LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE *** - Partie 32
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LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE ***,
SUR RABELAIS ET SUR D’AUTRES AUTEURS ACCUSÉS
D’AVOIR MAL PARLÉ DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
- Partie 32 -
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LETTRE VIII.
SUR L’ENCYCLOPÉDIE.
MONSEIGNEUR,
Votre altesse demande quelques détails sur l’Encyclopédie ; j’obéis à vos ordres. Cet immense projet fut conçu par MM. Diderot et d’Alembert, deux philosophes qui font honneur à la France : l’un a été distingué par les générosités de l’impératrice de Russie (1) ; et l’autre par le refus d’une fortune éclatante offerte par cette impératrice, mais que sa philosophie même ne lui a pas permis d’accepter. M. le chevalier de Jaucourt, d’une ancienne maison qu’il illustre par ses vastes connaissances comme par ses vertus, se joignit à ces deux savants, et se signala par un travail infatigable.
Ils furent aidés par M. le comte d’Hérouville, lieutenant général des armées du roi, profondément instruit dans tous les arts qui peuvent tenir à votre grand art de la guerre ; par M. le comte de Tressan, aussi lieutenant général, dont les différents mérites sont universellement reconnus ; par M. de Saint-Lambert, ancien officier, qui, en faisant des vers mieux que Chapelle, n’en a pas moins approfondi ce qui regarde les armes. Plusieurs autres officiers généraux ont donné d’excellents Mémoires de tactique.
D’habiles ingénieurs ont enrichi ce Dictionnaire de tout ce qui concerne l’attaque et la défense des places. Des présidents et des conseillers des parlements ont fourni plusieurs articles sur la jurisprudence. Enfin il n’y a point de science, d’art, de profession, dont les plus grands maîtres n’aient à l’envi enrichi ce Dictionnaire. C’est le premier exemple, et le dernier peut-être sur la terre, qu’une foule d’hommes supérieurs se soient empressés sans aucun intérêt, sans aucune vue particulière, sans même celle de la gloire (puisque quelques-uns se sont cachés), à former ce dépôt immortel des connaissances de l’esprit humain (2).
Cet ouvrage fut entrepris sous les auspices et sous les yeux du comte d’Argenson, ministre d’Etat, capable de l’entendre, et digne de le protéger. Le vestibule de ce prodigieux édifice est un discours préliminaire composé par M. d’Alembert. J’ose dire hardiment que ce discours, applaudi de toute l’Europe, parut supérieur à la méthode de Descartes, et égal à tout ce que l’illustre chancelier Bacon avait écrit de mieux. S’il y a dans le cours de l’ouvrage des articles frivoles (3), et d’autres qui sentent plutôt le déclamateur que le philosophe, ce défaut est bien réparé par la quantité prodigieuse d’articles profonds et utiles. Les éditeurs ne purent refuser quelques jeunes gens qui voulurent, dans cette collection, mettre leurs essais à côté des chefs-d’œuvre des maîtres. On laissa gâter ce grand ouvrage par politesse ; c’est le salon d’Apollon où des peintres médiocres ont quelquefois mêlé leurs tableaux à ceux des Vanloo et des Lemoine. Mais votre altesse a bien dû s’apercevoir, en parcourant l’Encyclopédie, que cet ouvrage est précisément le contraire des autres collections, c’est-à-dire que le bon l’emporte de beaucoup sur le mauvais.
Vous sentez bien que dans une ville telle que Paris, plus remplie de gens de lettres que ne le furent jamais Athènes et Rome, ceux qui ne furent pas admis à cette entreprise importante s’élevèrent contre elle. Les jésuites commencèrent ; ils avaient voulu travaillé aux articles de théologie, et ils avaient été refusés. Il n’en fallait pas plus pour accuser les encyclopédistes d’irréligion, c’est la marche ordinaire. Les jansénistes, voyant que leurs rivaux sonnaient l’alarme, ne restèrent pas tranquilles. Il fallait bien montrer plus de zèle que ceux auxquels ils avaient tant reproché une morale commode (4).
