HISTOIRE DE RUSSIE - PREMIÈRE PARTIE - Chapitre I - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

HISTOIRE DE RUSSIE - PREMIÈRE PARTIE - Chapitre I - Partie 8

 

 

HISTOIRE DE RUSSIE.

 

 

 

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DESCRIPTION DE LA RUSSIE.

 

 

 

 

 

DU GOUVERNEMENT DE LA SIBÉRIE, DES SAMOÏÉDES,

DES OSTIAKS, DU KAMTSCHATKA, etc.

 

(Partie 1)

 

         Des frontières des provinces d’Archangel, de Résan, d’Astracan, s’étend à l’orient la Sibérie avec les terres ultérieures jusqu’à la mer du Japon ; elle touche au midi de la Russie par le mont Caucase ; de là au pays de Kamtschatka, on compte environ douze cents lieues de France ; et de la Tartarie septentrionale, qui lui sert de limite, jusqu’à la mer Glaciale, on en compte environ quatre cents, ce qui est la moindre largeur de l’empire. Cette contrée produit les plus riches fourrures, et c’est ce qui servit à en faire la découverte en 1563. Ce ne fut pas sous le czar Fœdor Ivanovitz, mais sous Ivan Basilides au seizième siècle, qu’un particulier des environs d’Archangel, nommé Anika, homme riche pour son état et pour son pays, s’aperçut que des hommes d’une figure extraordinaire, vêtus d’un manière jusqu’alors inconnue dans ce canton, et parlant une langue que personne n’entendait, descendaient tous les ans une rivière qui tombe dans la Duina (1), et venaient apporter au marché des martres et des renards noirs qu’ils troquaient pour des clous et des morceaux de verre, comme les premiers sauvages de l’Amérique donnaient leur or aux Espagnols ; il les fit suivre par ses enfants et par ses valets jusque dans leur pays. C’étaient des Samoïèdes, peuples qui paraissent semblables aux Lapons, mais qui ne sont pas de la même race. Ils ignorent comme eux l’usage du pain ; ils ont comme eux le secours des rangifères ou rennes, qu’ils attellent à leurs traîneaux. Ils vivent dans des cavernes, dans des huttes au milieu des neiges : mais d’ailleurs la nature a mis entre cette espèce d’hommes et celle des Lapons des différences très marquées. On assure que leur mâchoire supérieure est plus avancée au niveau de leur nez, et que leurs oreilles sont plus rehaussées. Les hommes et les femmes n’ont de poil que sur la tête ; le mamelon est d’un noir d’ébène. Les Lapons et les Lapones ne sont marqués à aucun de ces signes. On m’a averti, par des mémoires envoyés de ces contrées si peu connues, qu’on s’est trompé dans la belle Histoire naturelle du jardin du roi (2), lorsqu’en parlant de tant de choses curieuses concernant la nature humaine, on a confondu l’espèce des Lapons avec l’espèce des Samoïèdes. Il y a beaucoup plus de races d’hommes qu’on ne pense. Celle des Samoïèdes et des Hottentots paraissent les deux extrêmes de notre continent ; et si l’on fait attention aux mamelles noires des femmes Samoïèdes, et au tablier que la nature a donné aux Hottentots, qui descend, dit-on, à la moitié de leurs cuisses, on aura quelque idée des variétés de notre espèces animale ; variétés ignorées dans nos villes, où presque tout est inconnu, hors ce qui nous environne.

 

         Les Samoïèdes ont dans leur morale des singularités aussi grandes qu’en physique : ils ne rendent aucun culte à l’Être suprême ; ils approchent du manichéisme, ou plutôt de l’ancienne religion des mages, en ce seul point qu’ils reconnaissent un bon et un mauvais principe. Le climat horrible qu’ils habitent semble en quelque manière excuser cette créance si ancienne chez tant de peuples, et si naturelle aux ignorants et aux infortunés.

