HISTOIRE DE L'ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME - 1776 - Partie 25
Photo de PAPAPOUSS
CHAPITRE XIV.
Affermissement de l’association chrétienne sous
plusieurs empereurs, et surtout sous Dioclétien.
Le temps du triomphe arriva bientôt, et certainement ce ne fut point par des persécutions ; ce fut par l’extrême condescendance, et par la protection même des empereurs. Il est constant, et tous les auteurs l’avouent, que Dioclétien favorisa les chrétiens ouvertement pendant près de vingt années. Il leur ouvrit son palais ; ses principaux officiers, Gorgonius, Dorothéos, Migdon, Mardon, Pétra, étaient chrétiens. Enfin il épousa une chrétienne nommée Prisca. Il ne lui manquait plus que d’être chrétien lui-même. Mais on prétend que Constance-le-Pâle, nommé par lui césar, était de cette religion. Les chrétiens, sous ce règne, bâtirent plusieurs églises magnifiques, et surtout une à Nicomédie, qui était plus élevée que le palais même du prince. C’est sur quoi on ne peut trop s’indigner contre ceux qui ont falsifié l’histoire et insulté à la vérité, au point de faire une ère des martyrs commençant à l’avènement de Dioclétien à l’empire.
Avant l’époque où les chrétiens élevèrent ces belles et riches églises, ils disaient qu’ils ne voulaient jamais avoir de temples. C’est un plaisir de voir quel mépris les Justin, les Tertullien, les Minucius Félix, affectaient de montrer pour les temples ; avec quelle horreur ils regardaient les cierges, l’encens, l’eau lustrale ou bénite, les ornements, les images, véritables œuvres du démon. C’était le renard qui trouvait les raisins trop verts ; mais dès qu’ils purent en manger, ils s’en gorgèrent.
On ne sait pas précisément quel fut l’objet de la querelle en 302, entre les domestiques de César Gélarius, gendre de Dioclétien, et les chrétiens qui demeuraient dans l’enceinte du temple de Nicomédie ; mais Galérius se sentit si vivement outragé, que l’an 303 de notre ère il demanda à Dioclétien la démolition de cette église. Il fallait que l’injure fût bien atroce, puisque l’impératrice Prisca, qui était chrétienne, poussa son indignation jusqu’à renoncer entièrement à cette secte. Cependant Dioclétien ne se détermina point encore ; et après avoir assemblé plusieurs conseils, il ne céda qu’aux instances réitérées de Galérius.
L’empereur passait pour un homme très sage ; on admirait sa clémence autant que sa valeur. Les lois qui nous restent de lui dans le code sont des témoignages éternels de sa sagesse et de son humanité. C’est lui qui donna la cassation des contrats dans lesquels une partie est lésée d’outre moitié ; c’est lui qui ordonna que les biens des mineurs portassent un intérêt légal ; c’est lui qui établit des peines contre les usuriers et contre les délateurs. Enfin on l’appelait le père du siècle d’or : mais dès qu’un prince devient l’ennemi d’une secte, il est un monstre chez cette secte. Dioclétien et le césar Galérius, son gendre, ainsi que l’autre césar Maximien Hercule, son ami, ordonnèrent la démolition de l’église de Nicomédie. L’édit en fut affiché. Un chrétien en eut la témérité de déchirer l’édit, et de le fouler aux pieds. Il y a bien plus : le feu prit au palais de Galérius quelques jours après. On crut les chrétiens coupables de cet incendie. Alors l’exercice public de leur religion leur fut défendu. Aussitôt le feu prit au palais de Dioclétien. On redoubla alors la sévérité. Il leur fut ordonné d’apporter aux juges tous leurs livres. Plusieurs réfractaires furent punis, et même du dernier supplice. C’est cette fameuse persécution qu’on a exagérée de siècle en siècle jusqu’aux excès les plus incroyables, et jusqu’au plus grand ridicule. C’est à ce temps qu’on rapporte l’histoire d’un histrion nommé Génestus, qui jouait dans une farce devant Dioclétien. Il faisait le rôle d’un malade. Je suis enflé, s’écriait-il. – Veux-tu que je te rabote ? lui disait un acteur. Non, je veux qu’on me baptise. – Et pourquoi, mon ami ? – C’est que le baptême guérit de tout. On le baptise incontinent sur le théâtre. La grâce du sacrement opère. Il devient chrétien en un clin d’œil, et le déclare à l’empereur, qui de sa loge le fait pendre sans différer (1).
On trouve dans ce même martyrologe l’histoire des sept belles pucelles de soixante-dix à quatre-vingts ans, et du saint cabaretier dont nous avons déjà parlé. On y trouve cent autres contes de la même force, et la plupart écrits plus de cinq cents ans après le règne de Dioclétien. Qui croirait qu’on a mis dans ce catalogue le martyre d’une fille de joie, nommée sainte Afre, qui exerçait son métier dans Augsbourg ?
On doit rougir de parler encore du miracle et du martyre d’une légion thébaine ou thébéenne, composée de six mille sept cents soldats tous chrétiens, exécutés à mort dans une gorge de montagnes qui ne peut pas contenir trois cents hommes, et cela dans l’année 297, temps où il n’y avait point de persécution, et où Dioclétien favorisait ouvertement le christianisme. C’est Grégoire de Tours qui raconte cette belle histoire ; il la tient d’un Euchérius mort en 454 ; et il y fait mention d’un roi de Bourgogne mort en 523.
Tous ces contes furent rédigés et augmentés par un moine du douzième siècle ; et il y paraît bien par l’uniformité constante du style. Quand l’imprimerie fut enfin connue en Europe, les moines d’Italie, d’Espagne, de France, d’Allemagne, et les nôtres, firent à l’envi imprimer toutes ces absurdités qui déshonorent la nature humaine. Cet excès révolta la moitié de l’Europe ; mais l’autre moitié resta toujours asservie. Elle l’est au point que dans la France, notre voisine, où la saine critique s’est établie, Fleury, qui d’ailleurs a soutenu les libertés de son Eglise gallicane, a trahi le sens commun jusqu’à tenir registre de toutes ces sottises dans son Histoire ecclésiastique. Il n’a pas honte de rapporter l’interrogatoire de saint Taraque par le gouverneur Maxime, dans la ville de Mopsueste, Maxime fait mettre du vinaigre, du sel et de la moutarde dans le nez de saint Taraque, pour le contraindre à dire la vérité. Taraque lui déclare que son vinaigre est de l’huile, et que sa moutarde est du miel. Le même Fleury copie les légendaires qui imputent aux magistrats romains d’avoir condamné au b… les vierges chrétiennes, tandis que ces magistrats punissaient si sévèrement les vestales impudiques. En voilà trop sur ces inepties honteuses. Voyons maintenant comment, après la persécution de Dioclétien, Constantin fit asseoir la secte chrétienne sur les degrés de son trône (2).
1 – Rotrou a fait une tragédie sur cette légende. (G.A.)
2 – Voyez, sur la dixième persécution, De Potter, liv. VI, ch. I. (G.A.)