EXTRAIT DES SENTIMENTS DE JEAN MESLIER - Partie 5
Photo de PAPAPOUSS
EXTRAIT DES SENTIMENTS
DE
JEAN MESLIER.
(Partie 5)
_______
Deuxième preuve tirée des erreurs de la foi.
Toute religion qui pose pour fondement de ses mystères, et qui prend pour règle de sa doctrine et de sa morale un principe d’erreurs, et qui est même une source funeste de troubles et de divisions éternelles parmi les hommes, ne peut être une véritable religion, ni être d’institution divine. Or les religions humaines, et principalement la catholique, pose pour fondement de sa doctrine et de sa morale un principe d’erreurs. Donc, etc. Je ne vois pas qu’on puisse nier la première proposition de cet argument ; elle est trop claire et trop évidente pour pouvoir en douter. Je passe à la preuve de la seconde proposition, qui est que la religion chrétienne prend pour règle de sa doctrine et de sa morale ce qu’ils appellent foi, c’est-à-dire une créance aveugle, mais cependant ferme et assurée de quelques lois, ou de quelques révélations divines, et de quelques révélations divines qui donne tout le crédit et tout l’autorité qu’elle a dans le monde, sans quoi on ne ferait aucun état de ce qu’elle prescrirait. C’est pourquoi il n’y a point de religion qui ne recommande expressément à ses sectateurs d’être fermes dans leur foi. De là vient que tous les christicoles tiennent pour maximes que la foi est le commencement et le fondement du salut, et qu’elle est la racine de toute justice et de toute sanctification, comme il est marqué dans le concile de Trente sess. 6, chap. VIII.
Or il est évident qu’une créance aveugle de tout ce qui se propose sous le nom et l’autorité de Dieu est un principe d’erreurs et de mensonges. Pour preuve, c’est que l’on voit qu’il n’y a aucun imposteur, en matière de religion, qui ne prétende se couvrir du nom et de l’autorité de Dieu, et ne se dise particulièrement inspiré et envoyé de Dieu. Non-seulement cette foi et cette créance aveugle, qu’ils posent pour fondement de leur doctrine, est un principe d’erreurs, etc., mais elle est aussi une source funeste de troubles et de divisions parmi les hommes, pour le maintien de leur religion. Il n’y a point de méchancetés qu’ils n’exercent les uns contre les autres sous ce spécieux prétexte.
Or, il n’est pas croyable qu’un Dieu tout-puissant, infiniment bon et sage, voulût se servir d’un tel moyen ni d’une voie si trompeuse pour faire connaître ses volontés aux hommes ; car ce serait manifestement vouloir les induire en erreur et leur tendre des pièges pour leur faire embrasser le parti du mensonge. Il n’est pareillement pas croyable qu’un Dieu qui aimerait l’union et la paix, le bien et le salut des hommes, eût jamais établi, pour fondement de sa religion, une source si fatale de troubles et de divisions éternelles parmi les hommes. Donc des religions pareilles ne peuvent être véritables, ni avoir été instituées de Dieu.
Mais je vois bien que nos christicoles ne manqueront pas de recourir à leurs prétendus motifs de crédibilité, et qu’ils dirent que, quoique leur foi et leur créance soient aveugles en un sens, elles ne laissent pas néanmoins d’être appuyées par de si clairs et de si convaincants témoignages de vérité, que ce serait non-seulement une imprudence, mais une témérité et une grande folie, de ne pas vouloir s’y rendre. Ils réduisent ordinairement tous ces prétendus motifs à trois ou quatre chefs.
Le premier, ils le tiennent de la prétendue sainteté de leur religion, qui condamne le vice et qui recommande la pratique de la vertu. Sa doctrine est si pure, si simple, à ce qu’ils disent, qu’il est visible qu’elle ne peut venir que de la pureté et de la sainteté d’un Dieu infiniment bon et sage.
