LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE *** - Partie 35 et FIN

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LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE *** - Partie 35 et FIN

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LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE ***,

 

 

SUR RABELAIS ET SUR D’AUTRES AUTEURS ACCUSÉS

D’AVOIR MAL PARLÉ DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.

 

 

 

- Partie 35 -

 

 

 

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LETTRE X.

 

 

SUR SPINOSA.

 

 

 

 

 

          MONSEIGNEUR,

 

 

          Il me semble qu’on a souvent aussi mal jugé la personne de Spinosa que ses ouvrages. Voici ce qu’on dit de lui dans deux Dictionnaires historiques :

 

          « Spinosa avait un tel désir de s’immortaliser, qu’il eût sacrifié volontiers à cette gloire la vie présente, eût-il fallu être mis en pièces par un peuple mutiné. Les absurdités du spinosisme ont été parfaitement réfutées par Jean Bredembourg, bourgeois de Rotterdam (1). »

 

          Autant de mots, autant de faussetés. Spinosa était précisément le contraire du portrait qu’on trace de lui. On doit détester son athéisme, mais on ne doit pas mentir sur sa personne. Jamais homme ne fut plus éloigné en tout sens de la vaine gloire, il le faut avouer ; ne le calomnions pas en le condamnant. Le ministre Colerus (2), qui habita longtemps la propre chambre où Spinosa mourut, avoue, avec tous ses contemporains, que Spinosa vécut toujours dans une profonde retraite, cherchant à se dérober au monde, ennemi de toute superfluité, modeste dans la conversation, négligé dans ses habillements, travaillant de ses mains, ne mettant jamais son nom à aucun de ses ouvrages : ce n’est pas là le caractère d’un ambitieux de gloire.

 

          A l’égard de Bredembourg, loin de le réfuter parfaitement bien, j’ose croire qu’il le réfuta parfaitement mal ; j’ai lu cet ouvrage, et j’en laisse le jugement à quiconque comme moi aura la patience de le lire. Bredembourg fut si loin de confondre nettement Spinosa, que lui-même, effrayé de la faiblesse de ses réponses, devint malgré lui le disciple de celui qu’il avait attaqué : grand exemple de la misère et de l’inconstance de l’esprit humain.

 

          La vie de Spinosa est écrite assez en détail et assez connue pour que je n’en rapporte rien ici. Que votre altesse me permette seulement de faire avec elle une réflexion sur la manière dont ce Juif, jeune encore, fut traité par la synagogue. Accusé par deux jeunes gens de son âge de ne pas croire à Moïse, on commença, pour le remettre dans le bon chemin, par l’assassiner d’un coup de couteau au sortir de la comédie : quelques-uns disent au sortir de la synagogue, ce qui est plus vraisemblable.

 

          Après avoir manqué son corps, on ne voulut pas manquer son âme : il fut procédé à l’excommunication majeure, au grand anathème, au chammata. Spinosa prétendit que les Juifs n’étaient pas en droit d’exercer cette espèce de juridiction dans Amsterdam. Le conseil de ville renvoya la décision de cette affaire au consistoire des pasteurs ; ceux-ci conclurent que si la synagogue avait ce droit, le consistoire en jouirait à plus forte raison : le consistoire donna gain de cause à la synagogue.

 

          Spinosa fut donc proscrit par les Juifs avec la grande cérémonie ; le chantre juif entonna les paroles d’exécration ; on sonna du cor, on renversa goutte à goutte des bougies noires dans une cave pleine de sang ; on dévoua Benoit Spinoza à Belzébuth, à Satan, et à Astaroth, et toute la synagogue cria : Amen !

 

           Il est étrange qu’on ait permis un tel acte de juridiction qui ressemble plutôt à un sabbat de sorciers qu’à un jugement intègre. On peut croire que, sans le coup de couteau et sans les bougies noires éteintes dans le sang, Spinosa n’eût jamais écrit contre Moïse et contre Dieu. La persécution irrite ; elle enhardit quiconque se sent du génie ; elle rend irréconciliable celui que l’indulgence aurait retenu.

