LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE *** - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
LETTRES A S.A. MGR LE PRINCE DE ***,
SUR RABELAIS ET SUR D’AUTRES AUTEURS ACCUSÉS
D’AVOIR MAL PARLÉ DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
- Partie 2 -
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LETTRE PREMIÈRE
SUR FRANÇOIS RABELAIS.
MONSEIGNEUR,
Puisque votre altesse veut connaître à fond Rabelais, je commence par vous dire que sa vie, imprimée au-devant de Gargantua (1), est aussi fausse et aussi absurde que l’Histoire de Gargantua même. On y trouve que le cardinal de Belley l’ayant mené à Rome, et ce cardinal ayant baisé le pied droit du pape, et ensuite la bouche, Rabelais dit qu’il lui voulait baiser le derrière, et qu’il fallait que le saint père commençât pas le laver. Il y a des choses que le respect du lieu, de la bienséance, et de la personne, rend impossibles. Cette historiette ne peut avoir été imaginée que par des gens de la lie du peuple dans un cabaret.
Sa prétendue requête au pape est du même genre : on suppose qu’il pria le pape de l’excommunier, afin qu’il ne fût pas brûlé ; parce que, disait-il, son hôtesse ayant voulu faire brûler un fagot, et n’en pouvant venir à bout, avait dit que ce fagot était excommunié de la gueule du pape.
L’aventure qu’on lui suppose à Lyon est aussi fausse et aussi peu vraisemblable : on prétend que n’ayant ni de quoi payer son auberge, ni de quoi faire le voyage de Paris, il fit écrire par le fils de l’hôtesse ces étiquettes sur des petits sachets : « Poison pour faire mourir le roi, poison pour faire mourir la reine, etc. » Il usa, dit-on, de ce stratagème pour être conduit et nourri jusqu’à Paris sans qu’il lui en coûtât rien, et pour faire rire le roi. On ajoute que c’était en 1536, dans le temps même que le roi et toute la France pleuraient le dauphin François qu’on avait cru empoisonné, et lorsqu’on venait d’écarteler Montecuculli, soupçonné de cet empoisonnement. Les auteurs de cette plate historiette n’ont pas fait réflexion que, sur un indice aussi terrible, on aurait jeté Rabelais dans un cachot, qu’il aurait été chargé de fers, qu’il aurait subi probablement la question ordinaire et extraordinaire, et que dans des circonstances aussi funestes, et dans une accusation aussi grave, une mauvaise plaisanterie n’aurait pas servi à sa justification. Presque toutes les Vies des hommes célèbres ont été défigurées par des contes qui ne méritent pas plus de croyance (2).
Son livre, à la vérité, est un ramas des plus impertinentes et des plus grossières ordures qu’un moine ivre puisse vomir ; mais aussi il faut savoir que c’est une satire sanglante du pape, de l’Eglise, et de tous les événements de son temps. Il voulut se mettre à couvert sous le masque de la folie ; il le fait assez entendre lui-même dans son prologue : « Posé le cas, dit-il, qu’au sens littéral vous trouvez matières assez joyeuses, et bien correspondantes au nom ; toutesfoys pas démourer là ne faut, comme au chant des syrènes : ainsi à plus hault sens interpréter ce que par adventure cuidiez dit en guayeté de cueur… Vestes-vous oncques chien rencontrant quelque os médullaire ? C’est comme dit Platon, lib. XI de Rep, la beste du monde plus philosophe. Si veu l’avez-vous avez peu noter de quelle dévotion il le guerre, de quel soing il le garde, de quelle ferveur il le tient, de quelle prudence il l’entame, de quelle affection il le brise, et de quelle diligence il le sugce. Qui l’induict à ce faire ? quel est l’espoir de son estude ? quel bien prétend-il ? rien plus qu’ung peu de moüelle. »
Mais qu’arriva-t-il ? très peu de lecteurs ressemblèrent au chien qui suce la moelle. On ne s’attacha qu’aux os, c’est-à-dire aux bouffonneries absurdes, aux obscénités affreuses, dont le livre est plein. Si malheureusement pour Rabelais on avait trop pénétré le sens du livre, si on l’avait jugé sérieusement, il est à croire qu’il lui en aurait coûté la vie, comme à tous ceux qui, dans ce temps-là, écrivaient contre l’Eglise romaine.
Il est clair que Gargantua est François Ier, Louis XII est Grand-Gousier, quoiqu’il ne fût pas le père de François, et Henri II est Pantagruel. L’éducation de Gargantua et le chapitre des torche-culs sont une satire de l’éducation qu’on donnait alors aux princes : les cœurs blanc et bleu désignent évidemment la livrée des rois de France.
La guerre pour une charrette de fouaces est la guerre entre Charles V et François Ier, qui commença pour une querelle très légère entre la maison de Bouillon-la-Marck et celle de Chimay : et cela est si vrai, que Rabelais appelle Marckuet le conducteur des fouaces par qui commença la noise.
Les moines de ce temps-là sont peints très naïvement sous le nom de frère Jean des Entomeures. Il n’est pas possible de méconnaître Charles-Quint dans le portrait de Picrochole.
