HISTOIRE DE RUSSIE - PREMIÈRE PARTIE - Chapitre I - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

Photo de PAPAPOUSS

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HISTOIRE DE RUSSIE.

 

 

 

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DESCRIPTION DE LA RUSSIE.

 

 

 

LAPONIE RUSSE ; DU GOUVERNEMENT D’ARCHANGEL.

 

 

 

         A l’occident d’Archangel et dans son gouvernement est la Laponie russe, troisième partie de cette contrée ; les deux autres appartiennent à la Suède et au Danemark. C’est un très grand pays, qui occupe environ huit degrés de longitude, et qui s’étend en latitude du cercle polaire au cap Nord. Les peuples qui l’habitent étaient confusément connus de l’antiquité sous le nom de Troglodytes et de Pygmées septentrionaux ; ces noms convenaient en effet à des hommes hauts pour la plupart de trois coudées, et qui habitent des cavernes ; ils sont tels qu’ils étaient alors : d’une couleur tannée, quoique les autres peuples septentrionaux soient blancs ; presque tous petits, tandis que leurs voisins et les peuples d’Islande, sous le cercle polaire, sont d’une haute stature ; ils semblent faits pour leur pays montueux, agiles, ramassés, robustes, la peau dure pour mieux résister au froid ; les cuisses, les jambes déliées, les pieds menus pour courir plus légèrement au milieu des rochers dont leur terre est toute couverte ; aimant passionnément leur patrie, qu’eux seuls peuvent aimer, et ne pouvant même vivre ailleurs. On a prétendu, sur la foi d’Olaüs, que ces peuples étaient originaires de Finlande, et qu’ils se sont retirés dans la Laponie, où leur taille a dégénéré. Mais pourquoi n’auraient-ils pas choisi des terres moins au nord, où la vie eût été plus commode ? pourquoi leur visage, leur figure, leur couleur, tout diffère-t-il entièrement de leurs prétendus ancêtres ? Il serait peut-être aussi convenable de dire que l’herbe qui croît en Laponie vient de l’herbe du Danemark, et que les poissons particuliers à leur lacs viennent des poissons de Suède. Il y a grande apparence que les Lapons sont indigènes, comme leurs animaux sont une production de leur pays, et que la nature les a faits les uns pour les autres.

 

         Ceux qui habitent vers la Finlande ont adopté quelques expressions de leurs voisins, ce qui arrive à tous les peuples ; mais quand deux nations donnent aux choses d’usage, aux objets qu’elles voient sans cesse, des noms absolument différents, c’est une grande présomption qu’un de ces peuples n’est pas une colonie de l’autre. Les Finlandais appellent un ours karu, et les Lapons muriet ; le soleil, en finlandais, se nomme auringa ; en langue lapone, beve. Il n’y a là aucune analogie. Les habitants de Finlande et de la Laponie suédoise ont adoré autrefois une idole qu’ils nommaient Iumalac ; et depuis le temps de Gustave-Adolphe, auquel ils doivent le nom de luthériens, ils appellent Jésus-Christ le fils d’Iumalac. Les Lapons moscovites sont aujourd’hui censés de l’Eglise grecque ; mais ceux qui errent vers les montagnes septentrionales du cap Nord se contentent d’adorer un Dieu sous quelques formes grossières, ancien usage de tous les peuples nomades.

 

         Cette espèce d’hommes peu nombreuse a très peu d’idées, et ils sont heureux de n’en avoir pas davantage ; car alors ils auraient de nouveaux besoins qu’ils ne pourraient satisfaire ; ils vivent contents et sans maladie, en ne buvant guère que de l’eau dans le climat le plus froid, et arrive à une longue vieillesse. La coutume qu’on leur imputait de prier les étrangers de faire à leurs femmes et à leurs filles l’honneur de s’approcher d’elles vient probablement du sentiment de la supériorité qu’ils reconnaissaient dans ces étrangers, en voulant qu’ils pussent servir à corriger les défauts de leur race. C’était un usage établi chez les peuples vertueux de Lacédémone. Un époux priait un jeune homme bien fait de lui donner de beaux enfants qu’il pût adopter. La jalousie et les lois empêchent les autres hommes de donner leurs femmes ; mais les Lapons étaient presque sans lois et probablement n’étaient point jaloux.

 

 

 

 

 

MOSCOU.

 

 

 

         Quand on a remonté la Duina du nord au sud, on arrive au milieu des terres à Moscou, la capitale de l’empire. Cette ville fut longtemps le centre des Etats russes, avant qu’on se fût étendu du côté de la Chine et de la Perse.

 

         Moscou, situé par le 55e degré et demi de latitude, dans un terrain moins froid et plus fertile que Pétersbourg, est au milieu d’une vaste et belle plaine, sur la rivière de Moska (1) et de deux autres petites qui se perdent avec elle dans l’Occa, et vont ensuite grossir le fleuve du Volga. Cette ville n’était, au treizième siècle, qu’un assemblage de cabanes peuplées de malheureux opprimés par la race de Gengis-kan.