Le second motif de crédibilité, ils le dirent de l’innocence et de la sainteté de la vie de ceux qui l’ont embrassée avec amour, et défendue jusqu’à souffrir la mort, et les plus cruels tourments, plutôt que de l’abandonner, n’étant pas croyable que de si grands personnages se soient laissé tomber dans leur créance, qu’ils aient renoncé à tous les avantages de la vie, et se soient exposés à de si cruelles persécutions, pour ne maintenir que des erreurs et des impostures.
Ils tirent leur troisième motif de crédibilité des oracles et des prophéties qui ont été depuis si longtemps rendus en leur faveur, et qu’ils prétendent accomplis d’une façon à n’en point douter.
Enfin, leur quatrième motif de crédibilité, qui est comme le principal de tous, se tire de la grandeur et de la multitude des miracles faits en tous temps et en tous lieux en faveur de leur religion.
Mais il est facile de réfuter tous ces vains raisonnements, et de faire connaître la fausseté de tous ces témoignages. Car 1°/ les arguments que nos christicoles tirent de leurs prétendus motifs de crédibilité ; il n’y en a point qui ne prétende avoir une doctrine saine et véritable, et, au moins en sa manière, qui ne condamne tous les vices, et ne recommande la pratique de toutes les vertus. Il n’y en a point qui n’ait eu de doctes et de zélés défenseurs, qui ont souffert de rudes persécutions pour le maintien et la défense de leur religion ; et enfin il n’y en a point qui ne prétende avoir des prodiges et des miracles qui ont été faits en sa faveur.
Les mahométans, les Indiens, les païens, en allèguent en faveur de leurs religions, aussi bien que les chrétiens. Si nos christicoles font état de leurs miracles et de leurs prophéties, il ne s’en trouve pas moins dans les religions païennes que dans la leur. Ainsi l’avantage que l’on pourrait tirer de tous ces prétendus motifs de crédibilité se trouve à peu près également dans toutes sortes de religions.
Cela étant, comme toutes les histoires et la pratique de toutes les religions le démontrent, il s’ensuit évidemment que tous ces prétendus motifs de crédibilité dont nos christicoles veulent tant se prévaloir, se trouvent également dans toutes les religions, et par conséquent ne peuvent servir de preuves et de témoignages assurés de la vérité de leur religion, non plus que de la vérité d’aucune ; la conséquence est claire.
2°/ Pour donner une idée du rapport des miracles du paganisme avec ceux du christianisme, ne pourrait-on pas dire, par exemple, qu’il y aurait plus de raison de croire Philostrate, en ce qu’il récite de la vie d’Apollonius, que de croire tous les évangélistes ensemble, dans ce qu’ils disent des miracles de Jésus-Christ, parce que l’on sait au moins que Philostrate était un homme d’esprit, éloquent et disert, qu’il était secrétaire de l’impératrice Julie, femme de l’empereur Sévère, et que ç’à été à la sollicitation de cette impératrice qu’il écrivit la vie et les actions merveilleuses d’Apollonius ? marque certaine que cet Apollonius s’était rendu fameux par de grandes et extraordinaires actions, puisqu’une impératrice était si curieuse d’avoir sa vie par écrit ; ce que l’on ne peut nullement dire de Jésus-Christ, ni de ceux qui ont écrit sa vie ; car ils n’étaient que des ignorants, gens de la lie du peuple ; de pauvres mercenaires, des pêcheurs qui n’avaient pas seulement l’esprit de raconter de suite et par ordre les faits dont ils parlent, et qui se contredisent même très souvent très grossièrement.
A l’égard de celui dont ils décrivent la vie et les actions, s’il avait véritablement fait les miracles qu’ils lui attribuent, il se serait infailliblement rendu très recommandable par ses belles actions, chacun l’aurait admiré, et on lui aurait érigé des statues, comme on a fait en faveur des dieux : mais au lieu de cela on l’a regardé comme un homme de néant, un fanatique, etc.
