se venger sur un roi de dix-sept ans des conquêtes de ses ancêtres.
Dans le même temps, le czar Pierre pensait à se saisir de l’Ingrie et de la Carélie. Les Russes avaient autrefois possédé ces provinces. Les Suédois s’en étaient emparés par le droit de la guerre dans le temps des faux Démétrius : ils les avaient conservées par des traités. Une nouvelle guerre et de nouveaux traités pouvaient les donner à la Russie. Patkul alla de Dresde à Moscou ; et, animant deux monarques à sa propre vengeance, il cimenta leur union, et hâta leurs préparatifs pour saisir tout ce qui est à l’orient et au midi de la Finlande.
Précisément dans le même temps, le nouveau roi de Danemark, Frédéric IV, se liguait avec le czar et le roi de Pologne contre le jeune Charles, qui semblait devoir succomber. Patkul eut la satisfaction d’assiéger les Suédois dans Riga, capitale de la Livonie, et de presser le siège en qualité de général major.
(Septembre.) Le czar fit marcher environ soixante mille hommes vers l’Ingrie. Il est vrai que dans cette grande armée il n’y avait guère que douze mille soldats bien aguerris qu’il avait disciplinés lui-même, tels que ses deux régiments des gardes et quelques autres ; le reste était des milices mal armées ; il y avait quelques Cosaques et des Tartares circassiens ; mais il traînait après lui cent quarante-cinq pièces de canons. Il mit le siège devant Narva, petite ville en Ingrie, qui a un port commode ; et il était très vraisemblable que la place serait bientôt emportée.
Toute l’Europe sait comment Charles XII, n’ayant pas dix-huit ans accomplis, alla attaquer tous ses ennemis l’un après l’autre, descendit dans le Danemark, finit la guerre de Danemark en moins de six semaines, envoya du secours à Riga, en fit lever le siège, et marcha aux Russes devant Narva, au milieu des glaces, au mois de novembre.
Le czar, comptant sur la prise de la ville, était allé à Novogorod (2), amenant avec lui son favori Menzikoff, alors lieutenant dans la compagnie des bombardiers du régiment Préobazinski, devenu depuis feld-maréchal et prince, homme dont la singulière fortune mérite qu’on en parle ailleurs avec plus d’étendue (3).
Pierre laissa son armée et ses instructions pour le siège au prince de Croï, originaire de Flandre, qui depuis peu était passé à son service (4). Le prince Dolgorouki fut le commissaire de l’armée. La jalousie entre ces deux chefs et l’absence du czar furent en partie cause de la défaite inouïe de Narva. Charles XII ayant débarqué à Pernaw en Livonie avec ses troupes au mois d’octobre, s’avance au nord à Revel, défait dans ces quartiers un corps avancé de Russes. Il marche et en bat encore un autre. Les fuyards retournent au camp devant Narva, et y portent l’épouvante. Cependant on était déjà au mois de novembre. Narva, quoique mal assiégée, était prête de se rendre. Le jeune roi de Suède n’avait pas alors avec lui neuf mille hommes, et ne pouvait opposer que dix pièces d’artillerie à cent quarante-cinq canons, dont les retranchements des Russes étaient bordés. Toutes les relations de ce temps-là, tous les historiens sans exception, font monter l’armée russe devant Narva à quatre-vingt mille combattants. Les mémoires qu’on m’a fait tenir disent soixante, d’autres quarante mille : quoi qu’il en soit, il est certain que Charles n’en avait pas neuf mille, et que cette journée est une de celles qui prouvent que les grandes victoires ont souvent été remportées par le plus petit nombre depuis la bataille d’Arbelles.
Charles ne balança pas à attaquer avec sa petite troupe cette armée si supérieure ; et, profitant d’un vent violent et d’une grosse neige que ce vent portait contre les Russes, il fondit dans leurs retranchements (5) à l’aide de quelques pièces de canon avantageusement postées. Les Russes n’eurent pas le temps de se reconnaître au milieu de ce nuage de neige qui leur donnait au visage, foudroyés par les canons qu’ils ne voyaient pas, et n’imaginant point quel petit nombre ils avaient à combattre.