Si les jésuites crièrent à l’impiété, les jansénistes hurlèrent. Il se trouva un convulsionnaire ou convulsionniste, nommé Abraham Chaumeix, qui présenta à des magistrats une accusation en forme, intitulée Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie, dont le premier tome paraissait à peine ; c’était un étrange assemblage que ces mots de préjugé qui signifie proprement illusion, et légitime qui ne convient qu’à ce qui est raisonnable. Il poussa ses préjugés très illégitimes jusqu’à dire que si le venin ne paraissait pas dans le premier volume, on l’apercevrait sans doute dans les suivants. Il rendait les encyclopédistes coupables, non pas de ce qu’ils avaient dit, mais de ce qu’ils diraient.
Comme il faut des témoins dans un procès criminel, il produisait saint Augustin et Cicéron ; et ces témoins étaient d’autant plus irréprochables qu’on ne pouvait convaincre Abraham Chaumeix d’avoir eu avec eux le moindre commerce. Les cris de quelques énergumènes, joints à ceux de cet insensé, excitèrent une assez longue persécution ; mais qu’est-il arrivé ? la même chose qu’à la saine philosophie, à l’émélique, à la circulation du sang, à l’inoculation : tout cela fut proscrit pendant quelque temps, et a triomphé enfin de l’ignorance, de la bêtise, et de l’envie ; le Dictionnaire encyclopédique, malgré ses défauts, a subsisté, et Abraham Chaumeix est allé cacher sa honte à Moscou. On dit que l’impératrice l’a forcé à être sage ; c’est un des prodiges de son règne. Moïse leur a été donnée pour être éternelle ; qu’il est impossible que Dieu ait changé, et qu’il se soit parjuré ; que notre Sauveur lui-même en est convenu. Ils nous objectent que, selon Jésus-Christ, aucun point, aucun iota de la loi ne doit être transgressé ; que Jésus était venu pour accomplir la loi, et non pour l’abolir ; qu’il en a observé tous les commandements, qu’il a été observé tous les commandements, qu’il a été circoncis ; qu’il a gardé le sabbat, solennisé toutes les fêtes ; qu’il est né Juif ; qu’il a vécu Juif ; qu’il est mort Juif ; qu’il n’a jamais institué une religion nouvelle ; que nous n’avons pas une seule ligne de lui ; que c’est nous, et non pas lui, qui avons fait la religion chrétienne.
Il ne faut pas qu’un chrétien hasarde de disputer contre un Juif, à moins qu’il ne sache la langue hébraïque comme sa langue maternelle ; ce qui seul peut le mettre en état d’entendre les prophéties, et de répondre aux rabbins. Voici comme s’exprime Joseph Scaliger dans ses Excerpta : « Les Juifs sont subtils ; que Justin a écrit misérablement contre Tryphon ! et Tertullien plus mal encore ! Qui veut réfuter les Juifs, doit connaître à fond le judaïsme. Quelle honte ! les chrétiens écrivent contre les chrétiens, et n’osent écrire contre les Juifs ! »
Le Toldos Jeschut est le plus ancien écrit Juif qui nous ait été transmis contre notre religion (5). C’est une Vie de Jésus-Christ toute contraire à nos saints Evangiles ; elle paraît être du premier siècle, et même écrite avant les Evangiles ; car l’auteur ne parle pas d’eux, et probablement il aurait tâché de les réfuter s’il les avait connus. Il fait Jésus fils adultérin de Miriah ou Mariah, et d’un soldat nommé Joseph Panther il raconte que lui et Judas voulurent chacun se faire chef de secte ; que tous deux semblaient opérer des prodiges, par la vertu du nom de Jéhova, qu’ils avaient appris à prononcer comme il le faut pour faire les conjurations. C’est un ramas de rêveries rabbiniques fort au-dessous des Mille et une Nuits. Origène le réfuta, et c’était le seul qui le pouvait faire ; car il fut presque le seul Père grec savant dans la langue hébraïque.
Les Juifs théologiens n’écrivirent guère plus raisonnablement jusqu’au onzième siècle : alors éclairés par les Arabes devenus la seule nation savante, ils mirent plus de jugement dans leurs ouvrages : ceux du rabbin Aben Hezra (6) furent très estimés : il fut chez les Juifs le fondateur de la raison, autant qu’on la peut admettre dans les disputes de ce genre. Spinosa s’est beaucoup servi de ses ouvrages.