Josèphe l’historien, après avoir parlé des plus grands miracles rapportés en faveur de sa nation et de sa religion, en diminue aussitôt la créance et la rend suspecte, en disant qu’il laisse à chacun la liberté d’en croire ce qu’il voudra ; marque bien certaine qu’il n’y ajoutait pas beaucoup de foi. C’est aussi ce qui donne lieu aux plus judicieux de regarder les histoires qui parlent de ces sortes de choses, comme des narrations fabuleuses. Voyez Montaigne et l’auteur de l’Apologie des grands hommes (1). On peut aussi voir la relation des missionnaires de l’île de Santorini : il y a trois chapitres de suite sur cette belle matière.
Tout ce que l’on peut dire à ce sujet nous fait clairement voir que les prétendus miracles se peuvent également imaginer en faveur du vice et du mensonge, comme en faveur de la justice et de la vérité.
Je le prouve par le témoignage de ce que nos christicoles mêmes appellent la parole de Dieu, et par le témoignage de celui qu’ils adorent ; car leurs livres, qu’ils disent contenir la parole de Dieu, et le Christ lui-même qu’ils adorent comme un Dieu fait homme, nous marquent expressément qu’il y a non-seulement de faux prophètes, c’est-à-dire des imposteurs qui se disent envoyés de Dieu et qui parlent en son nom, mais nous marquent expressément encore qu’ils font et qu’ils feront de si grands et si prodigieux miracles, que peu s’en faudra que les justes n’en soient séduits. Voyez Matthieu XXIV, 5, 27, et ailleurs.
De plus, ces prétendus faiseurs de miracles veulent qu’on y ajoute foi, et non à ceux que font les autres d’un parti contraire au leur, se détruisant les uns les autres.
Un jour un de ces prétendus prophètes nommé Sédécias, se voyant contredit par un autre appelé Michée, celui-là donna un soufflet à celui-ci, et lui dit plaisamment : « Par quelle voie l’esprit de Dieu a-t-il passé de moi pour aller à toi ? » Voyez encore III Reg. XVIII, 40 et autres.
Mais comment ces prétendus miracles seraient-ils des témoignages de vérité, puisqu’il est clair qu’ils n’ont pas été faits ! Car il faudrait savoir 1°/ si ceux que l’on dit être les premiers auteurs de ces narrations le sont véritablement ; 2°/ s’ils étaient gens de probité, dignes de foi, sages et éclairés, et s’ils n’étaient point prévenus en faveur de ceux dont ils parlent si avantageusement ; 3°/ s’ils ont bien examiné toutes les circonstances des faits qu’ils rapportent, s’ils les ont bien connues, et s’ils les rapportent bien fidèlement ; 4°/ si les livres ou les histoires anciennes qui rapportent tous ces grands miracles n’ont pas été falsifiés et corrompus dans la suite du temps, comme quantité d’autres l’ont été.
Que l’on consulte Tacite et quantité d’autres célèbres historiens au sujet de Moïse et de sa nation, on verra qu’ils sont regardés comme une troupe de voleurs et de bandits. La magie et l’astrologie étaient pour lors les seules sciences à la mode ; et comme Moïse était, dit-on, instruit dans la sagesse des Egyptiens, il ne lui fut pas difficile d’inspirer de la vénération et de l’attachement pour sa personne aux enfants de Jacob, rustiques et ignorants, et de leur faire embrasser, dans la misère où ils étaient, la discipline qu’il voulut leur donner. Voilà qui est bien différent de ce que les Juifs et nos christicoles nous en veulent faire accroire. Par quelle règle certaine connaîtra-t-on qu’il faut ajouter foi à ceux-ci plutôt qu’aux autres ? Il n’y en a certainement aucune raison vraisemblable.
Il y a aussi peu de certitude, et même de vraisemblance, sur les miracles du nouveau Testament que sur ceux de l’ancien, pour pouvoir remplir les conditions précédentes.
