LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE *** - Partie 27
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LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE ***,
SUR RABELAIS ET SUR D’AUTRES AUTEURS ACCUSÉS
D’AVOIR MAL PARLÉ DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
- Partie 27 -
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DE FRÉRET.
L’illustre et profond Fréret était secrétaire perpétuel de l’Académie des belles-lettres de Paris. Il avait fait dans les langues orientales, et dans les ténèbres de l’antiquité, autant de progrès qu’on en peut faire. En rendant justice à son immense érudition et à sa probité, je ne prétends point excuser son hétérodoxie. Non-seulement il était persuadé avec saint Irénée que Jésus était âgé de plus de cinquante ans quand il souffrit le dernier supplice, mais il croyait avec le Targum que Jésus n’était point né du temps d’Hérode, et qu’il faut rapporter sa naissance au temps du petit roi Jannée, fils d’Hircan (1). Les Juifs sont les seuls qui aient eu cette opinion singulière ; M. Fréret tâchait de l’appuyer, en prétendant que nos Evangiles n’ont été écrit que plus de quarante ans après l’année où nous plaçons la mort de Jésus ; qu’ils n’ont été faits qu’en des langues étrangères, et dans des villes très éloignées de Jérusalem, comme Alexandrie, Corinthe, Ephèse, Antioche, Ancyre, Thessalonique : toutes villes d’un grand commerce, remplies de thérapeutes, de disciples de Jean, de judaïques, de galiléens divisés en plusieurs sectes. De là vient, dit-il, qu’il y eut un très grand nombre d’Evangiles, tous différents les uns des autres, chaque société particulière et cachée voulant avoir le sien. Fréret prétend que les quatre qui sont restés canoniques ont été écrits les derniers. Il croit en rapporter des preuves incontestables : c’est que les premiers Pères de l’Eglise citent très souvent des paroles qui ne se trouvent que dans l’Evangile des Egyptiens, ou dans celui des Nazaréens, ou dans celui de saint Jacques, et que Justin est le premier qui cite expressément les Evangiles reçus.
Si ce dangereux système était accrédité, il s’ensuivrait évidemment que les livres intitulés de Matthieu, de Jean, de Marc, et de Luc, n’ont été écrits que vers le temps de l’enfance de Justin, environ cent ans après notre ère vulgaire. Cela seul renverserait de fond en comble notre religion. Les mahométans qui virent leur faux prophète débiter les feuilles de son Koran, et qui les virent après sa mort rédigées solennellement par le calife Abubéker, triompheraient de nous ; ils nous diraient : « Nous n’avons qu’un Alcoran, et vous avez eu cinquante Evangiles ; nous avons précieusement conservé l’original : et vous avez choisi au bout de quelques siècles quatre Evangiles dont vous n’avez jamais connu les dates. Vous avez fait votre religion pièce à pièce ; la nôtre a été faite d’un seul trait, comme la création. Vous avez cent fois varié, et nous n’avons changé jamais. »
Grâces au ciel nous ne sommes pas réduits à ces termes funestes. Où en serions-nous si ce que Fréret avance était vrai ? Nous avons assez de preuves de l’antiquité des quatre Evangiles : saint Irénée dit expressément qu’il n’en faut que quatre.
J’avoue que Fréret réduit en poudre les pitoyables raisonnements d’Abbadie. Cet Abbadie prétend que les premiers chrétiens mouraient pour les Evangiles, et qu’on ne meurt que pour la vérité. Mais cet Abbadie reconnaît que les premiers chrétiens avaient fabriqué de faux Evangiles. Donc, selon Abbadie même, les premiers chrétiens mouraient pour le mensonge. Abbadie devait considérer deux choses essentielles : premièrement, qu’il n’est écrit nulle part que les premiers martyrs aient été interrogés par les magistrats sur les Evangiles ; secondement, qu’il y a des martyrs dans toutes les communions. Mais si Fréret terrasse Abbadie, il est renversé lui-même par les miracles que nos quatre saints Evangiles véritables ont opérés. Il nie les miracles, mais on lui oppose une nuée de témoins ; il nie les témoins, et alors il ne faut que le plaindre.
