HISTOIRE DE RUSSIE - PREMIÈRE PARTIE - Chapitre IX - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

Photo de PAPAPOUSS

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HISTOIRE DE RUSSIE.

 

 

 

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CHAPITRE IX.

 

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(Partie 2)

 

 

VOYAGES DE PIERRE-LE-GRAND.

 

 

 

 

 

         Tandis qu’il maniait à Sardam le compas et la hache, on lui confirma la nouvelle de la scission de la Pologne, et de la double nomination de l’électeur Auguste et du prince de Conti. Le charpentier de Sardam promit aussitôt trente mille hommes au roi Auguste. Il donnait de son atelier des ordres à son armée d’Ukraine, assemblée contre les Turcs.

 

         Ses troupes, commandées par le général Shein et par le prince Dolgorouki, venaient de remporter une victoire auprès d’Azof, sur les Tartares (1), et même sur un corps de janissaires que le sultan Mustapha leur avait envoyé. Pour lui, il persistait à s’instruire dans plus d’un art ; il allait de Sardam à Amsterdam travailler chez le célèbre anatomiste Ruysch, il faisait des opérations de chirurgie, qui, en un besoin, pouvaient le rendre utile à ses officiers ou à lui-même. Il s’instruisait de la physique naturelle dans la maison du bourgmestre Visten, citoyen recommandable à jamais par son patriotisme, et par l’emploi de ses richesses immenses, qu’il prodiguait en citoyen du monde, envoyant à grands frais des hommes habiles chercher ce qu’il y avait de plus rare dans toutes les parties de l’univers, et frétant des vaisseaux à ses dépens pour découvrir de nouvelles terres.

 

         Peterbas ne suspendit ses travaux que pour aller voir, sans cérémonie, à Utrecht et à la Haye, Guillaume, roi d’Angleterre et stathouder des Provinces-Unies. Le général Le Fort était seul en tiers avec les deux monarques. Il assista ensuite à la cérémonie de l’entrée de ses ambassadeurs, et à leur audience ; ils présentèrent en son nom, aux députés des états, six cents des plus belles martres zibelines ; et les états, outre le présent ordinaire qu’ils leur firent à chacun d’une chaîne d’or et d’une médaille, leur donnèrent trois carrosses magnifiques (2). Ils reçurent les premières visites de tous les ambassadeurs plénipotentiaires qui étaient au congrès de Rysvick, excepté des Français, à qui ils n’avaient pas notifié leur arrivée, non-seulement parce que le czar prenait le parti du roi Auguste contre le prince de Conti, mais parce que le roi Guillaume, dont il cultivait l’amitié, ne voulait point la paix avec la France.

 

         De retour à Amsterdam, il y reprit ses premières occupations, et acheva de ses mains un vaisseau de soixante pièces de canon qu’il avait commencé, et qu’il fit partir pour Archangel, n’ayant pas alors d’autre port sur les mers de l’Océan. Non-seulement il faisait engager à son service des réfugiés français, des Suisses, des Allemands, mais il faisait partir des artisans de toute espèce pour Moscou, et n’envoyait que ceux qu’il avait vus travailler lui-même. Il est très peu de métiers et d’arts qu’il n’approfondît dans les détails : il se plaisait surtout à réformer les cartes des géographes, qui, alors, plaçaient au hasard toutes les positions des villes et des fleuves de ses Etats peu connus. On a conservé la carte sur laquelle il traça la communication de la mer Caspienne et de la mer Noire, qu’il avait déjà projetée, et dont il avait chargé un ingénieur allemand, nommé Brakel. La jonction de ces deux mers était plus facile que celle de l’Océan et de la Méditerranée, exécutée en France ; mais l’idée d’unir la mer d’Azof et la Caspienne effrayait alors l’imagination. De nouveaux établissements dans ce pays lui paraissaient d’autant plus convenables, que ses succès lui donnaient de nouvelles espérances.

 

         Ses troupes remportaient une victoire contre les Tartares, assez près d’Azof (3), et même quelques mois après elles prirent la ville d’Or ou Orkapi, que nous nommons Précop. Ce succès servit à le faire respecter davantage de ceux qui blâmaient un souverain d’avoir quitté ses Etats pour exercer des métiers dans Amsterdam. Ils virent que les affaires du monarque ne souffraient pas des travaux du philosophe voyageur et artisan.