 

         On n’entend parler chez eux ni de larcins ni de meurtres : étant presque sans passions, ils sont sans injustice. Il n’y a aucun terme dans leur langue pour exprimer le vice et la vertu. Leur extrême simplicité ne leur a pas encore permis de former des notions abstraites ; le sentiment seul les dirige ; et c’est peut-être une preuve incontestable que les hommes aiment la justice par instinct, quand leurs passions funestes ne les aveuglent pas.

 

         On persuada quelques-uns de ces sauvages de se laisser conduire à Moscou. Tout les y frappa d’admiration. Ils regardèrent l’empereur comme leur dieu, et se soumirent à lui donner tous les ans une offrande de deux martres zibelines par habitant. On établit bientôt quelques colonies au-delà de l’Oby et de l’Irtis (2) ; on y bâtit même des forteresses. Un Cosaque fut envoyé dans le pays en 1595, et le conquit pour les czars avec quelques soldats et quelque artillerie, comme Cortès subjugua le Mexique : mais il ne conquit guère que des déserts.

 

         En remontant l’Oby, à la jonction de la rivière d’Irtis avec celle de Tobolsk, on trouva une petite habitation dont on a fait la ville de Tobolsk, capitale de la Sibérie, aujourd’hui considérable. Qui croirait que cette contrée a été longtemps le séjour de ces mêmes Huns venaient du nord de la Chine ? Les Tartares Usbecks ont succédé aux Huns, et les Russes aux Usbecks. On s’est disputé ces contrées sauvages, ainsi qu’on s’est exterminé pour les plus fertiles. La Sibérie fut autrefois plus peuplée qu’elle ne l’est, surtout vers le midi ; on en juge par des tombeaux et par des ruines.

 

         Toute cette partie du monde, depuis le soixantième degré ou environ jusqu’aux montagnes éternellement glacées qui bornent les mers du Nord, ne ressemble en rien aux régions de la zone tempérée ; ce ne sont ni les mêmes plantes, ni les mêmes animaux sur la terre, ni les mêmes poissons dans les lacs et dans les rivières.

 

         Au-dessous de la contrée des Samoïèdes est celle des Ostiaks, le long du fleuve Oby. Ils ne tiennent en rien des Samoïèdes, sinon qu’ils sont, comme eux et comme tous les premiers hommes, chasseurs, pasteurs, et pêcheurs : les uns sans religion, parce qu’ils ne sont pas rassemblés ; les autres, qui composent des hordes, ayant une espèce de culte, faisant des vœux au principal objet de leurs besoins ; ils adorent, dit-on, une peau de mouton, parce que rien ne leur est plus nécessaire que ce bétail ; de même que les anciens Egyptiens agriculteurs choisissaient un bœuf, pour adorer dans l’emblème de cet animal la divinité qui l’a fait naître pour l’homme. Quelques auteurs prétendent que ces Ostiaks adorent une peau d’ours, attendu qu’elle est plus chaude que celle de mouton ; il se peut qu’ils n’adorent ni l’une ni l’autre.

 

         Les Ostiaks ont aussi d’autres idoles dont ni l’origine ni le culte ne méritent pas plus notre attention que leurs adorateurs. On a fait chez eux quelques chrétiens, vers l’an 1712 ; ceux-là sont chrétiens comme nos paysans les plus grossiers, sans savoir ce qu’ils sont. Plusieurs auteurs prétendent que ce peuple est originaire de la grande Permie ; mais cette grande Permie est presque déserte : pourquoi ses habitants se seraient-ils établis si loin et si mal ? Ces obscurités ne valent pas nos recherches. Tout peuple qui n’a point cultivé les arts dit être condamné à être inconnu.

 

         C’est surtout chez ces Ostiaks, chez les Burates, et les Jakutes, leurs voisins, qu’on trouve souvent dans la terre de cet ivoire dont on n’a jamais pu savoir l’origine : les uns le croient un ivoire fossile ; les autres, les dents d’une espèce d’éléphant dont la race est détruite. Dans quel pays ne trouve-t-on pas des productions de la nature qui étonnent, et qui confondent la philosophie ?

