HISTOIRE DE RUSSIE - PREMIÈRE PARTIE - Chapitre IX - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

Photo de PAPAPOUSS

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HISTOIRE DE RUSSIE.

 

 

 

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CHAPITRE IX.

 

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(Partie 1)

 

 

VOYAGES DE PIERRE-LE-GRAND.

 

 

 

         Le dessein étant pris de voir tant d’Etats et tant de cours, en simple particulier, il se mit lui-même (1) à la suite de trois ambassadeurs, comme il s’était mis à la suite de ses généraux à son entrée triomphante dans Moscou.

 

         (2) Les trois ambassadeurs étaient le général Le Fort, le boyard Alexis Gollovin, commissaire général des guerres et gouverneur de la Sibérie, le même qui avait signé le traité d’une paix perpétuelle avec les plénipotentiaires de la Chine, sur les frontières de cet empire, et Vonitsin, diak ou secrétaire d’Etat, longtemps employé dans les cours étrangères. Quatre premiers secrétaires, douze gentilshommes, deux pages pour chaque ambassadeur, une compagnie de cinquante gardes avec leurs officiers, tous du régiment Préobasinski, composaient la suite principale de cette ambassade ; il y avait en tout deux cents personnes ; et le czar, se réservant pour tous domestiques un valet de chambre, un homme de livrée, et un nain, se confondait dans la foule. C’était une chose inouïe dans l’histoire du monde, qu’un roi de vingt-cinq ans qui abandonnait ses royaumes pour mieux régner. Sa victoire sur les Turcs et les Tartares, l’éclat de son entrée triomphante à Moscou, les nombreuses troupes étrangères affectionnées à son service, la mort d’Ivan, son frère, la clôture de la princesse Sophie, et plus encore le respect général pour sa personne, devaient lui répondre de la tranquillité de ses Etats pendant son absence. Il confia la régence au boyard Strecknef et au knès Romadonoski, lesquels devaient, dans les affaires importantes, délibérer avec d’autres boyards.

 

         Les troupes formées par le général Gordon restèrent à Moscou pour assurer la tranquillité de la capitale. Les strélitz, qui pouvaient la troubler, furent distribués sur les frontières de la Crimée, pour conserver la conquête d’Azof, et pour réprimer les incursions des Tartares. Ayant ainsi pourvu à tout, il se livrait à son ardeur de voyager et de s’instruire (3).

 

         Ce voyage ayant été l’occasion ou le prétexte de la sanglante guerre qui traversa si longtemps le czar dans tous ses grands projets, et enfin les seconda ; qui détrôna le roi de Pologne Auguste, donna la couronne à Stanislas, et la lui ôta ; qui fit du roi de Suède, Charles XII, le premier des conquérants pendant neuf années, et le plus malheureux des rois pendant neuf autres ; il est nécessaire, pour entrer dans le détail de ces événements, de représenter ici en quelle situation était alors l’Europe.

 

         Le sultan Mustapha II régnait en Turquie. Sa faible administration ne faisait de grands efforts, ni contre l’empereur d’Allemagne, Léopold, dont les armes étaient heureuses en Hongrie, ni contre le czar, qui venait de lui enlever Azof, et qui menaçait le Pont-Euxin, ni même contre Venise, qui enfin s’était emparée de tout le Péloponèse.

 

         Jean Sobieski, roi de Pologne, à jamais célèbre par la victoire de Choczim, et par la délivrance de Vienne, était mort le 17 juin 1696 ; et cette couronne était disputée par Auguste, électeur de Saxe, qui l’emporta, et par Armand, prince de Conti, qui n’eut que l’honneur d’être élu.

 

         La Suède venait de perdre (4) et regrettait peu Charles XI, premier souverain véritablement absolu dans ce pays, père d’un roi qui le fut davantage, et avec lequel s’est éteint le despotisme. Il laissait sur le trône Charles XII, son fils, âgé de quinze ans. C’était une conjoncture favorable en apparence aux projets du czar ; il pouvait s’agrandir sur le golfe de Finlande et vers la Livonie. Ce n’était pas assez d’inquiéter les Turcs sur la mer Noire ; des établissements sur les Palus-Méotides et vers la mer Caspienne ne suffisaient pas à ses projets de marine, de commerce, et de puissance ; la gloire même, que tout réformateur désire ardemment, n’était ni en Perse ni en Turquie ; elle était dans notre partie de l’Europe, où l’on éternise les grands talents en tout genre. Enfin Pierre ne voulait introduire dans ses Etats ni les mœurs turques ni les persanes, mais les nôtres.

 

         L’Allemagne en guerre à la fois avec la Turquie et avec la France, ayant pour ses alliés l’Espagne, l’Angleterre et la Hollande, contre le seul Louis XIV, était prête à conclure la paix, et les plénipotentiaires étaient déjà assemblés au château de Rysvick, auprès de La Haye.

 

         Ce fut dans ces circonstances que Pierre et son ambassade prirent leur route, au mois d’avril 1697, par la grande Novogorod. De là on voyagea par l’Estonie et par la Livonie, provinces autrefois contestées entre les Russes, les Suédois, et les Polonais, et acquises enfin à la Suède par la force des armes.