Je conviens avec lui qu’on s’est servi souvent de fraudes pieuses ; je conviens qu’il est dit, dans l’Appendice du premier concile de Nicée, que, pour distinguer tous les livres canoniques des faux, on les mit pêle-mêle sur une grande table, qu’on pria le Saint-Esprit de faire tomber à bas tous les apocryphes ; et aussitôt ils tombèrent ; et il ne resta que les véritables. J’avoue, enfin, que l’Eglise a été inondée de fausses légendes. Mais de ce qu’il y a eu des mensonges et de la mauvaise foi, s’ensuit-il qu’il n’y ait eu ni vérité, ni candeur ? Certainement Fréret va trop loin : il renverse tout l’édifice, au lieu de le réparer ; il conduit, comme tant d’autres, le lecteur à l’adoration d’un seul Dieu sans la médiation du Christ. Mais du moins son livre respire une modération qui lui ferait presque pardonner ses erreurs ; il ne prêche que l’indulgence et la tolérance ; il ne dit point d’injures cruelles aux chrétiens comme milord Bolingbroke ; il ne se moque point d’eux comme le curé Rabelais et le curé Swift. C’est un philosophe d’autant plus dangereux qu’il est très instruit, très conséquent, et très modeste. Il faut espérer qu’il se trouvera des savants qui le réfuteront mieux qu’on n’a fait jusqu’à présent d’autant plus dangereux qu’il est très instruit, très conséquent, et très modeste. Il faut espérer qu’il se trouvera des savants qui le réfuteront mieux qu’on n’a fait jusqu’à présent.
Son plus terrible argument est que si Dieu avait daigné se faire homme et Juif, et mourir en Palestine par un supplice infâme pour expier les crimes du genre humain, et pour bannir le péché de la terre, il ne devait plus y avoir ni péché, ni crime : cependant, dit-il, les chrétiens ont été des monstres cent fois plus abominables que tous les sectateurs des autres religions ensemble. Il en apporte pour preuve évidente les massacres, les roues, les gibets, et les bûchers des Cévennes, et près de cent mille hommes égorgés dans cette province sous nos yeux ; les massacres des vallées de Piémont ; les massacres des anabaptistes massacreurs et massacrés en Allemagne ; les massacres des luthériens et des papistes depuis le Rhin jusqu’au fond du Nord ; les massacres d’Irlande, d’Angleterre, et d’Ecosse, du temps de Charles Ier, massacré lui-même ; les massacres ordonnés par Marie et par Henri VIII son père ; les massacres de la Saint-Barthélemy en France, et quarante ans d’autres massacres depuis François II jusqu’à l’entrée de Henri IV dans Paris ; les massacres de l’inquisition, peut-être plus abominables encore, parce qu’ils se font juridiquement ; enfin, les massacres de douze millions d’habitants du Nouveau-Monde, exécutés le crucifix à la main, sans compter tous les massacres faits précédemment au nom de Jésus-Christ depuis Constantin, et sans compter encore plus de vingt schismes et de vingt guerres de papes contre papes, et d’évêques contre évêques, les empoisonnements, les assassinats les rapines des papes Jean VI, Jean XII, des Jean XVIII, des Grégoire VII, des Boniface VIII, des Alexandre VI, et de quelques autres papes qui passèrent de si loin en scélératesse les Néron et les Caligula. Enfin il remarque que cette épouvantable chaîne, presque perpétuelle, de guerres de religion pendant quatorze cents années, n’a jamais subsisté que chez les chrétiens ; et qu’aucun peuple, hors eux, n’a fait couler une goutte de sang pour des arguments de théologie.
On est forcé d’accorder à M. Fréret que tout cela est vrai. Mais en faisant le dénombrement des crimes qui ont éclaté, il oublie les vertus qui se sont cachées ; il oublie surtout que les horreurs infernales dont il fait un si prodigieux étalage, sont l’abus de la religion chrétienne, et n’en sont pas l’esprit. Si Jésus-Christ n’a pas détruit le péché sur la terre, qu’est-ce que cela prouve ? On en pourrait inférer tout au plus, avec les jansénistes, que Jésus-Christ n’est pas venu pour tous, mais pour plusieurs : pro vobis et pro multis. Mais sans comprendre les hauts mystères, contentons-nous de les adorer, et surtout n’accusons pas cet homme illustre (2) d’avoir été athéiste.
1 – Voltaire fait ici une analyse de l’Examen critique des apologistes de la religion chrétienne, ouvrage qui parut sous le nom de Fréret en 1766, mais dont le véritable auteur est Lévesque de Burigny, que Voltaire connaissait bien pour tel. (G.A.)
2 – Ou plutôt ingénieux. (G.A.)