 

         Plusieurs montagnes de ces contrées sont remplies de cet amiante, de ce lin incombustible dont on fait tantôt de la toile, tantôt une espèce de papier.

 

         Au midi des Ostiaks sont les Burats, autre peuple qu’on n’a pas encore rendu chrétien. A l’est il y a plusieurs hordes qu’on n’a pu entièrement soumettre. Aucun de ces peuples n’a la moindre connaissance du calendrier. Ils comptent par neiges, et non par la marche apparente du soleil : comme il neige régulièrement et longtemps chaque hiver, ils disent je suis âgé de tant de neiges, comme nous disons j’ai tant d’années.

 

         Je dois rapporter ici ce que raconte l’officier suédois Stralemberg, qui, ayant été pris à Pultava, passa quinze ans en Sibérie, et la parcourut toute entière ; il dit qu’il y a encore des restes d’un ancien peuple dont la peau est bigarrée et tachetée ; qu’il a vu des hommes de cette race ; et ce fait m’a été confirmé par des Russes nés à Tobolk. Il semble que la variété des espèces humaines ait beaucoup diminué ; on trouve peu de ces races singulières que probablement les autres ont exterminées : par exemple, il y a très peu de ces Maures blancs ou de ces Albinos, dont un a été présenté à l’Académie des sciences de Paris (3), et que j’ai vu. Il en est ainsi de plusieurs animaux dont l’espèce est très rare.

 

         Quant aux Borandiens, dont il est parlé souvent dans la savante Histoire du jardin du roi de France, mes mémoires disent que ce peuple est absolument inconnu.

 

         Tout le midi de ces contrées est peuplé de nombreuses hordes de Tartares. Les anciens Turcs sont sortis de cette Tartarie pour aller subjuguer tous les pays dont ils sont aujourd’hui en possession. Les Calmoucks, les Monguls, sont ces mêmes Scythes qui, conduits par Madiès, s’emparèrent de la Haute-Asie, et vainquirent le roi des Mèdes, Cyaxares. Ce sont eux que Gengis-kan et ses enfants menèrent depuis jusqu’en Allemagne, et qui formèrent l’empire du Mogol sous Tamerlan. Ces peuples sont un grand exemple des changements arrivés chez toutes les nations. Quelques-unes de leurs hordes, loin d’être redoutables, sont devenues vassales de la Russie.

 

         Telle est une nation de Calmoucks qui habite entre la Sibérie et la mer Caspienne. C’est là qu’on a trouvé, en 1720, une maison souterraine de pierre, des urnes, des lampes, des pendants d’oreilles, une statue équestre d’un prince oriental portant un diadème sur sa tête, deux femmes assises sur des trônes, un rouleau de manuscrits envoyé par Pierre-le-Grand  à l’Académie des inscriptions de Paris, et reconnu pour être en langue du Thibet : tous témoignages singuliers que les arts ont habité ce pays aujourd’hui barbare, et preuves subsistantes de ce qu’a dit Pierre-le-Grand plus d’une fois, que les arts avaient fait le tour du monde.

 

         La dernière province est le Kamtschatka, le pays le plus oriental du continent. Le nord de cette contrée fournit aussi de belles fourrures ; les habitants s’en revêtaient l’hiver, et marchaient nus l’été. On fut surpris de trouver dans les parties méridionales des hommes avec de longues barbes, tandis que dans les parties septentrionales, depuis le pays des Samoïèdes jusqu’à l’embouchure du fleuve Amour ou Amur, les hommes n’ont pas plus de barbe que les Américains. C’est ainsi que dans l’empire de Russie il y a plus de différentes espèces, plus de singularités plus de mœurs différentes que dans aucun pays de l’univers.

 

 

 

1 – Mémoires envoyés de Pétersbourg. (G.A.)

 

2 – Par Buffon.

 

3 – En 1744. Les Albinos ne sont pas une race particulière, ainsi que nous l’avons déjà remarqué dans l’Introduction à l’Essai sur les mœurs, où Voltaire a reproduit quelques-unes des idées qu’on trouve dans ce paragraphe. (G.A.)

 

 

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