Le duc de Croï voulut donner des ordres, et le prince Dolgorouki ne voulut pas les recevoir. Les officiers russes se soulèvent contre les officiers allemands ; ils massacrent le secrétaire du duc, le colonel Lyon, et plusieurs autres. Chacun quitte son poste ; le tumulte, la confusion, la terreur panique se répand dans toute l’armée. Les troupes suédoises n’eurent alors à tuer que des hommes qui fuyaient. Les uns courent se jeter dans la rivière de Narva, et une foule de soldats y furent noyés ; les autres abandonnaient leurs armes et se mettaient à genoux devant les Suédois. Le duc de Croï, le général Allard, les officiers allemands, qui craignaient plus les Russes soulevés contre eux que les Suédois, vinrent se rendre au comte Steinbock ; le roi de Suède, maître de toute l’artillerie, voit trente mille vaincus à ses pieds, jetant les armes, défilant devant lui, nu-tête. Le knès Dolgorouki et tous les autres généraux moscovites se rendent à lui comme les généraux allemands ; et ce ne fut qu’après s’être rendus qu’ils apprirent qu’ils avaient été vaincus par huit mille hommes. Parmi les prisonniers, se trouva le fils du roi de Géorgie, qui fut envoyé à Stockholm ; on l’appelait Mittelleski (6), czarovitz, fils de czar ; ce qui est une nouvelle preuve que ce titre de czar ou tzar ne tirait point son origine des césars romains.
Du côté de Charles XII, il n’y eut guère que douze cents soldats de tués dans cette bataille. Le journal du czar, qu’on m’a envoyé de Pétersbourg, dit qu’en comptant les soldats qui périrent au siège de Narva et dans la bataille, et qui se noyèrent dans leur fuite, on ne perdit que six mille hommes. L’indiscipline et la terreur firent donc tout dans cette journée. Les prisonniers de guerre étaient quatre fois plus nombreux que les vainqueurs ; et, si on en croit Norberg (7), le comte Piper, qui fut depuis prisonnier des Russes, leur reprocha qu’à cette bataille le nombre des prisonniers avait excédé huit fois celui de l’armée suédoise. Si ce fait était vrai, les Suédois auraient fait soixante-douze mille prisonniers. On voit par-là combien il est rare d’être instruit des détails. Ce qui est incontestable et singulier, c’est que le roi de Suède permit à la moitié des soldats russes de s’en retourner désarmés, et à l’autre moitié de repasser la rivière avec leurs armes (8). Cette étrange confiance rendit au czar des troupes, qui enfin, étant disciplinées, devinrent redoutables (9).
Tous les avantages qu’on peut tirer d’une bataille gagnée, Charles XII les eut : magasins immenses, bateaux de transport chargés de provisions, postes évacués ou pris, tout le pays à la discrétion des Suédois ; voilà quel fut le fruit de la victoire. Narva délivrée, les débris des Russes ne se montrant pas, toute la contrée ouverte jusqu’à Pleskow, le czar parut sans ressource pour soutenir la guerre ; et le roi de Suède, vainqueur en moins d’une année des monarques de Danemark de Pologne, et de Russie, fut regardé comme le premier homme de l’Europe, dans un âge où les autres n’osent encore prétendre à la réputation. Mais Pierre, qui dans son caractère avait une constance inébranlable, ne fut découragé dans aucun de ses projets.
Un évêque de Russie composa une prière (10) à saint Nicolas au sujet de cette défaite ; on la récita dans la Russie. Cette pièce, qui fait voir l’esprit du temps et de quelle ignorance Pierre a tiré son pays, disait que les enragés et épouvantables Suédois étaient des sorciers : on s’y plaignait d’avoir été abandonné par saint Nicolas. Les évêques russes d’aujourd’hui n’écriraient pas de pareilles pièces ; et, sans faire tort à saint Nicolas, on s’aperçut bientôt que c’était à Pierre qu’il fallait s’adresser.
1 – Norberg, chapelain et confesseur de Charles XII, dit dans son histoire « qu’il eut l’insolence de se plaindre des vexations, et qu’on le condamna à perdre l’honneur et la vie. » C’est parler en prêtre du despotisme. Il eût dû savoir qu’on ne peut ôter l’honneur à un citoyen qui fait son devoir.
2 – 18 novembre 1700.
3 – Voltaire n’a point parlé de lui ailleurs. (G.A.)
4 – Voyez l’Histoire de Charles XII, page 454 et suivantes.
5 – 30 novembre.
6 – Dans l’Histoire de Charles XII, livre II, Voltaire l’appelle Artchelou. (G.A.)
7 – Page 439, tome I, édition in-4, à La Haye.
8 – Voyez notre note à ce sujet dans l’Histoire de Charles XII, livre II. (G.A.)
9 – Le chapelain Norberg prétend qu’après la bataille de Narva, le grand Turc écrivit aussitôt une lettre de félicitations au roi de Suède, en ces termes : « Le sultan bassa, par la grâce de Dieu, au roi Charles XII, etc. » La lettre est datée de l’ère de la création du monde. (Voltaire.)
10 – Elle est imprimée dans la plupart des journaux et des pièces de ce temps-là, et se trouve dans l’Histoire de Charles XII. (Voltaire.)