LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE *** - Partie 14
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LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE ***,
SUR RABELAIS ET SUR D’AUTRES AUTEURS ACCUSÉS
D’AVOIR MAL PARLÉ DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
- Partie 14 -
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LETTRE V.
SUR SWIFT.
Il est vrai, monseigneur, que je ne vous ai point parlé de Swift ; il mérite un article à part : c’est le seul écrivain anglais de ce genre qui ait été plaisant. C’est une chose bien étrange que les deux hommes à qui on doit le plus reprocher d’avoir osé tourner la religion chrétienne en ridicule, aient été deux prêtres ayant charge d’âmes. Rabelais fut curé de Meudon. Swift fut doyen de la cathédrale de Dublin ; tous deux lancèrent plus de sarcasmes contre le christianisme que Molière n’en a prodigué contre la médecine ; et tous deux vécurent et moururent paisibles, tandis que d’autres hommes ont été persécutés, poursuivis, mis à mort, pour quelques paroles équivoques.
Quelquefois l’un se brise où l’autre s’est sauvé,
Et par où l’un périt un autre est conservé.
Cinna, acte II, scène I.
Le conte du Tonneau du doyen Swift est une imitation des Trois anneaux. La fable de ces trois anneaux est fort ancienne ; elle est du temps des croisades. C’est un vieillard qui laissa en mourant une bague à chacun de ses trois enfants ; ils se battirent à qui aurait la plus belle ; on reconnut enfin, après de longs débats, que les trois bagues étaient parfaitement semblables. Le bon vieillard est le théisme, les trois enfants sont la religion juive, la chrétienne, et la musulmane.
L’auteur oublia les religions des mages, et des brachmanes, et beaucoup d’autres ; mais c’était un Arabe qui ne connaissait que ces trois sectes. Cette fable conduit à cette indifférence qu’on reprocha tant à l’empereur Frédéric II, et à son chancelier De vineis, qu’on accuse d’avoir composé le livre De tribus Impostoribus, qui, comme vous savez, n’a jamais existé.
Le conte des Trois anneaux se trouve dans quelques anciens recueils : le docteur Swift lui a substitué trois justaucorps. L’introduction à cette raillerie impie est digne de l’ouvrage ; c’est une estampe où sont représentées trois manières de parler en public : la première est le théâtre d’Arlequin et de Gilles ; la seconde est un prédicateur dont la chaire est la moitié d’une futaille ; la troisième est l’échelle du haut de laquelle un homme qu’on va pendre harangue le peuple.
Un prédicateur entre Gilles et un pendu ne fait pas une belle figure. Le corps du livre est une histoire allégorique des trois principales sectes qui divisent l’Europe méridionale, la romaine, la luthérienne, et la calviniste ; car il ne parle pas de l’Eglise grecque, qui possède six fois plus de terrain qu’aucune des trois autres, et il laisse là le mahométisme, bien plus étendu que l’Eglise grecque.
Les trois frères à qui leur vieux bon homme de père a légué trois justaucorps tout unis, et de la même couleur, sont Pierre, Martin, et Jean, c’est-à-dire le pape, Luther, et Calvin. L’auteur fait faire plus d’extravagance à ses trois héros que Cervantès n’en attribue à son don Quichotte, et l’Arioste à son Roland ; mais milord Pierre est le plus maltraité des trois frères. Le livre est très mal traduit en français ; il n’était pas possible de rendre le comique dont il est assaisonné. Ce comique tombe souvent sur des querelles entre l’Eglise anglicane et la presbytérienne, sur des usages, sur des aventures que l’on ignore en France, et sur des aventures que l’on ignore en France, et sur des jeux de mots particuliers à la langue anglaise. Par exemple, le mot qui signifie une bulle du pape en français, signifie aussi en anglais un bœuf (bull). C’est une source d’équivoques et de plaisanteries entièrement perdues pour un lecteur français.
Swift était bien moins savant que Rabelais ; mais son esprit est plus fin et plus délié ; c’est le Rabelais de la bonne compagnie. Les lords Oxford et Bolingbroke firent donner le meilleur bénéfice d’Irlande, après l’archevêché de Dublin, à celui qui avait couvert la religion chrétienne de ridicule ; et Abbadie, qui avait écrit en faveur de cette religion un livre auquel on prodiguait des éloges, n’eut qu’un malheureux petit bénéfice de village ; mais il est à remarquer que tous deux sont morts fous.