SATIRES, LETTRES CRITIQUES, etc. - Le philosophe, par M Dumarsais
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LE PHILOSOPHE,
PAR M. DUMARSAIS.
– 1772 –
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[Cet écrit parut à la suite de la tragédie des Lois de Minos (mars 1772). C’est un abrégé du Philosophe de Dumarsais, ouvrage qui avait déjà été publié en entier dans un recueil (1743), mais que Voltaire croyait inédit, et qu’il réduit ici à quelques pages, comme le Testament du curé Meslier, pour le bien de la propagande. Tout le mérite de cette admirable étude de philosophie expérimentale revient donc à l’illustre grammairien dont Voltaire n’a fait que condenser le texte sans le changer ;] (G.A.)
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Cette pièce est connue depuis longtemps, et s’est conservée dans les portefeuilles de tous les curieux ; elle est de l’année 1730. Voyez l’éloge de M. Dumarsais dans le septième tome du grand Dictionnaire encyclopédique.
« Il n’y a rien qui coûte moins à acquérir que le nom de philosophe. Une vie obscure et retirée, quelques dehors de sagesse avec un peu de lecture, suffisent pour mériter ce nom à des personnes qui s’en décorent sans aucun droit. D’autres, qui ont eu la force de se défaire des préjugés de l’éducation, se regardent comme les seuls et véritables philosophes.
Le philosophe est un être organisé comme les autres hommes, mais qui, par sa constitution, réfléchit sur ses mouvements. Les autres hommes sont déterminés à agir, sans connaître les causes qui les font sentir, sans même songer qu’il y en ait. Le philosophe, au contraire, démêle ces causes autant qu’il est en lui, et souvent même les prévient, et se livre à elles avec connaissance. C’est une horloge qui se monte quelquefois, pour ainsi dire, elle-même ; ainsi il évite les objets qui peuvent lui causer des sentiments qui ne conviennent ni au bien-être, ni à l’être raisonnable, et cherche ceux qui peuvent exciter en lui des affections convenables à l’état où il se trouve.
Le philosophe forme et établit ses principes sur une infinité d’observations particulières ; le peuple adopte le principe sans penser aux observations qui l’ont produit ; il croit que la maxime existe pour ainsi dire par elle-même ; mais le philosophe prend la maxime dans sa source ; il en examine l’origine, il en connaît la propre valeur, et n’en fait que l’usage qui convient.
De cette connaissance que les principes ne naissent que des observations particulières, le philosophe en conçoit de l’estime pour la science des faits. Il aime à s’instruire des détails et de tout ce qui ne se devine point. Ainsi, il regarde comme une maxime très opposée aux progrès des lumières de l’esprit, de se borner à la seule méditation, et de croire que l’homme ne tire la vérité que de son propre fonds.
Certains (1) métaphysiciens disent : Evitez les impressions des sens, laissez aux historiens la connaissance des faits, et celle des langues aux grammairiens. Nos philosophes, au contraire, sont persuadés que toutes nos connaissances nous viennent des sens ; que nous ne nous sommes fait des règles que sur l’uniformité des impressions sensibles ; que nous sommes au bout de nos lumières quand nos sens ne sont ni assez déliés, ni assez forts pour nous en fournir. Convaincus que la source de nos connaissances est hors de nous, ils nous exhortent à faire une ample provision d’idées en nous livrant aux impressions extérieures des objets ; mais, en nous y livrant en disciple qui consulte et écoute, et non en maître qui décide et qui impose silence : ils veulent que nous étudions l’impression précise que chaque objet fait en nous, et que nous évitions de la confondre avec celles qu’un autre objet a causés.
De là, la certitude et les bornes des connaissances humaines : certitude, quand on sent qu’on a reçu du dehors l’impression propre et précise que chaque jugement suppose ; car tout jugement suppose une impression extérieure qui lui est particulière ; bornes, quand on ne saurait recevoir des impressions ou par la nature de l’objet, ou par la faiblesse des organes. Augmentez, s’il est possible, la puissance des organes, vous augmenterez les connaissances.
Ce n’est que depuis l’invention du télescope et du microscope qu’on a fait tant de progrès dans l’astronomie et dans la physique.
C’est aussi pour augmenter le nombre de nos connaissances et de nos idées que nos philosophes étudient les hommes d’autrefois et les hommes d’aujourd’hui. Répandez-vous comme des abeilles, vous disent-ils, dans le monde passé et dans le monde présent ; vous reviendrez ensuite dans votre ruche composer votre miel.
Le philosophe s’applique à la connaissance de l’univers et de lui-même. Mais comme l’œil ne saurait se voir, le philosophe connaît qu’il ne saurait se connaître parfaitement, puisqu’il ne saurait recevoir des impressions extérieures du dedans de lui-même, et que nous ne connaissons rien que par de semblables impressions ; cette pensée n’a rien d’affligeant pour lui, parce qu’il se prend lui-même tel qu’il est, non pas tel qu’il paraît à l’imagination qu’il pourrait être. D’ailleurs cette ignorance n’est pas en lui une raison de décider qu’il est composé de deux substances opposées. Ainsi, comme il ne se connaît point parfaitement, il dit qu’il ne connaît point comment il pense ; mais comme il sent qu’il pense si dépendamment de tout lui-même, il reconnaît que sa substance est capable de penser de la même manière qu’elle est capable d’entendre et de voir.
