EXTRAIT DES SENTIMENTS DE JEAN MESLIER - Partie 6
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EXTRAIT DES SENTIMENTS
DE
JEAN MESLIER.
(Partie 6)
CHAPITRE II.
Mais par quel privilège ces quatre Evangiles et quelques autres semblables livres passent-ils pour saints et divins, plutôt que plusieurs autres qui ne portent pas moins le titre d’Evangiles, et qui ont autrefois été, comme les premiers, publiés sous le nom de quelques autres apôtres (1) ? Si l’on dit que les Evangiles réfutés sont supposés et faussement attribués aux apôtres, on en peut dire autant des premiers ; si l’on suppose les uns falsifiés et corrompus, on en put supposer autant pour les autres. Ainsi il n’y a point de preuve assurée pour discerner les uns d’avec les autres, en dépit de l’Eglise qui veut en décider ; elle n’est pas plus croyable.
Pour ce qui est des prétendus miracles rapportés dans le vieux Testament, ils n’auraient été faits que pour marquer, de la part de Dieu, une injuste et odieuse acception de peuples et de personnes, et pour accabler de maux, de propos délibéré, les uns, pour favoriser tout particulièrement les autres. La vocation et le choix que Dieu fit des patriarches Abraham, Isaac, et Jacob, pour, de leur postérité, se faire un peuple qu’il sanctifierait et bénirait par-dessus tous les autres peuples de la terre, en est une preuve.
Mais, dira-t-on, Dieu est le maître absolu de ses grâces et de ses bienfaits ; il peut les accorder à qui bon lui semble, sans qu’on ait droit de s’en plaindre ni de l’accuser d’injustice. Cette raison est vaine ; car Dieu, l’auteur de la nature, le père de tous les hommes, doit également les aimer tous, comme ses propres ouvrages, et par conséquent il doit également être leur protecteur et leur bienfaiteur ; car celui qui donne l’être doit donner les suites et les conséquences nécessaires pour le bien-être ; si ce n’est que nos christicoles veuillent dire que leur Dieu voudrait faire exprès des créatures pour les rendre misérables, ce qu’il serait certainement indigne de penser d’un Etre infiniment bon.
De plus, si tous les prétendus miracles tant du vieux que du nouveau Testament étaient véritables, on pourrait dire que Dieu aurait eu plus de soin de pourvoir au moindre bien des hommes, qu’à leur plus grand et principal bien ; qu’il aurait voulu plus sévèrement punir certaines personnes des fautes légères, qu’il n’aurait puni dans d’autres de très grands crimes ; et enfin qu’il n’aurait pas voulu se montrer si bienfaisant dans les plus pressants besoins que dans les moindres. C’est ce qu’il est facile de faire voir, tant par les miracles qu’on prétend qu’il a faits, et qu’il aurait néanmoins plutôt faits qu’aucun autre, s’il était vrai qu’il en eût fait. Par exemple, dire que Dieu aurait eu la complaisance d’envoyer un ange pour consoler et secourir une simple servante, pendant qu’il aurait laissé et qu’il laisse encore tous les jours languir et mourir de misère une infinité d’innocents ; qu’il aurait conservé miraculeusement, pendant quarante ans, les habillements et les chaussures d’un misérable peuple, pendant qu’il ne veut pas veiller à la conservation naturelle de tant de biens si utiles et nécessaires pour la subsistance des peuples, et qui se sont néanmoins perdus et se perdent encore tous les jours par différents accidents. Quoi ! il aurait envoyé aux premiers chefs du genre humain, Adam et Eve, un démon, un diable, ou un simple serpent, pour les séduire, et pour perdre par ce moyen tous les hommes ! cela n’est pas croyable. Quoi ! il aurait voulu, par une grâce spéciale de sa providence, empêcher que le roi de Géraris (Gérare) païen, ne tombât dans une faute légère avec une femme étrangère, faute cependant qui n’aurait eu aucune mauvaise suite ; et il n’aurait pas voulu empêcher qu’Adam et Eve ne l’offensassent, et ne tombassent dans le péché de désobéissance, péché qui, selon nos christicoles, devait être fatal, et causer la perte de tout le genre humain ! Cela n’est pas croyable.
