HISTOIRE DE RUSSIE - PREMIÈRE PARTIE - Chapitre II - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

Photo de PAPAPOUSS

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HISTOIRE DE RUSSIE.

 

 

 

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CHAPITRE II.

 

 

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RELIGION.

 

 

 

 

         La religion de l’Etat fut toujours, depuis le onzième siècle celle qu’on nomme grecque par opposition à la latine : mais il y avait plus de pays mahométans et de païens que de chrétiens. La Sibérie, jusqu’à la Chine, était idolâtre, et, dans plus d’une province, toute espèce de religion était inconnue.

 

         L’ingénieur Perri et le baron de Stralemberg, qui ont été si longtemps en Russie, disent qu’ils ont trouvé plus de bonne foi et de probité dans les païens que dans les autres : ce n’est pas le paganisme qui les rendait plus vertueux ; mais, menant une vie pastorale, éloignés du commerce des hommes, et vivant comme dans ces temps qu’on appelle le premier âge du monde, exempts de grandes passions, ils étaient nécessairement plus gens de bien.

 

         Le christianisme ne fut reçu que très tard dans la Russie, ainsi que dans tous les autres pays du Nord. On prétend qu’une princesse nommée Olha l’y introduisit à la fin du dixième siècle, comme Clotilde, nièce d’un prince arien, le fit recevoir chez les Francs, la femme d’un Micislas, duc de Pologne, chez les Polonais, et la sœur de l’empereur Henri II, chez les Hongrois. C’est le sort des femmes d’être sensibles aux persuasions des ministres de la religion, et de persuader les autres hommes.

 

         Cette princesse Olha, ajoute-t-on, se fit baptiser à Constantinople : on l’appela Hélène ; et dès qu’elle fut chrétienne, l’empereur Jean Zimiscès ne manqua pas d’en être amoureux. Apparemment qu’elle était veuve. Elle ne voulut point de l’empereur. L’exemple de la princesse Olha ou Olga ne fit pas d’abord un grand nombre de prosélytes : son fils, qui régna longtemps (1), ne pensa point du tout comme sa mère ; mais son petit-fils Vladimir, né d’une concubine, ayant assassiné son frère pour régner, et ayant recherché l’alliance de l’empereur de Constantinople, Basile, ne l’obtint qu’à condition qu’il se ferait baptiser. C’est à cette époque de l’année 987 que la religion grecque commença en effet à s’établir en Russie.

 

         Un patriarche de Constantinople, nommé Chrysoberge, envoya un évêque baptiser Vladimir, pour ajouter à son patriarcat cette partie du monde (2).

 

         Vladimir acheva donc l’ouvrage commencé par son aïeule. Un grec  fut le premier métropolitain de Russie ou patriarche. C’est de là que les Russes ont adopté dans leur langue un alphabet tiré en partie du grec ; ils y auraient gagné, si le fond de leur langue, qui est la slavone, n’était toujours demeuré le même, à quelques mots près qui concernent leur liturgie et leur hiérarchie. Un des patriarches grecs, nommé Jérémie, ayant un procès au divan, et étant venu à Moscou demander des secours, renonça enfin à sa prétention sur les Eglises russes, et sacra patriarche l’archevêque de Novogorod, nommé Job, en 1588 (3).

 

         Depuis ce temps l’Eglise russe fut aussi indépendante que son empire. Il était en effet dangereux, honteux, et ridicule, que l’Eglise russe dépendît d’une Eglise grecque esclave des Turcs. Le patriarche de Russie fut dès lors sacré par les évêques russes, non par le patriarche de Constantinople. Il eut rang dans l’Eglise grecque après celui de Jérusalem ; mais il fut en effet le seul patriarche libre et puissant, et par conséquent le seul réel. Ceux de Jérusalem, de Constantinople, d’Antioche, d’Alexandrie, ne sont que les chefs mercenaires et avilis d’une Eglise esclave des Turcs. Ceux même d’Antioche et de Jérusalem ne sont plus regardés comme patriarches, et n’ont pas plus de crédit que les rabbins des synagogues établies en Turquie.

 

         C’est d’un homme devenu patriarche de toutes les Russies que descendait Pierre-le-Grand en droite ligne (4). Bientôt ces premiers prélats voulurent partager l’autorité des czars, c’était peu que le souverain marchât nu-tête une fois l’an devant le patriarche, en conduisant son cheval par la bride. Ces respects extérieurs ne servent qu’à irriter la soif de la domination. Cette fureur de dominer causa de grands troubles, comme ailleurs.

 

         Le patriarche Nicon, que les moines regardent comme un saint, et qui siégeait du temps d’Alexis, père de Pierre-le-Grand, voulut élever sa chaire au-dessus du trône ; non-seulement il usurpait le droit de s’asseoir dans le sénat à côté du czar, mais il prétendait qu’on ne pouvait faire ni la guerre ni la paix sans son consentement. Son autorité, soutenue par ses richesses et par ses intrigues, par le clergé et par le peuple, tenait son maître dans une espèce de sujétion. Il osa excommunier quelques sénateurs qui s’opposèrent à ses excès ; et enfin Alexis, qui ne se sentait pas assez puissant pour le déposer par sa seule autorité, fut obligé de convoquer un synode de tous les évêques. On l’accusa d’avoir reçu de l’argent des Polonais ; on le déposa ; on le confina pour le reste de ses jours dans un cloître, et les prélats élurent un autre patriarche.

