HISTOIRE DE RUSSIE - Préface - Chapitre VIII

Publié le par loveVoltaire

Photo de PAPAPOUSS

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HISTOIRE DE RUSSIE.

 

 

 

HISTORIQUE ET CRITIQUE.

 

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CHAPITRE VIII

 

 

 

         Il y a un article important qui peut intéresser la dignité des couronnes. Oléarius, qui accompagnait, en 1634 (1), des envoyés de Holstein en Russie et en Perse, rapporte, au livre troisième de son histoire, que le czar Ivan Basilovitz avait relégué en Sibérie un ambassadeur de l’empereur : c’est un fait dont aucun autre historien, que je sache, n’a jamais parlé : il n’est pas vraisemblable que l’empereur eût souffert une violation du droit des gens si extraordinaire et si outrageante.

 

         Le même Oléarius dit dans un autre endroit : « Nous partîmes le 13 février, de compagnie avec un certain ambassadeur de France, qui s’appelait Charles de Talleyrand, prince de Chalais, etc. Louis l’avait envoyé avec Jacques Roussel en ambassade en Turquie et en Moscovie ; mais son collègue lui rendit de si mauvais offices auprès du patriarche, que le grand-duc le relégua en Sibérie. »

 

         Au livre troisième, il dit que cet ambassadeur, prince de Chalais, et le nommé Roussel, son collègue, qui était marchand, étaient envoyés de Henri IV (2). Il est assez probable que Henri IV, mort en 1610, n’envoya point d’ambassade en Moscovie en 1634. Si Louis XIII avait fait partir pour ambassadeur un homme d’une maison aussi illustre que celle de Talleyrand, il ne lui eût point donné un marchand pour collègue ; l’Europe aurait été informée de cette ambassade ; et l’outrage singulier fait au roi de France eût fait encore plus de bruit.

 

         Ayant contesté ce fait incroyable, et voyant que la fable d’Oléarius avait pris quelque crédit, je me suis cru obligé de demander des éclaircissements au dépôt des affaires étrangères en France. Voici ce qui a donné lieu à la méprise d’Oléarius.

 

         Il y eut en effet un homme de la maison de Talleyrand qui, ayant la passion des voyages, alla jusqu’en Turquie, sans en parler à sa famille, et sans demander de lettres de recommandation. Il rencontra un marchand hollandais, nommé Roussel, député d’une compagnie de négoce, et qui n’était pas sans liaison avec le ministère de France. Le marquis de Talleyrand se joignit avec lui pour aller voir la Perse ; et s’étant brouillé en chemin avec son compagnon de voyage, Roussel le calomnia auprès du patriarche de Moscou ; on l’envoya en effet en Sibérie ; il trouva le moyen d’avertir sa famille, et au bout de trois ans, le secrétaire d’Etat, M. Desnoyers, obtint sa liberté de la cour de Moscou (3).

 

         Voilà le fait mis au jour ; il n’est digne d’entrer dans l’histoire qu’autant qu’il met en garde contre la prodigieuse quantité d’anecdotes de cette espèce rapportées par les voyageurs.

 

         Il y a des erreurs historiques ; il y a des mensonges historiques. Ce que rapporte Oléarius n’est qu’une erreur ; mais quand on dit qu’un czar fit clouer le chapeau d’un ambassadeur sur sa tête, c’est un mensonge. Qu’on se trompe sur le nombre et la force des vaisseaux d’une armée navale, qu’on donne à une contrée plus ou moins d’étendue, ce n’est qu’une erreur, et une erreur très pardonnable. Ceux qui répètent les anciennes fables, dans lesquelles l’origine de toutes les nations est enveloppée, peuvent être accusés d’une faiblesse commune à tous les auteurs de l’antiquité : ce n’est pas là mentir, ce n’est proprement que transcrire des contes.

 

         L’inadvertance nous rend encore sujets à bien des fautes, qu’on ne peut appeler mensonges. Si dans la nouvelle géographie d’Hubner (4) on trouve que les bornes de l’Europe sont à l’endroit où le fleuve Oby se jette dans la mer Noire, et que l’Europe a trente millions d’habitants, voilà des inattentions que tout lecteur instruit rectifie. Cette géographie vous présente souvent des villes grandes, fortifiées, peuplées, qui ne sont plus que des bourgs presque déserts ; il est aisé alors de s’apercevoir que le temps a tout changé ; l’auteur a consulté des anciens, et ce qui était vrai de leur temps ne l’est plus aujourd’hui.

 

         On se trompe encore en tirant des inductions. Pierre-le-Grand abolit le patriarcat. Hubner ajoute qu’il se déclara patriarche lui-même. Des anecdotes prétendues de Russie vont plus loin, et disent qu’il officia pontificalement : ainsi d’un fait avéré on tire des conclusions erronées, ce qui n’est que trop commun.

 

         Ce que j’ai appelé mensonge historique est plus commun encore ; c’est ce que la flatterie, la satire, ou l’amour insensé du merveilleux, font inventer. L’historien qui, pour plaire à une famille puissante, loue un tyran, est un lâche ; celui qui veut flétrir la mémoire d’un bon prince est un monstre, et le romancier qui donne ses imaginations pour la vérité est méprisé. Tel qui autrefois faisait respecter des fables par des nations entières, ne serait pas lu aujourd’hui des derniers des hommes.

 

         Il y a des critiques plus menteurs encore, qui altèrent des passages, ou qui ne les entendent pas ; qui, inspirés par l’envie, écrivent avec ignorance contre des ouvrages utiles : ce sont les serpents qui rongent la lime, il faut les laisser faire.

 

 

 

 

1 – Ou plutôt 1635. (G.A.)

 

2 – Ou plutôt, de Louis XIII. Voltaire a mal lu. (G.A.)

 

3 – Tout cela faisait partie de la préface de 1763. On a jusqu’à nos jours combattu l’opinion de Voltaire sur la prétendue ambassade de ce Talleyrand. Ce n’est qu’en 1827 qu’on a donné raison au grand historien. Talleyrand était arrivé à Moscou de la part d’un prince de Transylvanie, et non en qualité d’envoyé du roi de France. (G.A.)

 

4 – Sa Géographie universelle avait été traduite en français en 1759. (G.A.)

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