CRITIQUE HISTORIQUE - Testament politique du cardinal de Richelieu - Partie 1

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CRITIQUE HISTORIQUE - Testament politique du cardinal de Richelieu - Partie 1

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CRITIQUE HISTORIQUE

 

 

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DES MENSONGES IMPRIMÉS,

ET DU TESTAMENT POLITIQUE DU CARDINAL DE RICHELIEU.

 

 

1749 - 1750

 

 

 

 

 

[A l’exemple des éditeurs de Kehl, nous avons groupé ensemble toutes les pièces du procès de Voltaire avec Foncemagne sur l’authenticité du testament politique du cardinal de Richelieu. C’est à propos de la publication d’un recueil renfermant ce testament et ceux qu’on attribuait à Colbert, Louvois et autres, que Voltaire en 1749, lança sa première flèche. Il était historiographe de France ; on avait mis sous les yeux du roi le fameux testament ; il y avait dans cet écrit des maximes d’un despotisme outré : l’âme philosophique de Voltaire se révolta d’un pareil enseignement pour un roi ; il s’imagina bientôt dans son indignation que tout cela avait été fabriqué à plaisir, il crut en avoir des preuves, et, sans écouter les affirmations des descendants du cardinal, il fit part au public de son incrédulité. C’est à la suite de Sémiramis que parurent les Mensonges imprimés, puis à la suite d’Oreste, on trouva une autre fusée chargée de toutes ses raisons de doute. Les savants s’émurent ; l’un d’eux, Foncemagne, répondit doctement à Voltaire, qui ne put répliquer puisqu’il fuyait alors en Prusse. Mais quelques années plus tard, le philosophe revint à la charge dans son Essai sur les mœurs et dans d’autres écrits ; si bien que Foncemagne crut devoir publier, en société du censeur Marin une nouvelle édition du Testament avec remarques à l’appui, et réimprimer sa lettre d’autrefois avec multiplication de preuves. Voltaire aussitôt produisit de nouveaux doutes, mais son ton n’était plus aussi tranchant ; quelques semaines après il proposait même, sous le masque, un arbitrage à M. de Foncemagne : il acceptait pour authentiques les premières pages du Testament, mais il déclarait qu’il voulait affirmer la fausseté du reste jusqu’à sa mort. Et c’est ce qu’il fit. (G.A.)

 

 

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          On peut aujourd’hui diviser les habitants de l’Europe en lecteurs et en auteurs, comme ils ont été divisés pendant sept ou huit siècles en petits tyrans barbares qui portaient un oiseau sur le poing, et en esclaves qui manquaient de tout.

 

          I. – Il y a environ deux cent cinquante ans (1) que les hommes se sont ressouvenus petit à petit qu’ils avaient une âme ; chacun veut lire, ou pour fortifier cette âme, ou pour l’orner, ou pour se vanter d’avoir lu. Lorsque les Hollandais s’aperçurent de ce nouveau besoin de l’espèce humaine, ils devinrent les facteurs de nos pensées, comme ils l’étaient de nos vins et de nos sels ; et tel libraire d’Amsterdam, qui ne savait pas lire, gagna un million, parce qu’il y avait quelques Français qui se mêlaient d’écrire. Ces marchands s’informaient, par leurs correspondants, des denrées qui avaient le plus de cours ; et, selon le besoin, ils commandaient à leurs ouvriers des histoires ou des romans, mais principalement des histoires ; parce qu’après tout on ne laisse pas de croire qu’il y a toujours un peu plus de vérité dans ce qu’on appelle Histoire nouvelle, Mémoires historiques, Anecdotes, que dans ce qui est intitulé Roman. C’est ainsi que, sur des ordres de marchands de papier et d’encre, leurs metteurs en œuvre composèrent les Mémoires de d’Artagnan, de Pontis, de Vordac, de Rochefort (2), et tant d’autres dans lesquels on trouve au long tout ce qu’ont pensé les rois ou les ministres quand ils étaient seuls, et cent mille actions publiques dont on n’avait jamais entendu parler. Les jeunes barons allemands, les palatins polonais, les dames de Stockholm et de Copenhague, lisent ces livres, et croient y apprendre ce qui s’est passé de plus secret à la cour de France.