 

          Spinosa renonça au judaïsme, mais sans se faire jamais chrétien. Il ne publia son Traité des cérémonies superstitieuses, autrement Tractatus theologico-politicus, qu’en 1670, environ huit ans après son excommunication. On a prétendu trouver dans ce livre les semences de son athéisme, par la même raison qu’on trouve toujours la physionomie mauvaise à un homme qui a fait une méchante action. Ce livre est si loin de l’athéisme qu’il y est souvent parlé de Jésus-Christ comme de l’envoyé de Dieu. Cet ouvrage est très profond et le meilleur qu’il ait fait ; j’en condamne sans doute les sentiments, mais je ne puis m’empêcher d’en estimer l’érudition. C’est lui, ce me semble, qui a remarqué le premier que le mot hébreu Ruhag, que nous traduisons par âme, signifiait chez les Juifs, le vent, le souffle, dans son sens naturel ; que tout ce qui est grand portait le nom de divin : les cèdres de Dieu, les vents de Dieu, la mélancolie de Saül mauvais esprit de Dieu, les hommes vertueux enfants de Dieu.

 

          C’est lui qui le premier a développé le dangereux système d’Aben Hezra, que le Pentateuque n’a point été écrit par Moïse, ni le livre de Josué par Josué ; ce n’est que d’après lui que Leclerc, plusieurs théologiens de Hollande, et le célèbre Newton, ont embrassé ce sentiment.

 

          Newton diffère de lui seulement en ce qu’il attribue à Samuel les livres de Moïse, au lieu que Spinosa en fait Esdras auteur. On peut voir toutes les raisons que Spinosa donne de son système dans son VIIIe, IXe et Xe chapitre : on y trouve beaucoup d’exactitude dans la chronologie ; une grande science de l’hsitoire, du langage, et des mœurs de son ancienne patrie ; plus de méthode et de raisonnement que dans tous les rabbins ensemble. Il me semble que peu d’écrivains avant lui avaient prouvé nettement que les Juifs reconnaissaient des prophètes chez les gentils : en un mot, il a fait un usage coupable de ses lumières ; mais il en avait de très grandes.

 

          Il faut chercher l’athéisme dans les anciens philosophes : on ne le trouve à découvert que dans les Œuvres posthumes de Spinosa. Son Traité de l’athéisme n’étant point sous ce titre, et étant écrit dans un latin obscur, et d’un style très sec, M. le comte de Boulainvilliers l’a réduit en français sous le titre de Réfutation de Spinosa ; nous n’avons que le poison ; Boulainvilliers n’eut pas le temps apparemment de donner l’antidote.

 

          Peu de gens ont remarqué que Spinosa, dans son funeste livre, parle toujours d’un Etre infini et suprême : il annonce Dieu en voulant le détruire. Les arguments dont Bayle l’accable me paraîtraient sans réplique, si en effet Spinosa admettait un Dieu ; car ce Dieu étant à la fois la matière et la pensée, il est absurde, comme Bayle l’a très bien prouvé, de supposer que Dieu soit à la fois agent et patient, cause et sujet, faisant le mal et le souffrant ; s’aimant, se haïssant lui-même ; se tuant, se mangeant. Un bon esprit, ajoute Bayle, aimerait mieux cultiver la terre avec les dents et les ongles, que de cultiver une hypothèse aussi choquante et aussi absurde ; car, selon Spinosa, ceux qui disent : Les Allemands ont tué dix mille Turcs, parlent mal et faussement ; ils doivent dire : Dieu modifié en dix mille Allemands a tué Dieu modifié en dix mille Turcs.

 

          Bayle a très grande raison, si Spinosa reconnaît un Dieu ; mais le fait est qu’il n’en reconnaît point du tout, et qu’il ne s’est servi de ce mot sacré que pour ne pas trop effaroucher les hommes.

 

          Entrêté de Descartes, il abuse de ce mot également célèbre et insensé de Descartes : Donnez-moi du mouvement et de la matière, et je vais former un monde.

 

          Entêté encore de l’idée incompréhensible et antiphysique que tout est plein, il s’est imaginé qu’il ne peut exister qu’une seule substance, un seul pouvoir qui raisonne dans les hommes, sent et se souvient dans les animaux, étincelle dans le feu, coule dans les eaux, roule dans les vents, gronde dans le tonnerre, végète sur la terre, est étendu dans tout l’espace.

