LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE *** - Partie 25
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LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE ***,
SUR RABELAIS ET SUR D’AUTRES AUTEURS ACCUSÉS
D’AVOIR MAL PARLÉ DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
- Partie 25 -
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DE MADEMOISELLE HUBER.
Mademoiselle Huber était une femme de beaucoup d’esprit, et sœur de l’abbé Huber, très connu de monseigneur votre père. Elle s’associa avec un grand métaphysicien pour écrire, vers l’an 1740, le livre intitulé La religion essentielle à l’homme. Il faut convenir que malheureusement cette religion essentielle est le pur théisme, tel que les noachides le pratiquèrent, avant que Dieu eût daigné se faire un peuple chéri dans les déserts de Sinaï et d’Horeb, et lui donner des lois particulières. Selon mademoiselle Hubert et son ami, la religion essentielle à l’homme doit être de tous les temps, de tous les lieux, et de tous les esprits. Tout ce qui est mystère est au-dessus de l’homme, et n’est pas fait pour lui ; la pratique des vertus ne peut avoir aucun rapport avec le dogme. La religion essentielle à l’homme est dans ce qu’on doit faire, et non dans ce qu’on ne peut comprendre. L’intolérance est à la religion essentielle ce que la barbarie est à l’humanité, la cruauté à la douceur. Voilà le précis de tout le livre. L’auteur est très abstrait : c’est une suite de lemmes et de théorèmes qui répandent quelquefois plus d’obscurité que de lumières. On a peine à suivre cette marche. Il est étonnant qu’une femme ait écrit en géomètre sur une matière si intéressante : peut-être a-t-elle voulu rebuter des lecteurs qui l’auraient persécutée, s’ils l’avaient entendue, et s’ils avaient eu du plaisir en la lisant. Comme elle était protestante, elle n’a guère été lue que par des protestants. Un prédicant, nommé Deroches, l’a réfutée, et même assez poliment pour un prédicant. Les ministres protestants, monseigneur, devraient, ce me semble, être plus modérés avec les théistes que les évêques catholiques et les cardinaux ; car supposé un moment, ce qu’à Dieu ne plaise, que le théisme prévalût, qu’il n’y eût qu’un culte simple, sous l’autorité des lois et des magistrats, que tout fût réduit à l’adoration de l’Etre suprême rémunérateur et vengeur, les pasteurs protestants n’y perdront rien ; ils resteront chargés de présider aux prières publiques faites à l’Etre suprême, et seront toujours des maîtres de morale : on leur conservera leurs pensions, ou s’ils les perdent, cette perte sera bien modique. Leurs antagonistes, au contraire, ont de riches prélatures ; ils sont comtes, ducs, princes ; ils ont des souverainetés ; et quoique tant de grandeurs et de richesses conviennent mal peut-être aux successeurs des apôtres, ils ne souffriront jamais qu’on les en dépouille : les droits temporels même qu’ils ont acquis sont tellement liés aujourd’hui à la constitution des Etats catholiques, qu’on ne peut les en priver que par des secousses violentes.
Or, le théisme est une religion sans enthousiasme, qui par elle-même ne causera jamais de révolution. Elle est erronée, mais elle est paisible. Tout ce qui est à craindre, c’est que le théisme, si universellement répandu, ne dispose insensiblement tous les esprits à mépriser le joug des pontifes, et qu’à la première occasion la magistrature ne les réduise à la fonction de prier Dieu pour le peuple ; mais tant qu’ils seront modérés, ils seront respectés : il n’y a jamais que l’abus du pouvoir qui puisse énerver le pouvoir. Remarquons en effet, monseigneur, que deux ou trois cents volumes de théisme n’ont jamais diminué d’un écu le revenu des pontifes catholiques romains, et que deux ou trois écrits de Luther et de Calvin leur ont enlevé environ cinquante millions de rente. Une querelle de théologie pouvait, il y a deux cents ans, bouleverser l’Europe ; le théisme n’attroupa jamais quatre personnes. On peut même dire que cette religion, en trompant les esprits, les adoucit, et qu’elle apaise les querelles que la vérité mal entendue a fait naître. Quoi qu’il en soit, je me borne à rendre à votre altesse un compte fidèle. C’est à vous qu’il appartient de juger.