HISTOIRE DE L'ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME - 1776 - Partie 24

Publié le par loveVoltaire

HISTOIRE DE L'ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME - 1776 - Partie 24

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CHAPITRE XIII.

 

Des progrès de l’association chrétienne. Raison de ces progrès.

 

 

 

 

          Il faut savoir maintenant par quel enthousiasme, par quel artifice, par quelle persévérance, les chrétiens parvinrent à se faire, pendant trois cents ans, un si prodigieux parti dans l’empire romain, que Constantin fut enfin obligé, pour régner, de se mettre à la tête de cette religion, dont il n’était pourtant pas, n’ayant été baptisé qu’à l’heure de la mort, heure où l’esprit n’est jamais libre. Il y a plusieurs causes évidentes de ce succès de la religion nouvelle.

 

          Premièrement, les conducteurs du troupeau naissant le flattaient par l’idée de cette liberté naturelle que tout le monde chérit, et dont les plus vils des hommes sont idolâtres. Vous êtes les élus de Dieu, disaient-ils, vous ne servirez que Dieu, vous ne vous avilirez pas jusqu’à plaider devant les tribunaux romains ; nous qui sommes vos frères, nous jugerons tous vos différends. Cela est si vrai, qu’il y a une lettre de saint Paul à ses demi-Juifs de Corinthe (1), dans laquelle il leur dit : « Quand quelqu’un d’entre vous est en différend avec un autre, commet ose-t-il se faire juger (par des romains) par des méchants et non par des saints ? Ne savez-vous pas que nous serons les juges des anges mêmes ! A combien plus forte raison devons-nous juger les affaires du siècle !... Quoi ! un frère plaide contre son frère devant des infidèles ! »

 

          Cela seul formait insensiblement un peuple de rebelles, un Etat dans l’Etat, qui devait un jour être écrasé, ou écraser l’empire romain.

 

          Secondement, les chrétiens, formés originairement chez les Juifs, exerçaient comme eux le commerce, le courtage, et l’usure. Car ne pouvant entrer dans les emplois qui exigeaient qu’on sacrifiât aux dieux de Rome, ils s’adonnaient nécessairement au négoce, ils étaient forcés de s’enrichir. Nous avons cent preuves de cette vérité dans l’histoire ecclésiastique ; mais il faut être court. Contentons-nous de rapporter les paroles de Cyprien, évêque secret de Carthage, ce grand ennemi de l’évêque secret de Rome saint Etienne. Voici ce qu’il dit dans son traité des tombés : « Chacun s’est efforcé d’augmenter son bien avec une avidité insatiable : les évêques n’ont point été occupés de la religion ; les femmes se sont fardées ; les hommes se sont teint la barbe, les cheveux, et les sourcils ; on jure, on se parjure ; plusieurs évêques, négligeant les affaires de Dieu, se sont chargés d’affaires temporelles ; ils ont couru de province en province, de foire en foire, pour s’enrichir par le métier de marchands. Ils ont accumulé de l’argent par les plus bas artifices ; ils ont usurpé des terres, et exercé les plus grandes usures. »

 

          Qu’aurait donc dit saint Cyprien, s’il avait vu des évêques oublier l’humble simplicité de leur état jusqu’à se faire princes souverains ?

 

          C’était bien pis à Rome ; les évêques secrets de cette capitale de l’empire s’étaient tellement enrichis, que le consul Caïus Pretextatus, au milieu du troisième siècle, disait : Donnez-moi la place d’évêque de Rome, et je me fais chrétien. Enfin les chrétiens furent assez riches pour prêter de l’argent au césar Constance-le-Pâle, père de Constantin, qu’ils mirent bientôt sur le trône.

 

          Troisièmement, les chrétiens eurent presque toujours une pleine liberté de s’assembler et de disputer. Il est vrai que lorsqu’ils furent accusés de sédition et d’autres crimes, on les réprima ; et c’est ce qu’ils ont appelé des persécutions.