 

          Selon lui, tout est nécessaire, tout est éternel ; la création est impossible ; point de dessein dans la structure de l’univers, dans la permanence des espèces, et dans la succession des individus. Les oreilles ne sont plus faites pour entendre, les yeux pour voir, le cœur pour recevoir et chasser le sang, l’estomac pour digérer, la cervelle pour penser, les organes de la génération pour donner la vie ; et des desseins divins ne sont que les effets d’une nécessité aveugle.

 

          Voilà au juste le système de Spinosa. Voilà, je crois, les côtés par lesquels il faut attaquer sa citadelle ; citadelle bâtie, si je ne me trompe, sur l’ignorance de la physique et sur l’abus le plus monstrueux de la métaphysique.

 

          Il semble, et on doit s’en flatter, qu’il y ait aujourd’hui peu d’athées. L’auteur de la Henriade a dit : « Un catéchiste annonce Dieu aux enfants, et Newton le démontre aux sages (3). » Plus on connaît la nature, plus on adore son auteur.

 

          L’athéisme ne peut faire aucun bien à la morale, et peut lui faire beaucoup de mal. Il est presque aussi dangereux que le fanatisme. Vous êtes, monseigneur, également éloigné de l’un et de l’autre, et c’est ce qui autorise la liberté que j’ai prise de mettre la vérité sous vos yeux sans aucun déguisement. J’ai répondu à toutes vos questions, depuis ce bouffon savant de Rabelais jusqu’au téméraire métaphysicien Spinosa.

 

          J’aurais pu joindre à cette liste une foule de petits livres qui ne sont guère connus que des bibliothécaires ; mais j’ai craint qu’en multipliant le nombre des coupables, je ne parusse diminuer l’iniquité. J’espère que le peu que j’ai dit affermira votre altesse dans ses sentiments pour nos dogmes et pour nos Ecritures, quand elle verra qu’elles n’ont été combattues que par des stoïciens entêtés, par des savants enflés de leur science, par des gens du monde qui ne connaissent que leur vaine raison, par des plaisants, qui prennent des bons mots pour des arguments, par des théologiens enfin qui, au lieu de marcher dans les voies de Dieu, se sont égarés dans leurs propres voies.

 

          Encore une fois, ce qui doit consoler une âme aussi noble que la vôtre, c’est que le théisme, qui perd aujourd’hui tant d’âmes, ne peut jamais nuire ni à la paix des Etats ni à la douceur de la société. La controverse a fait couler partout le sang, et le théisme l’a étanché. C’est un mauvais remède, je l’avoue, mais il a guéri les plus cruelles blessures. Il est excellent pour cette vie, s’il est détestable pour l’autre. Il damne sûrement son homme, mais il le rend paisible.

 

          Votre pays a été autrefois en feu pour des arguments, le théisme y a porté la concorde. Il est clair que si Poltrot, Jacques Clément, Jaurigni, Balthazar Gérard, Jean Chastel, Damiens, le jésuite Malagrida, etc., etc., etc., avaient été des théistes, il y aurait eu moins de princes assassinés.

 

          A Dieu ne plaise que je veuille préférer le théisme à la sainte religion des Ravaillac, des Damiens, des Malagrida, qu’ils ont méconnue et outragée ! Je dis seulement qu’il est plus agréable de vivre avec des théistes qu’avec des Ravaillac et des Brinvilliers qui vont à confesse ; et si votre altesse n’est pas de mon avis, j’ai tort.

 

 

 

1 – Cela se trouve textuellement dans le Dictionnaire de Ladvocat, et en des termes analogues dans le Dictionnaire de Barral. (G.A.)

 

2 – Ce ministre luthérien a écrit la Vie de Spinosa avec une grande probité, quoiqu’il fût un adversaire décidé des principes du philosophe. Voyez la traduction de cette Vie dans le premier volume des Œuvres complètes de Spinosa, publiées et annotées par J.-G. Prat, 1863. (G.A.)

 

3 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article THÉISME. (G.A.)

 

 

 

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