 

         Il y eut toujours, depuis la naissance du christianisme en Russie, quelques sectes, ainsi que dans les autres Etats ; car les sectes sont souvent le fruit de l’ignorance, aussi bien que de la science prétendue. Mais la Russie est le seul grand Etat chrétien où la religion n’ait pas excité de guerres civiles, quoiqu’elle ait produit quelques tumultes.

 

         La secte de ces raskolnikis, composé aujourd’hui d’environ deux mille mâles, et de laquelle il est fait mention dans le dénombrement, est la plus ancienne : elle s’établit, dès le douzième siècle, par des zélés qui avaient quelque connaissance du Nouveau Testament ; ils eurent et ont encore la prétention de tous les sectaires, celle de le suivre à la lettre, accusant tous les autres chrétiens de relâchement, ne voulant point souffrir qu’un prêtre qui a bu de l’eau-de-vie confère le baptême, assurant avec Jésus-Christ qu’il n’y a ni premier ni dernier parmi les fidèles, et surtout qu’un fidèle peut se tuer pour l’amour de son Sauveur. C’est, selon eux, un très grand péché de dire alléluia trois fois ; il ne faut le dire que deux, et ne donner jamais la bénédiction qu’avec trois doigts. Nulle société, d’ailleurs, n’est ni plus réglée ni plus sévère dans ses mœurs : ils vivent comme les quakers, mais ils n’admettent point comme eux les autres chrétiens dans leurs assemblées ; c’est ce qui fait que les autres leur ont imputé toutes les abominations dont les païens accusèrent les premiers Galiléens, dont ceux-ci chargèrent les gnostiques, dont les catholiques ont chargé les protestants. On leur a souvent imputé d’égorger un enfant, de boire son sang, et de se mêler ensemble dans leurs cérémonies secrètes, sans distinction de parenté, d’âge, ni même de sexe. Quelquefois on les a persécutés : ils se sont alors enfermés dans leur bourgades, ont mis le feu à leurs maisons, et se sont jetés dans les flammes. Pierre a pris avec eux le seul parti qui puisse les ramener, celui de les laisser vivre en paix.

 

         Au reste, il n’y a, dans un si vaste empire, que vingt-huit sièges épiscopaux ; et du temps de Pierre, on n’en comptait que vingt-deux : ce petit nombre était peut-être une des raisons qui avaient tenu l’Eglise russe en paix. Cette Eglise, d’ailleurs, était si peu instruite, que le czar Fœdor, frère de Pierre-le-Grand, fut le premier qui introduisit le plain-chant chez elle.

 

         Fœdor, et surtout Pierre, admirent indifféremment dans leurs armées et dans leurs conseils ceux du rite grec, latin, luthérien, calviniste : ils laissèrent à chacun la liberté de servir Dieu suivant sa conscience, pourvu que l’Etat fût bien servi. Il n’y avait, dans cet empire de deux mille lieues de longueur, aucune Eglise latine. Seulement, lorsque Pierre eut établi de nouvelles manufactures dans Astracan, il y eut environ soixante familles catholiques dirigées par des capucins ; mais quand les jésuites voulurent s’introduire dans ses Etats, il les en chassa par un édit, au mois d’avril 1718. Il souffrait les capucins comme des moines sans conséquence, et regardait les jésuites comme des politiques dangereux. Ces jésuites s’étaient établis en Russie en 1685 ; ils furent expulsés quatre ans après ; ils revinrent encore, et furent encore chassés (5).

 

         L’Eglise grecque est flattée de se voir étendue dans un empire de deux mille lieues, tandis que la romaine n’a pas la moitié de ce terrain en Europe. Ceux du rite grec ont voulu surtout conserver dans tous temps leur égalité avec ceux du rite latin, et ont toujours craint le zèle de l’Eglise de Rome, qu’ils ont pris pour de l’ambition, parce qu’en effet l’Eglise romaine, très resserrée dans notre hémisphère, et se disant universelle, a voulu remplir ce grand titre.

 

         Il n’y a jamais eu en Russie d’établissement pour les Juifs, comme ils en ont dans tous les Etats de l’Europe depuis Constantinople jusqu’à Rome. Les Russes ont toujours fait leur commerce par eux-mêmes, et par les nations établies chez eux. De toutes les Eglises grecques, la leur est la seule qui ne voie pas des synagogues à côté de ses temples.

 

 

 

1 – On l’appelait Sviatolslaf.

 

2 – Tiré d’un manuscrit particulier, intitulé : Du Gouvernement ecclésiastique de Russie. (Voltaire.)

 

3 – Au lieu de cette dernière phrase, Voltaire, dans la première édition, parlait du patriarche Photius, qu’il faisait par inadvertance contemporain de la princesse Olha. (G.A.)

 

4 – « C’est juste, remarqua le Russe Lomonosoff, à qui l’on soumettait le manuscrit de Voltaire avant l’impression ; mais Pierre-le-Grand ne fut pas tzar par la raison que son grand-père avait été patriarche. » (G.A.)

 

5 – Et ils furent encore chassés en 1816. (G.A.)

 

 

 

 

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