 

           II. – Varillas (3) était fort au-dessus des nobles auteurs dont je parle ; mais il se donnait d’assez grandes libertés. Il dit un jour à un homme qui le voyait embarrassé : « J’ai trois rois à faire parler ensemble ; ils ne se sont jamais vus, et je ne sais comment m’y prendre. Quoi donc ! lui dit l’autre, est-ce que vous faites une tragédie ? »

 

          III. – Tout le monde n’a pas le don de l’invention. On fait imprimer in-12 les fables de l’Histoire ancienne (4) qui étaient ci-devant in-folio. Je crois que l’on peut retrouver dans plus de deux cents auteurs les mêmes prodiges opérés et les mêmes prédictions faites du temps que l’astrologie était une science. On nous redira peut-être encore que deux Juifs, qui sans doute ne savaient que vendre de vieux habits et rogner de vieilles espèces, promirent l’empire à Léon l’Isaurien, et exigèrent de lui qu’il abattît les images des chrétiens quand il serait sur le trône ; comme si un Juif se souciait beaucoup que nous eussions ou non des images.

 

          IV. – Je ne désespère pas qu’on ne réimprime que Mahomet II, surnommé le Grand, le prince le plus éclairé de son temps, et le rémunérateur le plus magnifique des arts, mit tout à feu et à sang dans Constantinople (qu’il préserva pourtant du pillage) ; abattit toutes les églises (dont en effet il conserva la moitié) ; fit empaler le patriarche, lui qui rendit à ce même patriarche plus d’honneurs qu’il n’en avait reçu des empereurs grecs ; qu’il fit éventrer quatorze pages, pour savoir qui d’eux avait mangé un melon, et qu’il coupa la tête à sa maîtresse pour réjouir ses janissaires. Ces histoires, dignes de Robert-le-Diable et de Barbe-Bleue, sont vendues tous les jours avec approbation et privilège.

 

        V. – Des esprits plus profonds ont imaginé une autre manière de mentir. Ils se sont établis héritiers de tous les grands ministres, et se sont emparés de tous les Testaments. Nous avons vu les Testaments des Colbert et des Louvois (5), donnés comme des pièces authentiques par des politiques raffinés, qui n’étaient jamais entrés seulement dans l’antichambre d’un bureau de la guerre ni des finances. Le Testament du cardinal de Richelieu, fait par une main un peu moins inhabile, a eu plus de fortune, et l’imposture a duré très longtemps. C’est un plaisir surtout de voir, dans des recueils de harangues, quels éloges on a prodigués à l’admirable testament de cet incomparable cardinal : on y trouvait toute la profondeur de son génie ; et un imbécile qui l’avait bien lu, et qui en avait même fait quelques extraits, se croyait capable de gouverner le monde (6). On n’a pas été moins trompé au Testament de Charles V, duc de Lorraine ; on a cru y reconnaître l’esprit de ce prince ; mais ceux qui étaient au fait y reconnurent l’esprit de M. de Chèvremont, qui le composa (7).

 

 

 

1 – C’est-à-dire à la Renaissance. (G.A.)

2 – Les Mémoires de d’Artagnan et ceux du comte de Rochefort sont de Sandras de Courtilz ; Dufossé est l’auteur des Mémoires de Pontis, et deux abbés, Cavard et Olivier, ont fabriqué ceux du comte de Vordac. (G.A.)

3 – Le plus infidèle des historiens français. (G.A.)

4 – Il s’agit de l’Histoire ancienne de Rollin. (G.A.)

5 – Ces deux Testaments sont de la fabrique de Sandras de Courtilz. (G.A.)

6 – On lisait ici, en 1749, un long passage qui fut supprimé en 1751. Ce sont des réflexions analogues à celles que l’on trouve dans les Conseils à un journaliste :

 

« J’eus quelques soupçons, dès ma jeunesse, que l’ouvrage était d’un faussaire qui avait pris le nom du cardinal de Richelieu pour débiter ses rêveries ; je fis demander chez tous les héritiers de ce ministre, si on avait quelque notion que le manuscrit du testateur eût jamais été dans leur maison ; on répondit unanimement que personne n’en avait eu la moindre connaissance avant l’impression. J’ai fait depuis les mêmes perquisitions, et je n’ai pas trouvé le moindre vestige du manuscrit ; j’ai consulté la Bibliothèque du roi, les dépôts des ministres, jamais je n’ai vu personne qui ait seulement entendu dire qu’on ait jamais vu une ligne du manuscrit du cardinal. Tout cela fortifia mes soupçons ; et voici les présomptions et les raisons qui me persuadent que le cardinal n’a pas la plus petite part à cet ouvrage.