 

          Il n’était guère possible que quand un saint Théodore s’avisa de brûler, par dévotion, le temple de Cybèle dans Amasée, avec tous ceux qui demeuraient dans ce temple, on ne fît pas justice de cet incendaire. On devait sans doute punir l’énergumène Polyeucte, qui alla casser toutes les statues du temple de Mélitène, lorsqu’on y remerciait le ciel pour la victoire de l’empereur Décius. On eut raison de châtier ceux qui tenaient des conventicules secrets dans les cimetières, malgré les lois de l’empire et les défenses expresses du sénat. Mais enfin ces punitions furent très rares. Origène lui-même l’avoue, on ne peut trop le répéter. « Il y a eu, dit-il, peu de persécutions, et un très petit nombre de martyrs, et encore de loin en loin. »

 

          Notre Dodwell (2) a fait main basse sur tous ces faux martyrologes inventés par des moines, pour excuser, s’il se pouvait, les fureurs infâmes de toute la famille de Constantin. Elie Dupin, l’un des moins déraisonnables écrivains de la communion papiste, déclare positivement que les martyres de saint Césaire, de saint Nérée, de saint Achille, de saint Domitille, de saint Hyacinthe, de saint Zénon, de saint Macaire, de saint Eudoxe, etc., sont aussi faux et aussi indignement supposés que ceux des onze mille soldats chrétiens et des onze mille vierges chrétiennes.

 

          L’aventure de la légion Fulminante et celle de la légion Thébaine sont aujourd’hui sifflées de tout le monde. Une grande preuve de la fausseté de toutes ces horribles persécutions, c’est que les chrétiens se vantent d’avoir tenu cinquante-huit conciles dans leurs trois premières centuries : conciles reçus ou non reçus à Rome, il n’importe. Comment auraient-ils tenu tous ces conciles, s’ils avaient été toujours persécutés ?

 

          Il est certain que les Romains ne persécutèrent jamais personne, ni pour sa religion, ni pour son irréligion. Si quelques chrétiens furent suppliciés de temps à autre, ce ne peut être que pour des violations manifestes des lois, pour des séditions ; car on ne persécutait point les Juifs pour leur religion. Ils avaient leur synagogues dans Rome, même pendant le siège de Jérusalem par Titus, et lorsque Adrien la détruisit après la révolte et les cruautés horribles du messie Barcochébas. Si donc on laissa ce peuple en paix à Rome, c’est qu’il n’insultait point aux lois de l’empire ; et si on punit quelques chrétiens, c’est qu’ils voulaient détruire la religion de l’Etat et qu’ils brûlaient les temples quand ils le pouvaient.

 

          Une des sources de toutes ces fables de tant de chrétiens tourmentés par des bourreaux, pour le divertissement des empereurs romains, a été une équivoque. Le mot martyre signifiait témoignage, et on appela également témoins, martyrs, ceux qui prêchèrent la secte nouvelle, et ceux de cette secte qui furent repris de justice.

 

