LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE *** - Partie 18
Photo de PAPAPOUSS
LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE ***,
SUR RABELAIS ET SUR D’AUTRES AUTEURS ACCUSÉS
D’AVOIR MAL PARLÉ DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
- Partie 18 -
____
DE THÉOPHILE.
Il en a été de même de Théophile (1) très célèbre dans son temps : c’était un jeune homme de bonne compagnie, faisant très facilement des vers médiocres, mais qui eurent de la réputation ; très instruit dans les belles-lettres ; écrivant purement en latin ; homme de table autant que de cabinet ; bien venu chez les jeunes seigneurs qui se piquaient d’esprit, et surtout chez cet illustre et malheureux duc de Montmorency, qui, après avoir gagné des batailles, mourut sur un échafaud.
S’étant trouvé un jour avec deux jésuites, et la conversation étant tombée sur quelques points de la malheureuse philosophie de son temps, la dispute s’aigrit. Les jésuites substituèrent les injures aux raisons. Théophile était poète et Gascon, genus irritabile vatum et Vasconum. Il fit une petite pièce de vers où les jésuites n’étaient pas trop bien traités ; en voici trois qui coururent toute la France.
Cette grande et noire machine,
Dont le souple et le vaste corps
Etend ses bras jusqu’à la Chine.
Théophile même les rappelle dans une épître en vers, écrite de sa prison, au roi Louis XIII. Tous les jésuites se déchaînèrent contre lui. Les deux plus furieux, Garasse et Guérin, déshonorèrent la chaire et violèrent les lois en le nommant dans leurs sermons, en le traitant d’athée et d’homme abominable, en excitant contre lui toutes leurs dévotes.
Un jésuite plus dangereux, nommé Voisin, qui n’écrivait ni ne prêchait, mais qui avait un grand crédit auprès du cardinal de La Rochefoucauld, intenta un procès criminel à Théophile, et surborna contre lui un jeune débauché, nommé Sajeot, qui avait été son écolier, et qui passait pour avoir servi à ses plaisirs infâmes, ce que l’accusé lui reprocha à la confrontation. Enfin le jésuite Voisin obtint, par la faveur du jésuite Caussin, confesseur du roi, un décret de prise de corps contre Théophile sur l’accusation d’impiété et d’athéisme. Le malheureux prit la fuite, on lui fit son procès par contumace, il fut brûlé en effigie en 1621. Qui croirait que la rage des jésuites n’était pas encore assouvie ? Voisin paya un lieutenant de la connétablie, nommé Le Blanc, pour l’arrêter dans le lieu de sa retraite en Picardie. On l’enferma chargé de fers dans un cachot, aux acclamations de la populace à qui Le Blanc criait : C’est un athée que nous allons brûler. De là on le mena à Paris, à la Conciergerie, où il fut mis dans le cachot de Ravaillac. Il y resta une année entière, pendant laquelle les jésuites prolongèrent son procès pour chercher contre lui des preuves.
Pendant qu’il était dans les fers, Garasse publiait sa Doctrine curieuse, dans laquelle il dit que Pasquier, le cardinal Wolsey, Scaliger, Luther, Calvin, Bèze, le roi d’Angleterre, le landgrave de Hesse, et Théophile, sont des bélîtres d’athéistes et de carpocratiens. Ce Garasse écrivait dans son temps comme le misérable ex-jésuite Nonotte a écrit dans le sien : la différence est que l’insolence de Garasse était fondée sur le crédit qu’avaient alors les jésuites, et que la fureur de l’absurde Nonotte est le fruit de l’horreur et du mépris où les jésuites sont tombés dans l’Europe ; c’est le serpent qui veut mordre encore quand il a été coupé en tronçons. Théophile fut surtout interrogé sur le Parnasse satirique, recueil d’impudicités dans le goût de Pétrone, de Martial, de Catulle, d’Ausone, de l’archevêque de Bénévent La Casa, de l’évêque d’Angoulême Octavien de Saint-Gelais, et de Melin de Saint-Gelais son fils, de l’Aretin, de Chorier, de Marot, de Verville, des épigrammes de Rousseau, et de cent autres sottises licencieuses. Cet ouvrage n’était pas de Théophile. Le libraire avait rassemblé tout ce qu’il avait pu de Maynard, de Colletet, de Frénicle, magistrat, et depuis de l’Académie des sciences, et de quelques seigneurs de la cour. Il fut avéré que Théophile n’avait point de part à cette édition, contre laquelle lui-même avait présenté requête. Enfin les jésuites, quelques puissants qu’ils fussent alors, ne purent avoir la consolation de le faire brûler, et ils eurent même beaucoup de peine à obtenir qu’il fût banni de Paris. Il y revint malgré eux, protégé par le duc de Montmorency, qui le logea dans son hôtel, où il mourut, en 1626, du chagrin auquel une si cruelle persécution le fit enfin succomber.
1 – Théophile de Viau, né en 1590. Ses Œuvres complètes ont été rééditées en 1856. (G.A.)