LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE *** - Partie 15
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LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE ***,
SUR RABELAIS ET SUR D’AUTRES AUTEURS ACCUSÉS
D’AVOIR MAL PARLÉ DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
- Partie 15 -
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LETTRE VI.
SUR LES ALLEMANDS.
MONSEIGNEUR,
Votre Allemagne a eu aussi beaucoup de grands seigneurs et de philosophes accusés d’irréligion. Votre célèbre Corneille Agrippa, au seizième siècle, fut regardé, non-seulement comme un sorcier, mais comme un incrédule ; cela est contradictoire ; car un sorcier croit en Dieu, puisqu’il ose mêler le nom de Dieu dans toutes ses conjurations. Un sorcier croit au diable, puisqu’il se donne au diable. Chargé de ces deux calomnies comme Apulée, Agrippa fut bienheureux de n’être qu’en prison, et de ne mourir qu’à l’hôpital. Ce fut lui qui, le premier, débita que le fruit défendu dont avaient mangé Adam et Eve étaient la jouissance de l’amour, à laquelle ils s’étaient abandonnés avant d’avoir reçu de Dieu la bénédiction nuptiale. Ce fut encore lui qui, après avoir cultivé les sciences, écrivit le premier contre elles. Il décria le lait dont il avait été nourri, parce qu’il l’avait très mal digéré. Il mourut dans l’hôpital de Grenoble en 1535.
Je ne connais votre fameux docteur Faustus que par la comédie dont il est le héros, et qu’on joue dans toutes vos provinces de l’empire. Votre docteur Faustus y est dans un commerce suivi avec le diable. Il lui écrit des lettres qui cheminent par l’air au moyen d’une ficelle : il en reçoit des réponses. On voit des miracles à chaque acte, et le diable emporte Faustus à la fin de la pièce. On dit qu’il était né en Souabe, et qu’il vivait sous Maximilien Ier. Je ne crois pas qu’il ait fait plus de fortune auprès de Maximilien qu’auprès du diable son autre maître.
Le célèbre Erasme fut également soupçonné d’irréligion par les catholiques et par les protestants, parce qu’il se moquait des excès où les uns et les autres tombèrent. Quand deux partis ont tort, celui qui se tient neutre, et qui par conséquent a raison, est vexé par l’un et par l’autre. La statue qu’on lui a dressée dans la place de Rotterdam, sa patrie, l’a vengé de Luther et de l’inquisition.
Mélanchthon, terre noire, fut à peu près dans le cas d’Erasme. On prétend qu’il changea quatorze fois de sentiment sur le péché original et sur la prédestination. On l’appelait, dit-on, le Protée d’Allemagne. Il aurait voulu en être le Neptune qui retient la fougue des vents.
Jan cælum terramquemeo sine numine, venti,
Miscere, et tantas audetis tollere motes.
VIRG., Eneid., I, 137.
Il était modéré et tolérant. Il passa pour indifférent. Etant devenu protestant, il conseilla à sa mère de rester catholique. De là on jugea qu’il n’était ni l’un ni l’autre.
J’omettrai, si vous le permettez, la foule de sectaires à qui l’on a reproché d’embrasser des factions plutôt que d’adhérer à des opinions, et de croire à l’ambition ou à la cupidité bien plutôt qu’à Luther et au pape. Je ne parlerai pas des philosophes, accusés de n’avoir eu d’autre Evangile que la nature.
Je viens à votre illustre Leibnitz. Fontenelle, en faisant son éloge à Paris en pleine Académie, s’exprime sur sa religion en ces termes : « On l’accuse de n’avoir été qu’un grand et rigide observateur du droit naturel : ses pasteurs lui en ont fait des réprimandes publiques et inutiles. »
Vous verrez bientôt, monseigneur, que Fontenelle, qui parlait ainsi, avait essuyé des imputations non moins graves.
