LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE *** - Partie 4
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LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE ***,
SUR RABELAIS ET SUR D’AUTRES AUTEURS ACCUSÉS
D’AVOIR MAL PARLÉ DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
- Partie 4 -
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DES ANCIENNES FACÉTIES ITALIENNES
QUI PRÉCÉDÈRENT RABELAIS.
L’Italie, dès le quatorzième siècle, avait produit plus d’un exemple de cette licence. Voyez seulement dans Boccace la Confession de Ser Ciapelletto (1) à l’article de la mort. Son confesseur l’interroge ; il lui demande s’il n’est jamais tombé dans le péché d’orgueil. Ah ! mon père, dit le coquin, j’ai bien peur de m’être damné par un petit mouvement de complaisance en moi-même, en réfléchissant que j’ai gardé ma virginité toute ma vie. – Avez-vous été gourmand ? – Hélas ! oui, mon père ; car outre les autres jours de jeûne ordonnés, j’ai toujours jeûné au pain et à l’eau trois fois par semaine ; mais j’ai mangé mon pain quelquefois avec tant d’appétit et de délice, que ma gourmandise a sans doute déplu à Dieu. – Et l’avarice, mon fils ? – Hélas ! mon père, je suis coupable du péché d’avarice, pour avoir fait quelquefois le commerce, afin de donner tout mon gain aux pauvres. – Vous êtes-vous mis quelquefois en colère ? – Oh ! tant ! quand je voyais le service divin si négligé, et les pécheurs ne pas observer les commandements de Dieu, comme je me mettais en colère !
Ensuite Ser Ciappelleto s’accuse d’avoir fait balayer sa chambre un jour de dimanche : le confesseur le rassure, et lui dit que Dieu lui pardonnera ; le pénitent fond en larmes, et lui dit que Dieu ne lui pardonnera jamais ; qu’il se souvient qu’à l’âge de deux ans il s’était dépité contre sa mère, que c’était un crime irrémissible ; ma pauvre mère, dit-il, qui m’a porté neuf mois dans son ventre le jour et la nuit, et qui me portait dans ses bras quand j’étais petit ! Non, Dieu ne me pardonnera jamais d’avoir été un si méchant enfant.
Enfin, cette confession étant devenue publique, on fait un saint de Ciappeletto, qui avait été le plus grand fripon de son temps.
Le chanoine Luigi Pulci est beaucoup plus licencieux dans son poème du Morgante (2). Il commence ce poème par oser tourner en ridicule les premiers versets de l’Evangile de saint Jean.
In principio era il Verbo appresso a Dio,
Ed era Iddio il Vervo, e’l Verbo lui ;
Questo er anel principio, al parer moi, etc.
J’ignore, après tout, si c’est par naïveté ou par impiété que le Pulci ayant mis l’Evangile à la tête de son poème, le finit par le Salve Regina ; mais soit puérilité, soit audace, cette liberté ne serait pas soufferte aujourd’hui. On condamnerait plus encore la réponse de Morgante à Margutte ; ce Margutte demande à Morgante s’il est chrétien ou musulman.
E s’egli crede in Christo o in Maometto.
RRispose allor Margutte : Per dirtel’ tosto,
Lo non credo più al nero che all’ azurro ;
Ma nel cappone o lesso o volgia arrosto.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
Ma sopra tutto net buon vino ho fede.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Or queste son tre virtù cardinali :
La gola, il dado, e’l culo, come io t”ho detto.
Une chose bien étrange, c’est que presque tous les écrivains italiens des quatorzième, quinzième, et seizième siècles, ont très peu respecté cette même religion dont leur patrie était le centre ; plus ils voyaient de près les augustes cérémonies de ce culte, et les premiers pontifes, plus ils s’abandonnaient à une licence que la cour de Rome semblait alors autoriser par son exemple. On pouvait leur appliquer ces vers du Pastor fido :
Il lungo conversar genera noia
E la noia disprezzo, e odio al fine.
Les libertés qu’ont prises Machiavel, l’Arioste, l’Arétin, l’archevêque de Bénévent La Casa, le cardinal Bembo, Pomponace, Cardan, et tant d’autres savants, sont assez connues. Les papes n’y faisaient nulle attention ; et pourvu qu’on achetât des indulgences, et qu’on ne se mêlat point du gouvernement, il était permis de tout dire. Les Italiens alors ressemblaient aux anciens Romains qui se moquaient impunément de leurs dieux, mais qui ne troublèrent jamais le culte reçu (3). Il n’y eut que Giodano Bruno qui, ayant bravé l’inquisiteur à Venise, et s’étant fait un ennemi irréconciliable d’un homme si puissant et si dangereux, fut recherché pour son livre della Bestia triomfante ; on le fit périr par le supplice du feu, supplice inventé parmi les chrétiens contre les hérétiques. Ce livre très rare est pis qu’hérétique ; l’auteur n’admet que la loi des patriarches, la loi naturelle ; il fut composé et imprimé à Londres chez le lord Philippe Sidney, l’un des plus grands hommes d’Angleterre, favori de la reine Elisabeth (4).
Parmi les incrédules on range communément tous les princes et les politiques d’Italie des quatorzième, quinzième, et seizième siècles. On prétend que si le pape Sixte IV avait eu de la religion, il n’aurait pas trempé dans la conjuration des Pazzi, pour laquelle on pendit l’archevêque de Florence en habits pontificaux aux fenêtres de l’Hôtel-de-ville. Les assassins des Médicis, qui exécutèrent leur parricide dans la cathédrale, au moment que le prêtre montrait l’eucharistie au peuple, ne pouvaient, dit-on, croire à l’eucharistie au peuple. Il paraît impossible qu’il y eût le moindre instinct de religion dans le cœur d’un Alexandre VI, qui faisait périr par le stylet, par la corde, ou par le poison, tous les petits princes dont il ravissait les Etats, et qui leur accordait des indulgences in articulo mortis, dans le temps qu’ils rendaient les derniers soupirs.
On ne tarit point sur ces affreux exemples. Hélas ! monseigneur, que prouvent-ils ? que le frein d’une religion pure, dégagée de toutes les superstitions qui la déshonorent, et qui peuvent la rendre incroyable, était absolument nécessaire à ces grands criminels. Si la religion avait été épurée, il y aurait eu moins d’incrédulité et moins de forfaits. Quiconque croit fermement un Dieu rémunérateur de la vertu, et vengeur du crime, tremblera sur le point d’assassiner un homme innocent, et le poignard lui tombera des mains : mais les Italiens alors, ne connaissant le christianisme que par les légendes ridicules, par les sottises et les fourberies des moines, s’imaginaient qu’il n’est aucune religion, parce que leur religion, ainsi déshonorée, leur paraissait absurde. De ce que Savonarole avait été un faux prophète, ils concluaient qu’il n’y a point de Dieu, ce qui est un fort mauvais argument. L’abominable politique de ces temps affreux leur fit commettre mille crimes ; leur philosophie non moins affreuse étouffa leurs remords ; ils voulurent anéantir le Dieu qui pouvait les punir.
1 – Première nouvelle de la première journée du Décaméron. (G.A.)
2 – Luigi Pulci, né à Florence en 1432, mort vers 1487. Son poème Morgante maggiore en vingt-huit chants, parut à Venise en 1481. (G.A.)
3 – Nous citons tous ces scandales en les détestant, et nous espérons faire passer dans l’esprit du lecteur judicieux les sentiments qui nous animent. (Voltaire.)
4 – La Besta triomfante est de 1585. Giordano Bruno fut brûlé à Rome en 1600. (G.A.)