Longtemps après Aben Hezra, vint Maimonides au treizième siècle : il eut encore plus de réputation. Depuis ce temps-là jusqu’au seizième, les Juifs eurent des livres intelligibles, et par conséquent dangereux : ils en imprimèrent quelques-uns dès la fin du siècle quinzième. Le nombre de leurs manuscrits était considérable. Les théologiens chrétiens craignirent la séduction ; ils firent brûler les livres juifs sur lesquels ils purent mettre la main ; mais ils ne purent ni trouver tous les livres, ni convertir jamais un seul homme de cette religion. On a vu, il est vrai, quelques Juifs feindre d’abjurer, tantôt par avarice, tantôt par terreur ; mais aucun n’a jamais embrassé le christianisme de bonne foi ; un Carthaginois aurait plutôt pris le parti de Rome, qu’un Juif ne se serait fait chrétien. Orobio parle de quelques rabbins espagnols et arabes qui abjurèrent et devinrent évêques en Espagne ; mais il se garde bien de dire qu’ils eussent renoncé de bonne foi à leur religion.
Les Juifs n’ont point écrit contre le mahométisme ; ils ne l’ont pas à beaucoup près dans la même horreur que notre doctrine : la raison en est évidente ; les musulmans ne font point un dieu de Jésus-Christ.
Par une fatalité qu’on ne peut assez déplorer, plusieurs savants chrétiens ont quitté leur religion pour le judaïsme. Rittangel, professeur de langues orientales à Kœnigsberg dans le dix-septième siècle, embrassa la loi mosaïque. Antoine, ministre à Genève, fut brûlé pour avoir abjuré le christianisme en faveur du judaïsme, en 1632. Les Juifs le comptent parmi les martyrs qui leur font le plus d’honneur. Il fallait que sa malheureuse persuasion fût bien forte puisqu’il aima mieux souffrir le plus affreux supplice que se rétracter.
On lit dans le Nizzachon Vetus, c’est-à-dire le Livre de l’ancienne victoire, un trait concernant la supériorité de la loi mosaïque sur la chrétienne et sur la persane, qui est bien dans le goût oriental. Un roi ordonne à un Juif, à un galiléen, et à un mahométan, de quitter chacun sa religion, et leur laisse la liberté de choisir une des deux autres ; mais s’ils ne changent pas, le bourreau est là qui va leur trancher la tête. Le chrétien dit : Puisqu’il faut mourir ou changer, j’aime mieux être de la religion de Moïse que de celle de Mahomet ; car les chrétiens sont plus anciens que les musulmans, et les Juifs plus anciens que Jésus ; je me fais donc juif. Le mahométan dit : Je ne puis me faire chien de chrétien. J’aime encore mieux me faire chien de juif, puisque ces juifs ont le droit de primauté. Sire, dit le Juif, votre majesté voit bien que je ne puis embrasser ni la loi du chrétien ni celle du mahométan, puisque tous deux ont donné la préférence à la mienne. Le roi fut touché de cette raison, renvoya son bourreau, et se fit juif. Tout ce qu’on peut inférer de cette historiette, c’est que les princes ne doivent pas avoir des bourreaux pour apôtres.
Cependant les Juifs ont eu des docteurs rigides et scrupuleux, qui ont craint que leurs compatriotes ne se laissassent subjuguer par les chrétiens. Il y a eu entre autres un rabbin nommé Beccai, dont voici les paroles : « Les sages défendent de prêter de l’argent à un chrétien, de peur que le créancier ne soit corrompu par le débiteur ; mais un Juif peut, emprunter d’un chrétien, sans crainte d’être séduit par lui, car le débiteur évite toujours son créancier. »
Malgré ce beau conseil, les Juifs ont toujours prêté à une grosse usure aux chrétiens, et n’en ont pas été plus convertis.
