HISTOIRE DE RUSSIE - Préface - Chapitre III
HISTOIRE DE RUSSIE.
HISTORIQUE ET CRITIQUE.
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CHAPITRE III
On ne s’est point fatigué, dans cette Histoire de Pierre-le-Grand, à rechercher vainement l’origine de la plupart des peuples qui composent l’empire immense de Russie, depuis le Kamtschatka jusqu’à la mer Baltique. C’est une étrange entreprise de vouloir prouver par des pièces authentiques que les Huns vinrent autrefois du nord de la Chine en Sibérie, et que les Chinois eux-mêmes sont une colonie d’Egyptiens. Je sais que des philosophes d’un grand mérite (1) ont cru voir quelque conformité entre ces peuples ; mais on a trop abusé de leurs doutes ; on a voulu convertir en certitude leurs conjectures.
Voici, par exemple, comme on s’y prend aujourd’hui pour prouver que les Egyptiens sont les pères des Chinois (2). Un ancien a conté que l’Egyptien Sésostris alla jusqu’au Gange ; or, s’il alla vers le Gange, il put aller à la Chine, qui est très loin du Gange ; donc il y alla : or, la Chine alors n’était point peuplée ; il est donc clair que Sésostris la peupla. Les Egyptiens, dans leurs fêtes, allumaient des chandelles ; les Chinois ont des lanternes ; donc, on ne peut douter que les Chinois ne soient une colonie d’Egypte. De plus, les Egyptiens ont un grand fleuve ; les Chinois en ont un. Enfin, il est évident que les premiers rois de la Chine ont porté le nom des anciens rois d’Egypte ; car, dans le nom de la famille Yu, on peut trouver les caractères qui, arrangés d’une autre façon, forment le mot Menès. Il est donc incontestable que l’empereur Yu prit son nom de Menès, roi d’Egypte, et l’empereur Ki est évidemment le roi Atoës, en changeant K en a et i en toës.
Mais si un savant de Tobolsk ou de Pékin avait lu quelques-uns de nos livres, il pourrait prouver bien plus démonstrativement que nous venons des Troyens. Voici comme il pourrait s’y prendre, et comme il étonnerait son pays par ses profondes recherches. Les livres les plus anciens, dirait-il, et les plus respectés dans le petit pays d’Occident nommé France sont les romans : ils étaient écrits dans une langue pure, dérivée des anciens Romains qui n’ont jamais menti ; or, plus de vingt de ces livres authentiques déposent que Francus, fondateur de la monarchie des Francs, était fils d’Hector : le nom d’Hector s’est toujours conservé depuis dans la nation ; et même, dans ce siècle, un de ses plus grands généraux s’appelait Hector de Villars.
Les nations voisines ont reconnu si unanimement cette vérité que l’Arioste, un des plus savants Italiens, avoue, dans son Roland, que les chevaliers de Charlemagne combattaient pour avoir le casque d’Hector. Enfin une preuve sans réplique, c’est que les anciens Francs, pour perpétuer la mémoire des Troyens leurs pères, bâtirent une nouvelle ville de Troyes en Champagne ; et ces nouveaux Troyens ont toujours conservé une si grande aversion pour les Grecs leurs ennemis, qu’il n’y a pas aujourd’hui quatre de ces Champenois qui veuillent apprendre le grec. Ils n’ont même jamais voulu recevoir de jésuites chez eux ; et c’est probablement parce qu’ils avaient entendu dire que quelques jésuites expliquaient autrefois Homère aux jeunes lettrés.
Il est certain que de tels raisonnements feraient un grand effet à Pékin et à Tobolsk : mais aussi un autre savant renverserait cet édifice, en prouvant que les Parisiens descendent des Grecs ; car, dirait-il, le premier président d’un tribunal de Paris s’appelait Achille de Harlay. Achille vient certainement de l’Achille grec, et Harlay vient d’Aristos, en changeant istos en lay. Les Champs-Elysées, qui sont encore à la porte de la ville, et le mont Olympe, qu’on voit encore près de Mézières, sont des monuments contre lesquels l’incrédulité la plus déterminée ne peut tenir. D’ailleurs toutes les coutumes d’Athènes sont conservées dans Paris ; on y juge les tragédies et les comédies avec autant de légèreté qu’elles l’étaient par les Athéniens ; on y couronne les généraux des armées sur les théâtres comme dans Athènes ; et en dernier lieu le maréchal de Saxe reçut publiquement des mains d’une actrice (3) une couronne qu’on ne lui aurait pas donnée dans la cathédrale. Les Parisiens ont des académies qui viennent de celles d’Athènes, une église, une liturgie, des paroisses, des diocèses, toutes inventions grecques, tous mots tirés du grec ; les maladies des Parisiens sont grecques : apoplexie, phthisie, péripneumonie, cachexie, dyssenterie, jalousie, etc.
Il faut avouer que ce sentiment balancerait beaucoup l’autorité du savant personnage qui a démontré tout à l’heure que nous sommes une colonie troyenne. Ces deux opinions seraient encore combattues par d’autres profonds antiquaires ; les uns feraient voir que nous sommes Egyptiens, attendu que le culte d’Isis fut établi au village d’Issy, sur le chemin de Paris à Versailles ; d’autres prouveraient que nous sommes des Arabes, comme le témoignent le mot d’almanach, d’alambic, d’algèbre, d’amiral. Les savants chinois et sibériens seraient très embarrassés à décider, et nous laisseraient enfin pour ce que nous sommes.
Il paraît qu’il faut s’en tenir à cette incertitude sur l’origine de toutes les nations. Il en est des peuples comme des familles ; plusieurs barons allemands se font descendre en droite de ligne d’Arminius : on composa pour Mahomet une généalogie par laquelle il venait d’Abraham et d’Agar.
Ainsi la maison des anciens czars de Russie venait du roi de Hongrie Bela ; ce Bela, d’Attila ; Attila de Turck, père des Huns, et Turck était fils de Japhet. Son frère Russ avait fondé le trône de Russie ; un autre frère, nommé Camari, établit sa puissance vers le Volga.
Tous ces fils de Japhet étaient, comme chacun sait, les petits-fils de Noé, inconnu à toute la terre, excepté à un petit peuple très longtemps inconnu lui-même. Les trois enfants de ce Noé allèrent vite s’établir à mille lieues les uns des autres, de peur de se donner des secours, er firent probablement avec leurs sœurs des millions d’habitants en très peu d’années.
Plusieurs graves personnages ont suivi exactement ces filiations avec la même sagacité qu’ils ont découvert comment les Japonais avaient peuplé le Pérou. L’histoire a été longtemps écrite dans ce goût, qui n’est pas celui du président de Thou et de Rapin de Thoyras.
1 – Mairan (1678-1771), physicien, mathématicien, littérateur et ami de Voltaire, auteur des Lettres au Père Parennin. Voyez la CORRESPONDANCE, 9 août 1769. (G.A.
2 – Il s’agit ici de Guignes (1721-1800), auteur d’un Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une colonie égyptienne (1759).
« J’ai été obligé en conscience, écrit Voltaire à Mairan, de me moquer de lui, sans le nommer pourtant, dans la Préface de l’Histoire de Pierre 1er. On imprimait cette histoire l’année passée lorsqu’on m’envoya cette plaisanterie de M. de Guignes. Je vous avoue que j’éclatai de rire… » (G.A.)
3 – C’était au lendemain de la bataille de Fontenoi. On jouait l’opéra d’Armide. (G.A.)