          Quatrièmement, une des plus fortes raisons du progrès du christianisme, c’est qu’il avait des dogmes et un système suivi, quoique absurde, et les autres cultes n’en avaient point. La métaphysique platonicienne, jointe aux mystères chrétiens, formait un corps de doctrine incompréhensible ; et par cela même il séduisait, et il effrayait les esprits faibles. C’était une chaine qui s’étendait depuis la création jusqu’à la fin du monde. C’était un Adam de qui jamais l’empire romain n’avait entendu parler. Cet Adam avait mangé du fruit de la science, quoiqu’il n’en fût pas plus savant : il avait fait par là une offense infinie à Dieu ; parce que Dieu est infini, il fallait une satisfaction infinie. Le Verbe de Dieu, qui est infini comme son père, avait fait cette satisfaction, en naissant d’une Juive et d’un autre Dieu appelé le Saint-Esprit : ces trois dieux n’en faisaient qu’un, parce que le nombre trois est parfait. Dieu expira au bout de quatre mille ans le péché du premier homme, qui était devenu celui de tous ses descendants ; sa satisfaction infinie fut complète quand il fut attaché à la potence et qu’il y mourut. Mais comme il était Dieu, il fallait bien qu’il ressuscitât après avoir détruit le péché, qui était la véritable mort des hommes. Si le genre humain fut depuis lui encore plus criminel qu’auparavant, il se réservait un petit nombre d’élus, que Jésu verbe, seconde personne de Dieu, avait envoyé douze Juifs dans plusieurs pays. Tout cela était prédit, disait-on, dans d’anciens manuscrits juifs qu’on ne montrait à personne. Ces prédictions étaient prouvées par des miracles, et ces miracles étaient prouvés par ces prédictions. Enfin, si on en doutait, on était infailliblement damné en corps et en âme ; et au jugement dernier on était damné une seconde fois plus solennellement que la première. C’est là ce que les chrétiens prêchaient ; et depuis ils ajoutèrent de siècle en siècle de nouveaux mystères à cette théologie.

 

          Cinquièmement, la nouvelle religion dut avoir un avantage prodigieux sur l’ancienne et sur la juive, en abolissant les sacrifices. Toutes les nations offraient à leurs dieux de la viande. Les temples les plus beaux n’étaient que des boucheries. Les rites des Gentils et des Juifs étaient des fraises de veau, des épaules de mouton, et des rosbifs, dont les prêtres prenaient la meilleure partie, des temples étaient continuellement infectés de graisse, de sang, de fiente, et d’entrailles dégoûtantes. Les Juifs eux-mêmes avaient senti quelquefois le ridicule et l’horreur de cette manière d’adorer Dieu. Fabricius nous a conservé l’ancien conte d’un Juif qui se mêla d’être plaisant, et qui fit sentir combien les prêtres juifs, ainsi que les autres, aimaient à faire bonne chère aux dépens des pauvres gens. Le grand-prêtre Aaron va chez une bonne femme qui venait de tondre la seule brebis qu’elle avait : Il est écrit, dit-il, que les prémices appartiennent à Dieu ; et il emporte la laine. Cette brebis fait un agneau : le premier-né est consacré ; il emporte l’agneau, et en dîne. La femme tue sa brebis ; il vient en prendre la moitié, selon l’ordre de Dieu. La femme, au désespoir, maudit sa brebis : Tout anathème est à Dieu, dit Aaron ; et il mange la brebis tout entière. C’était là à peu près la théologie de toutes les nations (3).

 

          Les chrétiens, dans leur premier institut, faisaient ensemble un bon souper à portes fermées. Ensuite ils changèrent ce souper en un déjeuner, où il n’y avait que du pain et du vin. Ils chantaient à table les louanges de leur Christ ; prêchait qui voulait. Ils lisaient quelques passages de leurs livres, et mettaient de l’argent dans la bourse commune. Tout cela était plus propre que les boucheries des autres peuples ; et la fraternité, établie si longtemps entre les chrétiens, était encore un nouvel attrait qui leur attirait des novices.

 

          L’ancienne religion de l’empire ne connaissait, au contraire, que des fêtes, des usages, et les préceptes de la morale commune à tous les hommes. Elle n’avait point de théologie liée suivie. Toutes ces mythologies fabuleuses se contredisaient ; et les généalogies de leurs dieux étaient encore plus ridicules aux yeux des philosophes que celle de Jésu ne pouvait l’être.

 

 

1 – Première aux Corinthiens, ch. VI. (Voltaire.)

 

2 – Dans son traité De paucitate martyrum, que dom Ruinart prétendit réfuter. C’est de la même autorité que De Potter se récommande pour attester le peu d’importance des six premières persécutions. Voyez Histoire du christianisme, liv. III, ch. I. (G.A.)

 

3 – Ce conte est encore rapporté dans la Bible expliquée. (G.A.)

 

 

 

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