Venons aux prétendus miracles du nouveau Testament. Ils consistent, comme on le prétend, en ce que Jésus-Christ et ses apôtres guérissaient divinement toutes sortes de maladies et d’infirmités, en ce qu’ils rendaient, quand ils voulaient, la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la parole aux muets, qu’ils faisaient marcher droit les boiteux, qu’ils guérissaient les paralytiques, qu’ils chassaient les démons des corps des possédés, et qu’ils ressuscitaient les morts.
On voit plusieurs de ces miracles dans les Evangiles ; mais on en voit beaucoup plus dans les livres que nos christicoles ont faits des vies admirables de leurs saints ; car on y lit presque partout que ces prétendus bienheureux guérissaient les maladies et les infirmités, chassaient les démons presque en toute rencontre, et ce, au seul nom de Jésus, ou par le seul signe de la croix ; qu’ils commandaient, pour ainsi dire, aux éléments ; que Dieu les favorisait si fort, qu’il leur conservait même après leur mort son divin pouvoir, et que ce divin pouvoir se serait communiqué jusqu’au moindre de leurs habillements, et même jusqu’à l’ombre de leurs corps, et jusqu’aux instrument honteux de leur mort. Il est dit que la chaussette de saint Honoré ressuscita un mort au 6 de janvier ; que les bâtons de saint Pierre, de saint Jacques et de saint Bernard opéraient des miracles. On dit de même de la corde de saint François, du bâton de saint Jean de Dieu, et de la ceinture de sainte Mélanie. Il est dit de saint Gracilien qu’il fut divinement instruit de ce qu’il devait croire et enseigner, et qu’il fit, par le mérite de son oraison, reculer une montagne qui l’empêchait de bâtir une église. Que du sépulcre de saint André il en coulait sans cesse une liqueur qui guérissait toutes sortes de maladies. Que l’âme de saint Benoît fut vue monter au ciel, revêtue d’un précieux manteau et environnée de lampes ardentes. Saint Dominique disait que Dieu ne l’avait jamais éconduit de choses qu’il lui eût demandées. Que saint François commandait aux hirondelles, aux cygnes et autres oiseaux ; qu’ils lui obéissaient, et que souvent les poissons, les lapins et les lièvres, venaient se mettre entre ses mains et dans son giron. Que saint Paul et saint Pantaléon, ayant eu la tête tranchée, il en sortit du lait au lieu de sang. Que le bienheureux Pierre de Luxembourg, dans les deux premières années d’après sa mort, 1388 et 1389, fit deux mille quatre cents miracles, entre lesquels il y eut quarante-deux morts ressuscités, non compris plus de trois mille autres miracles qu’il a faits depuis, sans ceux qu’il fait encore tous les jours. Que les cinquante philosophes que saint Catherine convertit ayant tous été jetés dans un grand feu, leurs corps furent après trouvés entiers, et pas un seul de leurs cheveux brûlé. Que le corps de sainte Catherine fut enlevé par les anges après sa mort, et enterré par eux sur le mont Sinaï. Que le jour de la canonisation de saint Antoine de Padoue toutes les cloches de la ville de Lisbonne sonnèrent d’elles-mêmes sans que l’on sût d’où cela venait. Que ce saint étant un jour sur le bord de la mer, et ayant appelé les poissons pour les prêcher, ils vinrent devant lui en foule, et mettant la tête hors de l’eau, ils l’écoutaient attentivement. On ne finirait point s’il fallait rapporter toutes ces balivernes ; il n’y a sujet si vain et si frivole, et même si ridicule, où les auteurs de ces Vies de saints ne prennent plaisir d’entasser miracles sur miracles ; tant ils sont habiles à forger de beaux mensonges.
Voyez aussi le sentiment de Naudé sur cette matière, dans son Apologie des grands hommes, chap. Ier, page 13.
Ce n’est pas sans raison, en effet, que l’on regarde ces choses comme de vains mensonges ; car il est facile de voir que tous ces prétendus miracles n’ont été inventés qu’à l’imitation des fables des poètes païens ; c’est ce qui paraît assez visiblement par la conformité qu’il y a des uns aux autres.
1 – Voyez la Collection des anciens Evangiles. (G.A.)