HISTOIRE DE RUSSIE - PREMIÈRE PARTIE - Chapitre I - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

Photo de PAPAPOUSS

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HISTOIRE DE RUSSIE.

 

 

 

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DESCRIPTION DE LA RUSSIE.

 

 

 

 

 

DU GOUVERNEMENT DE LA SIBÉRIE, DES SAMOÏÉDES,

DES OSTIAKS, DU KAMTSCHATKA, etc.

 

(Partie 2)

 

 

 

 

 

 

         Des mémoires récents m’apprennent que ce peuple sauvage a aussi ses théologiens, qui font descendre les habitants de cette presqu’île d’une espèce d’être supérieur qu’ils appellent Kouthou. Ces mémoires disent qu’ils ne lui rendent aucun culte, qu’ils ne l’aiment ni ne le craignent.

 

         Ainsi ils auraient une mythologie, et ils n’ont point de religion ; cela pourrait être vrai, et n’est guère vraisemblable : la crainte est l’attribut naturel des hommes. On prétend que dans leurs absurdités ils distinguent des choses permises et des choses défendues : ce qui est permis, c’est de satisfaire toutes ses passions ; ce qui est défendu, c’est d’aiguiser un couteau ou une hache quand on est en voyage, et de sauver un homme qui se noie. Si en effet c’est un péché parmi eux de sauver la vie à son prochain, ils sont en cela différents de tous les hommes, qui courent par instinct au secours de leurs semblables, quand l’intérêt ou la passion ne corrompt pas en eux ce penchant naturel. Il semble qu’on ne pourrait parvenir à faire un crime d’une action si commune et si nécessaire qu’elle n’est pas même une vertu, que par une philosophie également fausse et superstitieuse, qui persuaderait qu’il ne faut pas s’opposer à la Providence, et qu’un homme destiné par le ciel à être noyé ne doit pas être secouru par un homme ; mais les Barbares sont bien loin d’avoir même une fausse philosophie.

 

         Cependant ils célèbrent, dit-on, une grande fête, qu’ils appellent dans leur langage d’un mot qui signifie purification ; mais de quoi se purifient-ils si tout leur est permis ? et pourquoi se purifient-ils s’ils ne craignent ni n’aiment leur dieu Kouthou ?

 

         Il y a sans doute des contradictions dans leurs idées, comme dans celles de presque tous les peuples ; les leurs sont un défaut d’esprit, et les nôtres en sont un abus ; nous avons beaucoup plus de contradictions qu’eux, parce que nous avons plus raisonné.

 

         Comme ils ont une espèce de dieu, ils ont aussi des démons ; enfin, il y a parmi eux des sorciers, ainsi qu’il y en a toujours eu chez toutes les nations les plus policées. Ce sont les vieilles qui sont sorcières dans le Kamtschatka, comme elles l’étaient parmi nous avant que la saine physique nous éclairât. C’est donc partout l’apanage de l’esprit humain d’avoir des idées absurdes, fondées sur notre curiosité et sur notre faiblesse. Les Kamtschatkales ont aussi des prophètes qui expliquent les songes ; et il n’y a pas longtemps que nous n’en avons plus.

 

         Depuis que la cour de Russie a assujetti ces peuples en bâtissant cinq forteresses dans leur pays, on leur a annoncé la religion grecque. Un gentilhomme russe très instruit m’a dit qu’une de leurs grandes objections était que ce culte ne pouvait être fait pour eux, puisque le pain et le vin sont nécessaires à nos mystères, et qu’ils ne peuvent avoir ni pain ni vin dans leur pays.

 

         Ce peuple d’ailleurs mérite peu d’observations ; je n’en ferai qu’une : c’est que, si on jette les yeux sur les trois quarts de l’Amérique, sur toute la partie méridionale de l’Afrique, sur le Nord, depuis la Laponie jusqu’aux mers du Japon, on trouve que la moitié du genre humain n’est pas au-dessus des peuples du Kamtschatka (1).