 

         Le Kremelin, qui fut le séjour des grands-ducs, n’a été bâti qu’au quatorzième siècle, tant les villes ont peu d’antiquité dans cette partie du monde. Ce Kremelin fut construit par des architectes italiens, ainsi que plusieurs églises, dans ce goût gothique qui était alors celui de toute l’Europe ; il y en a deux du célèbre Aristote, de Bologne, qui florissait au quinzième siècle ; mais les maisons des particuliers n’étaient que des huttes de bois.

 

         Le premier écrivain qui nous fit connaître Moscou est Oléarius (2), qui, en 1633, accompagna une ambassade d’un duc de Holstein, ambassade aussi vaine dans sa pompe qu’inutile dans son objet. Un Holstenois devait être frappé de l’immensité de Moscou, de ses cinq enceintes, du vaste quartier des czars et d’une splendeur asiatique qui régnait alors à cette cour. Il n’y avait rien de pareil en Allemagne, nulle ville à beaucoup près aussi vaste, aussi peuplée.

 

         Le comte de Carlisle, au contraire, ambassadeur de Charles II, en 1663, auprès du czar Alexis, se plaint, dans sa relation, de n’avoir trouvé ni aucune commodité de la vie dans Moscou, ni hôtellerie dans la route, ni secours d’aucune espèce. L’un jugeait comme un Allemand du Nord, l’autre comme un Anglais, et tous deux par comparaison. L’Anglais fut révolté de voir que la plupart des boyards avaient pour lit des planches ou des bancs, sur lesquels on étendait une peau ou une couverture ; c’est l’usage antique de tous les peuples ; les maisons, presque toutes de bois, étaient sans meubles, presque toutes les tables à manger sans linge ; point de pavé dans les rues, rien d’agréable et de commode, très peu d’artisans, encore étaient-ils grossiers et ne travaillaient qu’aux ouvrages indispensables. Ces peuples auraient paru des Spartiates s’ils avaient été sobres.

 

         Mais la cour, dans les jours de cérémonie, paraissait celle d’un roi de Perse. Le comte de Carlisle dit qu’il ne vit qu’or et pierreries sur les robes du czar et de ses courtisans : ces habits n’étaient pas fabriqués dans le pays ; cependant il était évident qu’on pouvait rendre les peuples industrieux, puisqu’on avait fondu à Moscou, longtemps auparavant, sous le règne du czar Boris Godono, la plus grosse cloche qui soit en Europe, et qu’on voyait dans l’église patriarcale des ornements d’argent qui avaient exigé beaucoup de soins. Ces ouvrages, dirigés par des Allemands et des Italiens, étaient des efforts passagers ; c’est l’industrie de tous les jours, et la multitude des arts continuellement exercés qui fait une nation florissante. La Pologne alors, et tous les pays voisins des Russes, ne leur étaient pas supérieurs. Les arts de la main n’étaient pas plus perfectionnés dans le nord de l’Allemagne ; les beaux-arts n’y étaient guère plus connus au milieu du dix-septième siècle.

 

         Quoique Moscou n’eût rien alors de la magnificence et des arts de nos grandes villes d’Europe, cependant son circuit de vingt mille pas, la partie appelée la ville chinoise, où les raretés de la Chine s’étalaient, le vaste quartier du Kremelin, où est le palais des czars, quelques dômes dorés, des tours élevées et singulières, et enfin le nombre de ses habitants, qui monte à près de cinq cent mille ; tout cela faisait de Moscou une des plus considérables villes de l’univers.

 

         Théodore, ou Fœdor, frère aîné de Pierre-le-Grand, commença à policer Moscou. Il fit construire plusieurs grandes maisons de pierre, quoique sans aucune architecture, régulière. Il encourageait les principaux de sa cour à bâtir, leur avançant de l’argent, et leur fournissant des matériaux. C’est à lui qu’on doit les premiers haras de beaux chevaux, et quelques embellissements utiles. Pierre, qui a tout fait, a eu soin de Moscou, en construisant Pétersbourg ; il l’a fait paver, il l’a orné et enrichi par des édifices, par des manufactures ; enfin, un chambellan (3) de l’impératrice Elisabeth, fille de Pierre, y a été l’instituteur d’une université depuis quelque années. C’est le même qui m’a fourni tous les mémoires sur lesquels j’écris. Il était bien plus capable que moi de composer cette histoire, même dans ma langue ; tout ce qu’il m’a écrit fait foi que ce n’est que par modestie qu’il m’a laissé le soin de cet ouvrage.

 

 

 

 

1 – En russe, Moskwa. – «  A l’égard de l’orthographe, écrivait Voltaire à Schowalow, on demande la permission de se conformer à l’usage de la langue dans laquelle on écrit. On mettra au bas des pages les noms propres tels qu’on les prononce dans la langue russe. » (G.A.)

 

2 – Voyage en Moscovie, Tartarie et Perse ; 1767 ; traduits par Wicquefort, 1656-66. (G.A.)

 

3 – M. de Shouvaloff. (Voltaire.)

 

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