A l’égard de l’Eglise, il ne l’épargne pas. Dès le premier livre, au chap. XXXIX, voici comme il s’exprime : « Que Dieu est bon qui nous donne ce bon piot ! j’avoue Dieu, si j’eusse esté au temps de Jésus-Christ, j’eusse bien engardé que les Juifs ne l’eussent prins au jardin d’Olivet. Ensemble le diable me faille, si j’eusse failly de coupper les jarrêts à messieurs les apostres, qui fuirent tant laschement après qu’ils eurent bien souppé, et laissarent leur bon maistre au besoing. Je hay plus que poison ung homme qui fuit quand il fault jouer des couteaulx. Hon, que je ne suis roy de France pour quatre-vingts ou cent ans ! par Dieu, je vous mettroys en chien courtault les fuyards de Pavie. »
On ne peut se méprendre à la généalogie de Gargantua ; c’est une parodie très scandaleuse de la généalogie la plus respectable. « De ceulx-là, dit-il, sont venus les géants, et par eulx Pantagruel, et le premier feut Chalbroth, qui engendra Sarabroth,
Qui engendra Faribroth,
Qui engendra Hurtaly, qui feut beau mangeur de souppe, et régna au temps du déluge (3) ;
Qui engendra Happe-Mousche, qui premier inventa de fumer les langues de bœuf ;
Qui engendra Fout asnon ;
Qui engendra Vit-de-Grain ;
Qui engendra Grand-Gousier ;
Qui engendra Gargantua,
Qui engendra le noble Pantagruel mon maistre. »
On ne s’est jamais tant moqué de tous nos livres de théologie que dans le catalogue des livres que trouva Pantagruel dans la bibliothèque de Saint-Victor ; c’est « Bigua (biga) salutis, Bragueta juris, Pantofla decretorum ; » la Couille-Barrine des preux, le Décret de l’Université de Paris sur la gorge des filles, l’Apparition de Gertrude à une nonnain en mal d’enfant, le Moutardier de pénitence : Tartaretus de modo eacandi ; l’Invention Sainte-Croix par les clercs de finesse, le Couillage des promoteurs, la Cornemuse des prélats, la Profiterolle des indulgences : « Utrùm chimæra in vacuo bombinans possit comedere secundas intentiones : quæstio devabuta per decem hebdomadas in concilio Constantiensi ; » les Brimborions des célestins, la Ratouere des théologiens ; Chaultcouillonis de magistro, les Aises de vie monacale, la Patenostre du singe, les Grézillons de dévotion, le Vietdazouer des abbés, etc.
Lorsque Panurge demande conseil à frère Jean des Entomeures pour savoir s’il se mariera et s’il sera cocu, frère Jean récite ses litanies. Ce ne sont pas les litanies de la Vierge ; ce sont les litanies du c. mignon, c. moignon, c. patté, c. laité, etc. Cette plate profanation n’eût pas été pardonnable à un laïque ; mais dans un prêtre !
Après cela, Panurge va consulter le théologal Hippothadée, qui lui dit qu’il sera cocu, s’il plaît à Dieu. Pantagruel va dans l’île des Lanternois ; ces Lanternois sont les ergoteurs théologiques qui commencèrent, sous le règne de Henri II, ces horribles disputes dont naquirent tant de guerres civiles.
L’île de Tohu et Bohu, c’est-à-dire de la confusion, est l’Angleterre qui changea quatre fois de religion depuis Henri VIII.
On voit assez que l’île de Papefiguière désigne les hérétiques. On connaît les papimanes ; ils donnent le nom de Dieu au pape. On demande à Panurge s’il est assez heureux pour avoir vu le saint-père ; Panurgen répond qu’il en a vu trois, et qu’il n’y a guère profité. La loi de Moïse est comparée à celle de Cybèle, de Diane, de Numa ; les décrétales sont appelées décrotoires. Panurge assure que, s’étant torché le cul avec un feuillet des décrétales appelées clémentines, il en eut des hémorroïdes longues d’un demi-pied.
On se moque des basses messes qu’on appelle messes sèches, et Panurge dit qu’il en voudrait une mouillée, pourvu que ce fût de bon vin. La confession y est tournée en ridicule. Pantagruel va consulter l’oracle de la Dive Bouteille pour savoir s’il faut communier sous les deux espèces, et boire de bon vin après avoir mangé le pain sacré. Epistémon s’écrie en chemin : Vivat, fifat, pipat, bibat ; ô secret apocalyptique ? Frère Jean des Entomeures demande une charretée de filles pour se réconforter en cas qu’on lui refuse la communion sous les deux espèces. On rencontre des gastrolacs, c’est-à-dire des possédés. Gaster invente le moyen de n’être pas blessé par le canon : c’est une raillerie contre tous les miracles.