 

         D’abord, un officier cosaque alla par terre de la Sibérie au Kamtschatka, en 1701, par ordre de Pierre, qui, après la malheureuse journée de Narva, étendait encore ses soins d’un bord du continent à l’autre. Ensuite, en 1725, quelque temps avant que la mort le surprît au milieu de ses grands projets, il envoya le capitaine Béring, Danois, avec ordre exprès d’aller par la mer du Kamtschatka sur les terres de l’Amérique, si cette entreprise était praticable. Béring ne put réussir dans sa première navigation. L’impératrice Anne l’y envoya encore en 1733. Spengenberg, capitaine de vaisseau, associé à ce voyage, partit le premier du kamtschatka ; mais il ne put se mettre en mer qu’en 1739, tant il avait fallu de temps pour arriver au port où l’on s’embarqua, pour y construire des vaisseaux, pour les gréer et les fournir des choses nécessaires. Spengenberg pénétra jusqu’au nord du Japon par un détroit que forme une longue suite d’îles, et revint sans avoir découvert que ce passage.

 

         En 1741, Béring courut cette mer accompagné de l’astronome Delisle de La Croyère, de cette famille Delisle qui a produit de si savants géographes ; un autre capitaine allait de son côté à la découverte. Béring et lui atteignirent les côtes de l’Amérique, au nord de la Californie. Ce passage, si longtemps cherché par les mers du nord, fut donc enfin découvert (2) ; mais on ne trouva nul secours sur ces côtes désertes. L’eau douce manqua ; le scorbut fit périr une partie de l’équipage : on vit, l’espace de cent milles, les rivages septentrionaux de la Californie ; on aperçut des canots de cuir qui portaient des hommes semblables aux Canadiens. Tout fut infructueux, Béring mourut dans une île à laquelle il donna son nom. L’autre capitaine, se trouvant plus près de la Californie, fit descendre à terre dix hommes de son équipage, ils ne reparurent plus. Le capitaine fut forcé de regagner le Kamtschatka après les avoir attendus inutilement, et Delisle expira en descendant à terre. Ces désastres sont la destinée de presque toutes les premières tentatives sur les mers septentrionales. On ne sait pas encore quel fruit on tirera de ces découvertes si pénibles et si dangereuses.

 

         Nous avons marqué tout ce qui compose en général la domination de la Russie depuis la Finlande à la mer du Japon. Toutes les grandes parties de cet empire ont été unies en divers temps, comme dans tous les autres royaumes du monde. Des Scythes, des Huns, des Massagètes, des Slavons, des Cimbres, des Gètes, des Sarmates, sont aujourd’hui les sujets des czars : les Russes proprement dits sont les anciens Roxelans ou Slavons.

 

         Si l’on y fait réflexion, la plupart des autres Etats sont ainsi composés. La France est un assemblage de Goths, de Danois appelés Normands, de Germains septentrionaux appelés Bourguignons, de Francs, d’Allemands, de quelques Romains mêlés aux anciens Celtes. Il y a dans Rome et dans l’Italie beaucoup de familles descendues des peuples du Nord, et l’on n’en connaît aucune des anciens Romains. Le souverain pontife est souvent le rejeton d’un Lombard, d’un Goth, d’un Teuton, ou d’un Cimbre. Les Espagnols sont une race d’Arabes, de Carthaginois, de Juifs, de Tyriens, de Visigoths, de Vandales incorporés avec les habitants du pays. Quand les nations se sont ainsi mêlées, elles sont longtemps à se civiliser, et même à former leur langage : les unes se policent plus tôt, les autres plus tard. La police et les arts s’établissent si difficilement, les révolutions ruinent si souvent l’édifice commencé, que si l’on doit s’étonner, c’est que la plupart des nations ne vivent pas en Tartares.

 

 

 

1 – Les sept alinéas précédents sont de 1763. Ils faisaient alors partie de la Préface au lecteur. En 1759, Voltaire disait en une ligne : « Les habitants (du Kamtschatka) étaient absolument sans religion quand on l’a découvert. » (G.A.)

 

2 – La découverte importante de Béring et celle du détroit qui porte son nom, et qui sépare l’Asie de l’Amérique vers le soixante-septième degré de latitude nord ; point essentiel de géographie, jusqu’alors très problématique, et qu’il a le premier constaté d’une manière certaine. (Note de feu Decroix.)

 

 

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