 

         Il continua dans Amsterdam ses occupations ordinaires de constructeur de vaisseaux, d’ingénieur, de géographe, de physicien pratique, jusqu’au milieu de janvier 1698, et alors il partit pour l’Angleterre, toujours à la suite de sa propre ambassade.

 

         Le roi Guillaume lui envoya son yacht et deux vaisseaux de guerre. Sa manière de vivre fut la même que celle qu’il s’était prescrite dans Amsterdam et dans Sardam. Il se logea près du grand chantier à Deptford, et ne s’occupa guère qu’à s’instruire. Les constructeurs hollandais ne lui avaient enseigné que leur méthode et leur routine : il connut mieux l’art en Angleterre ; les vaisseaux s’y bâtissaient suivant des proportions mathématiques. Il se perfectionna dans cette science, et bientôt il en pouvait donner des leçons. Il travailla selon la méthode anglaise à la construction d’un vaisseau, qui se trouva un des meilleurs voiliers de la mer. L’art de l’horlogerie, déjà perfectionné à Londres, attira son attention ; il en connut parfaitement toute la théorie. Le capitaine et ingénieur Perri, qui le suivit de Londres en Russie, dit que depuis la fonderie des canons jusqu’à la filerie des cordes, il n’y eut aucun métier qu’il n’observât, et auquel il ne mît la main, toutes les fois qu’il était dans les ateliers.

 

         On trouva bon, pour cultiver son amitié, qu’il engageât des ouvriers comme il avait fait en Hollande ; mais outre les artisans, il eut ce qu’il n’aurait pas trouvé si aisément à Amsterdam, des mathématiques. Fergusson, Ecossais, bon géomètre, se mit à son service ; c’est lui qui a établi l’arithmétique en Russie, dans les bureaux des finances, où l’on ne se servait auparavant que de la méthode tartare de compter avec des boules enfilées dans du fil d’archal ; méthode qui suppléait à l’écriture, mais embarrassante et fautive, parce qu’après le calcul on ne peut voir si on s’est trompé. Nous n’avons connu les chiffres indiens dont nous nous servons, que par les Arabes, au neuvième siècle ; l’empire de Russie ne les a reçus que mille ans après : c’est le sort de tous les arts ; ils ont fait lentement le tour du monde. Deux jeunes gens de l’école des mathématiques accompagnèrent Fergusson, et ce fut le commencement de l’école de marine que Pierre établit depuis. Il observait et calculait les éclipses avec Fergusson. L’ingénieur Perri, quoique très mécontent de n’avoir pas été assez récompensé, avoue que Pierre s’était instruit dans l’astronomie : il connaissait bien les mouvements des corps célestes, et même les lois de la gravitation qui les dirige. Cette force si démontrée ; et avant le grand Newton si inconnue, par laquelle toutes les planètes pèsent les unes sur les autres, et qui les retient dans leurs orbites, était déjà familière à un souverain de la Russie, tandis qu’ailleurs on se repaissait de tourbillons chimériques, et que dans la patrie de Galilée des ignorants ordonnaient à des ignorants de croire la terre immobile.

 

         Perri partit de son côté pour aller travailler à des jonctions de rivières, à des ponts, à des écluses. Le plan du czar était de faire communiquer par des canaux l’Océan, la mer Caspienne, et la mer Noire.

 

         On ne doit pas omettre que des négociants anglais, à la tête desquels se mit le marquis de Carmathen, amiral, lui donnèrent quinze mille livres sterling pour obtenir la permission de débiter du tabac en Russie. Le patriarche, par une sévérité mal entendue, avait proscrit cet objet de commerce ; l’Eglise russe défendait le tabac comme un péché. Pierre, mieux instruit, et qui parmi tous les changements projetés méditait la réforme de l’Eglise, introduisit ce commerce dans ses Etats.