Wolf, le disciple de Leibnitz, a été exposé à un plus grand danger : il enseignait les mathématiques dans l’université de Hall avec un succès prodigieux. Le professeur théologien Lange, qui gelait de froid dans la solitude de son école, tandis que Wolf avait cinq cents auditeurs, s’en vengea en dénonçant Wolf comme un athée. Le feu roi de Prusse Frédéric-Guillaume, qui s’entendait mieux à exercer ses troupes qu’aux disputes des savants, crut Lange trop aisément ; il donna le choix à Wolf de sortir de ses Etats dans vingt-quatre heures, ou d’être pendu. Le philosophe résolut sur-le-champ le problème en se retirant à Marbourg où ses écoliers le suivirent, et où sa gloire et sa fortune augmentèrent. La ville de Hall perdit alors plus de quatre cent mille florins par an que Wolf lui valait par l’affluence de ses disciples : le revenu du roi en souffrit, et l’injustice faite au philosophe ne retomba que sur le monarque. Vous savez, monseigneur, avec quelle équité et quelle grandeur d’âme le successeur de ce prince (1) répara l’erreur dans laquelle on avait entraîné son père.
Il est dit à l’article Wolf dans un dictionnaire (2), que Charles-Frédéric, philosophe couronné, ami de Wolf, l’éleva à la dignité de vice-chancelier de l’université de l’électeur de Bavière, et de baron de l’empire. Le roi dont il est parlé dans cet article est en effet un philosophe, un savant, un très grand génie, ainsi qu’un très grand capitaine sur le trône ; mais il ne s’appelle point Charles ; il n’y a point dans ses Etats d’université appartenante à l’électeur de Bavière ; l’empereur seul fait des barons de l’empire. Ces petites fautes, qui sont trop fréquentes dans tous les dictionnaires, peuvent être aisément corrigées.
Depuis ce temps, la liberté de penser a fait des progrès étonnants dans tout le nord de l’Allemagne. Cette liberté même a été portée à un tel excès, qu’on a imprimé, en 1766, un Abrégé de l’histoire ecclésiastique de Fleury, avec une Préface (3) d’un style éloquent, qui commence par ces paroles :
« L’établissement de la religion chrétienne a eu, comme tous les empires, de faibles commencements. Un Juif de la lie du peuple, dont la naissance est douteuse, qui mêle aux absurdités des anciennes prophéties des préceptes de morale, auquel on attribue des miracles, est le héros de cette secte : douze fanatiques se répandent d’Orient en Italie, etc. »
Il est triste que l’auteur de ce morceau, d’ailleurs profond et sublime, se soit laissé emporter à une hardiesse si fatale à notre sainte religion. Rien n’est plus pernicieux. Cependant cette licence prodigieuse n’a presque point excité de rumeurs. Il est bien à souhaiter que ce livre soit peu répandu. On n’en a tiré, à ce que je présume, qu’un petit nombre d’exemplaires.
Le Discours de l’empereur Julien contre le christianisme, traduit à Berlin par le marquis d’Argens, chambellan du roi de Prusse, et dédié au prince Ferdinand de Brunswick (4), serait un coup non moins funeste porté à notre religion, si l’auteur n’avait pas eu le soin de rassurer par des remarques savantes les esprits effarouchés. L’ouvrage est précédé d’une préface sage et instructive, dans laquelle il rend justice (il est vrai) aux grandes qualités et aux vertus de Julien, mais dans laquelle aussi il avoue les erreurs funestes de cet empereur. Je pense, monseigneur, que ce livre ne vous est pas inconnu, et que votre christianisme n’en a pas été ébranlé.
1 – Frédéric II. (G.A.)
2 – Dictionnaire historique de Barral et Guibaud. (G.A.)
3 – Cet Abrégé est de l’abbé de Prades, et la Préface est de Frédéric II. (G.A.)
4 – Celui-là même à qui Voltaire écrit. Voyez le Discours de l’empereur Julien. (G.A.)