Après le fameux Nizzachon Vetus, nous avons la religion de la dispute du rabbin Zéchiel et du dominicain frère Paul, dit Cyriaque. C’est une conférence tenue entre ces deux savants hommes, en 1263, en présence de don Jacques, roi d’Aragon, et de la reine sa femme. Cette conférence est très mémorable. Les deux athlètes étaient savants dans l’hébreu et dans l’antiquité. Le Talmud, le Targum, les archives du santhédrin, étaient sur la table. On expliquait en espagnol les endroits contestés. Zéchiel soutenait que Jésus avait été condamné sous le roi Alexandre Jannée, et non sous Hérode le tétrarque, conformément à ce qui est rapporté dans le Toldos Jeschut et dans le Talmud. Vos Evangiles, disait-il, n’ont été écrits que vers le commencement de votre second siècle, et ne sont point authentiques comme notre Talmud. Nous n’avons pu crucifier celui dont vous nous parlez du temps d’Hérode le tétrarque, puisque nous n’avions pas alors le droit du glaive ; nous ne pouvons l’avoir crucifié, puisque ce supplice n’était point en usage parmi nous. Notre Talmud porte que celui qui périt du temps de Jannée fut condamné à être lapidé. Nous ne pouvons pas plus croire vos Evangiles que les lettres prétendues de Pilate que vous avez supposées. Il était aisé de renverser cette vaine érudition rabbinique. La reine finit la dispute en demandant aux Juifs pourquoi ils puaient (7).
Ce même Zéchiel eut encore plusieurs autres conférences dont un de ses disciples nous rend compte. Chaque parti s’attribua la victoire, quoiqu’elle ne pût être que du côté de la vérité.
Le Rempart de la foi, écrit par un Juif nommé Isaac, trouvé en Afrique, est bien supérieur à la relation de Zéchiel, qui est très confuse, et remplie de puérilités. Isaac est méthodique et très bon dialecticien : jamais l’erreur n’eut peut-être un plus grand appui. Il a rassemblé sous cent propositions toutes les difficultés que les incrédules ont prodiguées depuis.
C’est là qu’on voit les objections contre les deux généalogies de Jésus-Christ, qui sont différentes l’une de l’autre ;
Contre les citations des passages des prophètes qui ne se trouvent point dans les livres juifs ;
Contre la divinité de Jésus-Christ, qui n’est pas expressément annoncée dans les Evangiles, mais qui n’en est pas moins prouvée par les saints conciles ;
Contre l’opinion que Jésus n’avait point de frères ni de sœurs ;
Contre les différentes relations des évangélistes, que l’on a cependant conciliées ;
Contre l’histoire du Lazare ;
Contre les prétendues falsifications des anciens livres canoniques.
Enfin les incrédules les plus déterminés n’ont presque rien allégué qui ne soit dans ce Rempart de la foi du rabbin Isaac. On ne peut faire un crime aux Juifs d’avoir essayé de soutenir leur antique religion aux dépens de la nôtre : on ne peut que les plaindre ; mais quels reproches ne doit-on pas faire à ceux qui ont profité des disputes des chrétiens et des Juifs pour combattre l’une et l’autre religion ! Plaignons ceux qui, effrayés de dix-sept siècles de contradictions, et lassés de tant de disputes, se sont jetés dans le théisme, et n’ont voulu admettre qu’un Dieu avec une morale pure. S’ils ont conservé la charité, ils ont abandonné la foi ; ils ont cru être hommes au lieu d’être chrétiens. Ils devaient être soumis, et ils n’ont aspiré qu’à être sages ! Mais combien la folie de la croix est-elle supérieure à cette sagesse ! comme dit l’apôtre Paul.
1 – Catherine II acheta la bibliothèque de Diderot, et lui en laissa jouissance. (G.A.)
2 – On trouve dans le septième volume de l’Encyclopédie, édition de Genève, une liste des collaborateurs de Diderot et de d’Alembert. (G.A.)
3 – Voltaire veut surtout désigner ici les articles faits par Cahusac Desmahis. (G.A.)
4 – Voyez les Encyclopédistes, par Pascal Duprat, 1866. (G.A.)
5 – Volvaire revient souvent à ce livre. . (G.A.)
6 – Né à Tolède en 1119, mort en 1174. (G.A.)
7 – Henri Heine a brodé sur ce thème. (G.A.)