 

         Avant que Pierre quittât l’Angleterre, le roi Guillaume lui fit donner le spectacle le plus digne d’un tel hôte, celui d’une bataille navale. On ne se doutait pas alors que le czar en livrerait un jour de véritables contre les Suédois, et qu’il remporterait des victoires sur la mer Baltique. Enfin Guillaume lui fit présent du vaisseau sur lequel il avait coutume de passer en Hollande, à la fin de mai 1698. Il amenait avec lui trois capitaines de vaisseau de guerre, vingt-cinq patrons de vaisseau, nommés aussi capitaines, quarante lieutenants, trente pilotes, trente chirurgiens, deux cent cinquante canonniers, et plus de trois cents artisans. Cette colonies d’hommes habiles en tout genre passa de Hollande à Archangel sur le Royal-Transport, et de là fut répandue dans les endroits où leurs services étaient nécessaires. Ceux qui furent engagés à Amsterdam prirent la route de Narva, qui appartenait à la Suède.

 

         Pendant qu’il faisait ainsi transporter les arts d’Angleterre et de Hollande dans son pays, les officiers qu’il avait envoyés à Rome et en Italie engageaient aussi quelques artistes. Son général Sheremetof, qui était à la tête de son ambassade en Italie, allait de Rome à Naples, à Venise, à Malte ; et le czar passa à Vienne avec les autres ambassadeurs. Il avait à voir la discipline guerrière des Allemands après les flottes anglaises et les ateliers de Hollande. La politique avait encore autant de part au voyage que l’instruction. L’empereur était l’allié nécessaire du czar contre les Turcs. Pierre vit Léopold incognito. Les deux monarques s’entretinrent debout pour éviter les embarras du cérémonial.

 

         Il n’y eut rien de marqué dans son séjour à Vienne, que l’ancienne fête de l’hôte et de l’hôtesse que Léopold renouvela pour lui, et qui n’avait point été en usage pendant son règne (4). Cette fête, qui se nomme wurtchafft se célèbre de cette manière. L’empereur est l’hôtelier, l’impératrice l’hôtelière, le roi des Romains, les archiducs, les archiduchesses, sont d’ordinaire les aides, et reçoivent dans l’hôtellerie toutes les nations vêtues à la plus ancienne mode de leur pays ; ceux qui sont appelés à la fête tirent au sort des billets. Sur chacun est écrit le nom de la nation et de la condition qu’on doit représenter. L’un a un billet de mandarin chinois, l’autre de mirza tartare, de satrape persan ou de sénateur romain ; une princesse tire un billet de jardinière ou de laitière ; un prince est paysan ou soldat. On forme des danses convenables à tous ces caractères. L’hôte, l’hôtesse et sa famille servent à table. Telle est l’ancienne institution (5) ; mais dans cette occasion, le roi des Romains, Joseph, et la comtesse de Traun représentèrent les anciens Egyptiens ; l’archiduc Charles et la comtesse de Valstein figuraient les Flamands du temps de Charles-Quint. L’archiduchesse Marie-Elisabeth et le comte de Traun étaient en Tartares ; l’archiduchesse Joséphine avec le comte de Vorkla étaient à la persane ; l’archiduchesse Marianne et le prince Maximilien de Hanovre en paysans de la Nord-Hollande. Pierre s’habilla en paysan de Frise, et on ne lui adressa la parole qu’en cette qualité, en lui parlant toujours du grand czar de Russie. Ce sont de très petites particularités ; mais ce qui rappelle les anciennes mœurs peut, à quelques égards, mériter qu’on en parle.

 

         Pierre était prêt à partir de Vienne pour aller s’instruire à Venise, lorsqu’il eut la nouvelle d’une révolte qui troublait ses Etats.

 

 

 

 

1 – Juillet 1696.

 

2 – Le but de l’ambassade était d’obtenir un secours de soixante vaisseaux de ligne, et de cent galères pour opérer contre la Porte. Les états-généraux rejetèrent la demande. (G.A.)

 

3 – 11 août 1697.

 

4 – Voltaire renouvela lui-même ce divertissement pour Louis XVI et Marie-Antoinette. Voyez, au THÉÂTRE, l’Hôte et l’Hôtesse. (G.A.)

 

5 – Manuscrits de Pétersbourg et de Le Fort.

 

 

 

 

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