La pensée est dans l’homme une espèce de sens, si on l’ose dire, faute de termes, comme la vue et l’ouïe dépendent également d’une constitution organique. Le feu seul peut exciter la chaleur, les yeux seuls peuvent voir, les seules oreilles peuvent entendre, et la seule substance du cerveau est susceptible de recevoir des pensées. Que si les hommes ont tant de peine d’unir l’idée de la pensée avec l’idée de l’étendue, c’est qu’ils n’ont jamais vu d’étendue penser. Ils sont à cet égard ce qu’un aveugle-né est à l’égard des couleurs, un sourd de naissance à l’égard des sons. Ceux-ci ne sauraient unir ces idées avec l’étendue qu’ils tâtent, parce qu’ils n’ont jamais vu cette union. Mais, dès qu’on réfléchit à la puissance infinie de l’Etre suprême, auteur de tout, et qu’on voit évidemment que l’homme n’est auteur de rien, on conçoit aisément que Dieu, qui donne la pensée, peut la donner et la conserve à tel être qu’il daignera choisir (2).
Chaque jugement, comme on l’a déjà remarqué, suppose un motif extérieur qui doit l’exciter. Le philosophe sent quel motif manque, il ne juge point, il l’attend, il se console quand il voit qu’il l’attend inutilement.
Le monde est plein de personnes d’esprit, et de beaucoup d’esprit, qui jugent toujours ; toujours ils devinent ; car c’est deviner que de juger sans sentir qu’on a le motif propre du jugement ; ils ignorent quelle est la portée de l’esprit humain, ils croient qu’il peut tout connaître ; ainsi ils trouvent de la honte à ne point porter de jugement, et ils s’imaginent que l’esprit consiste à juger. Le philosophe est plus content de lui-même quand il a suspendu la faculté de se déterminer, que s’il s’était déterminé avant d’avoir le motif propre de sa décision. Ainsi il juge et parle moins ; mais il juge plus sûrement, et parle mieux. Il n’évite point les traits vifs qui se présentent naturellement à l’esprit par un prompt assemblage d’idées qu’on est souvent étonné de voir unies. C’est dans cette prompte et subite liaison que consiste ce que communément on appelle esprit. Mais aussi c’est ce qu’il recherche le moins : il préfère à ce brillant le soin de bien distinguer les idées, et d’en connaître la juste étendue et la liaison précise ; il évite de prendre le change en portant trop loin quelque rapport particulier que des idées auraient entre elles ; c’est dans ce discernement que consiste ce qu’on appelle le jugement et la justesse d’esprit.
A cette justesse se joignent encore la souplesse et la netteté. Le philosophe n’est pas tellement attaché à un système qu’il ne sente toute la force des objections. Mais la plupart des hommes ordinaires sont si fort livrés à leurs opinions qu’ils ne prennent pas seulement la peine de pénétrer celles des autres.
Le philosophe comprend le sentiment qu’il rejette avec la même étendue et la même netteté qu’il entend celui qu’il a adopté. L’esprit philosophique consiste dans un esprit d’observation et de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes.
Mais ce n’est pas l’esprit seul que le philosophe cultive. Il porte plus loin ses attentions et ses soins. L’homme n’est point un monstre qui ne doivent vivre que dans les abîmes de la mer ou dans le fond d’une forêt ; les seules commodités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire ; et, dans quelque état qu’il se puisse trouver, ses besoins et son bien-être l’engagent à vivre en société. Ainsi la raison exige de lui qu’il connaisse, qu’il étudie, et qu’il travaille à acquérir les qualités sociables. Il est étonnant que les hommes s’attachent si peu à tout ce qui est de pratique, et qu’ils s’échauffent si fort sur de vaines spéculations. Voyez les désordres affreux que tant de disputes théologiques ont causés ; elles ont toujours roulé sur des points inexplicables, et quelquefois très ridicules. Notre philosophe ne se croit point en exil dans ce monde ; il ne croit point être en pays ennemi ; il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre ; il veut trouver des plaisirs avec les autres, et pour en trouver, il faut en faire aux autres ; ainsi il cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre ; et il trouve en même temps ce qui lui convient ; c’est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile.
La plupart des grands à qui les dissipations ne laissent pas assez de temps pour méditer, sont féroces envers ceux qu’ils ne croient pas leurs égaux. Les philosophes ordinaires, qui méditent trop, ou plutôt qui méditent mal, le sont envers tout le monde.
Il serait inutile de remarquer ici combien le philosophe est jaloux de tout ce qui s’appelle honneur et probité.
Les sentiments de probité entrent autant dans la constitution du philosophe que les lumières de l’esprit. Plus vous trouverez de raison dans un homme, plus vous trouverez de probité en lui. C’est le contraire où règnent le fanatisme et la superstition, les passions et l’emportement.
Ce qui fait l’honnête homme, ce n’est pas d’agir par amour ou par haine, par espérance ou par crainte ; c’est d’agir par esprit d’ordre et par raison.
La faculté d’agir est, pour ainsi dire, comme la corde d’un instrument de musique : montée sur un certain ton, elle ne saurait rendre un ton contraire. Il craint de se détonner, de se désaccorder avec lui-même ; et ceci me fait souvenir de ce que Velleius Patercutus dit de Caton d’Utique : « Il n’a jamais fait de bonnes actions pour paraître les avoir faites, mais parce qu’il n’était pas en lui de faire autrement : Nunquam recte fe it ut facere videretur, sed quia aliter facere non poterat, lib. II,ch. XXXV. »
1 – C’est au P. Malebranche, et au petit nombre de sectateurs qu’il avait encore, que ceci s’adresse. (Voltaire.)
2 – Cette dernière phrase, qui est en contradiction avec tout ce qui précède, n’a été fabriquée que pour servir de passeport à cette étude qui sent le fagot. (G.A.)