Il ne servirait de rien de dire que les histoires qui rapportent les faits contenus dans les Evangiles ont été regardées comme saintes et sacrées, qu’elles ont toujours été fidèlement conservées sans aucune altération des vérités qu’elles renferment, puisque c’est peut-être par là même qu’elles doivent être plus suspectes, et d’autant plus corrompues par ceux qui prétendent en trier avantage, ou qui craignent qu’elles ne leur soient pas assez favorables ; l’ordinaire des auteurs qui transcrivent ces sortes d’histoires étant d’y ajouter, d’y changer, ou d’en retrancher tout ce que bon leur semble pour servir à leur dessein.
C’est ce que nos christicoles mêmes ne sauraient nier, puisque, sans parler de plusieurs autres graves personnages qui ont reconnu les additions, les retranchements et les falsifications qui ont été faits, en différents temps, à ce qu’ils appellent leur Ecriture sainte, leur saint Jérôme, fameux docteur parmi eux, dit formellement en plusieurs endroits de ses prologues, qu’elles ont été corrompues et falsifiées, étant déjà de son temps entre les mains de toutes sortes de personnes, qui y ajoutaient et en retranchaient tout ce que bon leur semblait, en sorte qu’il y avait, dit-il, autant d’exemplaires différents qu’il y avait de différentes copies.
Voyez ses prologues à Paulin, sa préface sur Josué, son Epître à Galéate (2), sa préface sur Job, celle sur les Evangiles au pape Damasse, celle sur les Psaumes à Paul et à Eustachium, etc.
Touchant les livres de l’ancien Testament en particulier, Esdras, prêtre de la loi, témoigne lui-même avoir corrigé et remis dans leur entier les prétendus livres sacrés de sa loi, qui avaient été en partie perdus et en partie corrompus. Il les distribua en vingt-deux livres, selon le nombre des lettres hébraïques, et composa plusieurs autres livres dont la doctrine ne devait se communiquer qu’aux seuls sages. Si ces livres ont été partie perdus, partie corrompus, comme le témoignes Esdras et le docteur saint Jérôme en tant d’endroits, il n’y a donc aucune certitude sur ce qu’ils contiennent ; et quant à ce qu’Esdras dit les avoir corrigés et remis en leur entier par l’inspiration de Dieu même, il n’y a aucune certitude de cela, et il n’y a point d’imposteur qui n’en puisse dire autant.
Tous les livres de la loi de Moïse et des prophètes qu’on put trouver furent brûlés du temps d’Antiochus. Le Talmud, regardé par les Juifs comme un livre saint et sacré, et qui contient toutes les lois divines, avec les sentences et dits notables des rabbins, leur exposition, tant sur les lois divines qu’humaines, et une quantité prodigieuse d’autres secrets et mystères de la langue hébraïque, est regardé par les chrétiens comme un livre farci de rêveries, de fables, d’impostures et d’impiétés. En l’année 1559, ils firent brûler à Rome, par le commandement des inquisiteurs de la foi, douze cents de ces Talmuds trouvés dans une bibliothèque de la ville de Crémone.
Les pharisiens, qui faisaient parmi les Juifs une fameuse secte, ne recevaient que les cinq livres de Moïse, et rejetaient tous les prophètes. Parmi les chrétiens, Marcion et ses sectateurs rejetaient les livres de Moïse et les prophètes, et introduisaient d’autres écritures à la mode ; Carpocrate et ses sectateurs en faisaient de même, et rejetaient tout l’ancien Testament, et maintenaient que Jésus-Christ n’était qu’un homme comme les autres. Les marcionites et les souverains réprouvaient aussi tout l’ancien Testament comme mauvais, et rejetaient aussi la plus grande partie des quatre Evangiles et les Epîtres de saint Paul.
1 – Gabriel Naudé. Son Apologie des grands hommes faussement soupçonnés de magie parut en 1625. (G.A.)
2 – Ou plutôt son Prologus Galeatus qui se trouve en tête de la Bible. (G.A.)