 

         La fertilité de la Livonie, la situation de Riga, sa capitale, pouvaient tenter le czar ; il eut du moins la curiosité de voir les fortifications des citadelles. Le comte Dahlberg, gouverneur de Riga, en prit de l’ombrage ; il lui refusa cette satisfaction, et parut témoigner peu d’égards pour l’ambassade. Cette conduite ne servit pas à refroidir dans le cœur du czar le désir qu’il pouvait concevoir d’être un jour le maître de ces provinces (5).

 

         De la Livonie on alla dans la Prusse brandebourgeoise, dont une partie a été habitée par les anciens Vandales : la Prusse polonaise avait été comprise dans la Sarmatie d’Europe ; la brandebourgeoise était un pays pauvre, mal peuplé, mais où l’électeur, qui se fit donner depuis le titre de roi, étalait une magnificence nouvelle et ruineuse. Il se piqua de recevoir l’ambassade dans sa ville de Kœnigsberg avec un faste royal. On se fit de part et d’autre les présents les plus magnifiques. Le contraste de la parure française, que la cour de Berlin affectait, avec les longues robes asiatiques des Russes, leur bonnets rehaussés de perles et de pierreries, leurs cimeterres pendants à la ceinture, fit un effet singulier. Le czar était vêtu à l’allemande. Un prince de Géorgie, qui était avec lui, vêtu à la mode des Persans, étalait une autre sorte de magnificence : c’est le même qui fut pris à la journée de Narva, et qui est mort en Suède (6).

 

         Pierre méprisait tout ce faste ; il eût été à désirer qu’il eût également méprisé ces plaisirs de table dans lesquels l’Allemagne mettait alors sa gloire (7). Ce fut dans un de ces repas, trop à la mode alors, aussi dangereux pour la santé que pour les mœurs, qu’il tira son épée contre son favori Le Fort ; mais il témoigna autant de regret de cet emportement passager qu’Alexandre en eut du meurtre de Clytus. Il demanda pardon à Le Fort : il disait qu’il voulait réformer sa nation, et qu’il ne pouvait pas encore se réformer lui-même. Le général Le Fort, dans son manuscrit, loue encore plus le fond du caractère du czar qu’il ne blâme cet excès de colère (8).

 

         L’ambassade passe par la Poméranie, par Berlin ; une partie prend sa route par Magdebourg, l’autre par Hambourg, ville que son grand commerce rendait déjà puissante, mais non pas aussi opulente et aussi sociable qu’elle l’est devenue depuis. On tourne vers Minden ; on passe la Vestphalie, et enfin on arrive par Clèves dans Amsterdam.

 

         Le czar se rendit dans cette ville quinze jours avant l’ambassade ; il logea d’abord dans la maison de la compagnie des Indes, mais bientôt il choisit un petit logement dans les chantiers de l’amirauté. Il prit un habit de pilote, et alla dans cet équipage au village de Sardam, où l’on construisait alors beaucoup plus de vaisseaux encore qu’aujourd’hui. Ce village est aussi grand, aussi peuplé, aussi riche, et plus propre que beaucoup de villes opulentes. Le czar admira cette multitude d’hommes toujours occupés, l’ordre, l’exactitude des travaux, la célérité prodigieuse à construire un vaisseau et à le munir de tous ses agrès, et cette quantité incroyable de magasins et de machines qui rendent le travail plus facile et plus sûr. Le czar commença par acheter une barque à laquelle il fit de ses mains un mât brisé ; ensuite il travailla à toutes les parties de la construction d’un vaisseau, menant la même vie que les artisans de Sardam, s’habillant, se nourrissant comme eux (9), travaillant dans les forges, dans les corderies, dans ces moulins dont la quantité prodigieuse borde le village, et dans lesquels on scie le sapin et le chêne, on tire l’huile, on fabrique le papier, on file les métaux ductiles. Il se fit inscrire dans le nombre des charpentiers, sous le nom de Pierre Mihaeloff. On l’appelait communément maître Pierre (Peterbas) ; et les ouvriers, d’abord interdits d’avoir un souverain pour compagnon, s’y accoutumèrent familièrement (10).

 

 

1 – 1697.

 

2 – Mémoires de Pétersbourg et mémoires de Le Fort.

 

3 – Voltaire oublie de parler d’une tentative de soulèvement avant le départ de Pierre. On coupa les pieds, les mains, la tête aux conspirateurs. (G.A.)

 

4 – Avril 1697.

 

5 – Voltaire passe sous silence quelques détails. Le czar, craignant pour ses jours, se jeta dans une barque pour gagner la Courlande, au risque d’être englouti par le choc des glaçons que charriait la Dwina. (G.A.)

 

6 – Voyez l’Histoire de Charles XII, livre II. (G.A.)

 

7 – Mémoires manuscrits de Le Fort.

 

8 – Dans une lettre à Showalow, Voltaire le prévient qu’il mentionnera cet acte d’un barbare ; mais on voit comme il cherche à l’atténuer. (G.A.)

 

9 – Et s’enivrant avec eux. (G.A.)

 

10 – Bayle et Mirabeau blâment à tort tout ce que fit Pierre à Sardam. « Pierre charpenta, dit avec mépris le dernier, et fit le matelot toute sa vie. » Quant à la familiarité de Pierre avec les ouvriers, elle faisait place souvent aux allures du despotisme. On osait à peine dans ses chantiers, dit-on, enfoncer un clou sans son ordre. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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