Avant de trouver l’île où est l’oracle de la Dive Bouteille, ils abordent à l’île Sonnante, où sont cagots, clergaux, monagaux, prestegaux, abbegaux, évesgaux, cardingaux, et enfin le papegaut qui est unique dans son espèce. Les cagots avaient confié toute l’île Sonnante. Les capucingaux étaient les animaux les plus puants et les plus maniaques de toute l’île.
La fable de l’Ane et du Cheval, la défense faite aux ânes de baudouiner dans l’écurie, et la liberté que se donnent les ânes de baudouiner pendant le temps de la foire, sont des emblèmes assez intelligibles du célibat des prêtres, et des débauches qu’on leur imputait alors.
Les voyageurs sont admis devant le papegaut. Panurge veut jeter une pierre à un évesgaut qui ronflait à la grand’messe ; maître Editue, c’est-à-dire maître sacristain l’en empêche en lui disant : « Homme de bien, frappe, féris, tue et meurtris touts roys, princes du monde en trahison, par venin ou aultrement quand du vouldras ; déniche des cieulx les anges, de tout tu auras pardon du papegaut, à ces sacrés oiseaux ne touche. »
De l’île Sonnante on va au royaume de Quintessence ou Entéléchie ; or Entéléchie c’est l’âme. Ce personnage inconnu, et dont on parle depuis qu’il y a des hommes, n’y est pas moins tourné en ridicule que le pape ; mais les doutes sur l’existence de l’âme sont beaucoup plus enveloppés que les railleries sur la cour de Rome.
Les ordres mendiants habitent l’île des frères Fredons. Ils paraissent d’abord en procession. L’un deux ne répond qu’en monosyllabes à toutes les questions que Panurge fait sur leurs g… « Combien sont-elles ? vingt. Combien en voudriez-vous ? cent.
Le remuement des fesses, quel est-il ? dru.
Que disent-elles en culetant ? mot.
Vos instruments, quels sont-ils ?... grands.
Quantes fois par jour ? six, et de nuit ? dix. »
Enfin l’on arrive à l’oracle de la Dive Bouteille. La coutume alors, dans l’Eglise, était de présenter de l’eau aux communiants laïques, pour faire passer l’hostie, et c’est encore l’usage en Allemagne. Les réformateurs voulaient absolument du vin pour figurer le sang de Jésus-Christ. L’Eglise romaine soutenait que le sang était dans le pain aussi bien que les os et la chair. Cependant les prêtres catholiques buvaient du vin, et ne voulaient pas que les séculiers en bussent. Il y avait dans l’île de l’oracle de la Dive Bouteille une belle fontaine d’eau claire. Le grand-pontife Bacbuc en donna à boire aux pèlerins en leur disant ces mots : « Jadis ung capitaine juif, docte et chevaleureux, conduisant son peuple par les déserts en extresme famine, impétra des cieulx la manne, laquelle leur estoit de goust tel par imagination, que paravant réalement leur estoient les viandes. Ici de mesme, veuvant de ceste liqueur mirificque, sentirez goust de tel vin comme l’aurez imaginé. Or imaginez et veuves : ce que nous feymes ; puis s’escria Panurge, disant : Par Dieu, c’est ici vin de Beaulne, meilleur que oncques jamais je beu, ou je me donne à nonante et seize diables. »
Le fameux doyen d’Irlande, Swift, a copié ce trait dans son conte du Tonneau, ainsi que plusieurs autres. Milord Pierre donne à Martin et à Jean, ses frères, un morceau de pain sec pour leur dîner, et veut leur faire accroire que ce pain contient de bon bœuf, des perdrix, des chapons, avec d’excellent vin de Bourgogne.
Vous remarquerez que Rabelais dédia la partie de son livre qui contient cette sanglante satire de l’Eglise romaine au cardinal Odet de Châtillon, qui n’avait pas encore levé le masque, et ne s’était pas déclaré pour la religion protestante. Son livre fut imprimé avec privilège ; et le privilège pour cette satire de la religion catholique fut accordé en faveur des ordures dont on faisait en ce temps-là beaucoup plus de cas que des papegaux et des cardingaux. Jamais ce livre n’a été défendu en France, parce que tout y est entassé sous un tas d’extravagances qui n’ont jamais laissé le loisir de démêler le véritable but de l’auteur.
On a peine à croire que le bouffon qui riait si hautement de l’ancien et du nouveau Testament était curé. Comment mourut-il ? en disant : Je vais chercher un grand peut-être.
L’illustre M. Le Duchat a chargé de notes pédantesques cet étrange ouvrage, dont il s’est fait quarante éditions. Observez que Rabelais vécut et mourut chéri, fêté, honoré, et qu’on fit mourir dans les plus affreux supplices ceux qui prêchaient la morale la plus pure.
1 – C’est la Notice des frères Scévoles de Sainte-Marthe, suivie des Particularités sur la vie de Rabelais. (G.A.)
2 – Voyez, sur toutes ces anecdotes, la Notice du bibliophile Jacob sur Rabelais. Le bibliophile ne se montre pas aussi incrédule que Voltaire. A-t-il raison ? (G.A.)
3 – Il y a ici une lacune. Du commencement de la généalogie, Voltaire saute à la fin. (G.A.)