 

1°. Le testament ne parut que trente-huit ans après la mort de son auteur prétendu. L’éditeur, dans sa préface, ne dit point comment le manuscrit est tombé dans ses mains. Si le manuscrit eût été authentique, il était de son devoir et de son intérêt d’en donner la preuve, de le déposer dans quelque bibliothèque publique, de la faire voir à quelque homme en place. Il ne prend aucune de ces mesures (que sans doute il ne pouvait prendre), et cela seul doit lui ôter tout crédit.

 

2°. Le style est entièrement différent de celui du cardinal de Richelieu. On a cru y reconnaître la main de l’abbé de Bourzeys ; mais il est plus aisé de dire de qui ce livre n’est pas, que de prouver de qui il est.

 

3°. Non-seulement on n’a pas imité le style du cardinal de Richelieu, mais on a l’impudence de le faire signer Armand Duplessis, lui qui n’a de sa vie signé de cette manière.

 

4°. Dès le premier chapitre, on voit une fausseté révoltante. On y suppose la paix faite, et non-seulement on était alors en guerre, mais le cardinal de Richelieu n’avait nulle envie de faire la paix. Une pareille absurdité est une conviction manifeste de faux.

 

5°. Aux louanges ridicules que le cardinal se donne à lui-même dans ce premier chapitre, et qu’un homme de bon sens ne se donne jamais, on ajoute une condamnation encore plus indécente de ceux qui étaient dans le Conseil quand le cardinal y entra. On y appelle le duc de Mantoue, ce pauvre prince. Quand on y mentionne les intrigues que trama la reine-mère pour perdre le cardinal, on dit la Reine tout court, comme s’il s’agissait de la reine épouse du roi. On y nomme la marquise du Fargis, femme de l’ambassadeur en Espagne, et favorite de la reine-mère, La Fargis, comme si le cardinal de Richelieu eût parlé de Marion de Lorme. Il n’appartient qu’à quelques pédants grossiers, qui ont écrit des histoires de Louis XIV, de dire la Montespan, la Maintenon, la Fontange, la Porstmouth. Un homme de qualité et aussi poli que le cardinal de Richelieu, n’eût pas assurément tombé dans de telles indécences. Je ne prétends pas donner à cette probabilité plus de poids qu’elle n’en a ; je ne la regarde pas comme une raison décisive, mais comme une conjecture assez forte.

 

6°. Voici une preuve qui me paraît entièrement convaincante. Le testament dit, au chapitre Ier, que les cinq dernières années de la guerre ont coûté chacune soixante millions de livres de ce temps-là, sans moyens extraordinaires ; et, dans le chapitre IX, il dit qu’il entre dans l’épargne trente-cinq millions tous les ans. Que peut-on opposer à une contradiction si formelle ? n’y découvre-t-on pas évidemment un faussaire qui écrit à la hâte, et qui oublie au neuvième chapitre ce qu’il a dit dans le premier ?

 

7°. Quel est l’homme de bon sens qui pourra penser qu’un ministre propose au roi de réduire les dépenses secrètes de ce qu’on appelle comptant, à un million d’or ? Que veut dire ce mot vague compile l’histoire ancienne sans entendre ce que valent les espèces : est-ce un million de livres d’or, de marcs d’or, de louis d’or ? Dans ce dernier cas, qui est le plus favorable, le million d’or comptant aurait monté à vingt-deux millions de nos livres numéraires d’aujourd’hui ; et c’était une plaisante réduction qu’une dépense qui aurait monté alors à près du tiers du revenu de l’Etat.

 

D’ailleurs, est-il croyable qu’un ministre insiste sur l’abolition de ce comptant ? C’était une dépense secrète dont le ministre était le maître absolu. C’était le plus cher privilège de sa place.

 

L’affaire des comptants ne fit du bruit que du temps de la disgrâce du célèbre Fouquet qui avait abusé de ce droit du ministère. Qui ne voit que le testament prétendu du cardinal de Richelieu n’a été forgé qu’après l’aventure de M. Fouquet ?

 

8°. Est-il encore d’un ministre d’appeler les rentes constituées au denier vingt les rentes au denier cinq ? Il n’y a pas de clerc de notaire qui tombât dans cette méprise absurde. Une rente au denier cinq produirait vingt mille francs d’intérêt ; il n’y a jamais eu de rentes à ce prix. Les rentes au denier vingt produisent cinq pour cent, mais ce n’est pas là le denier cinq. Il est clair que le testament est l’ouvrage d’un homme qui n’avait pas de rentes sur la ville.

 

9°. Il paraît évident que tout le chapitre IX, où il est question de la finance, est d’un faiseur de projets qui, dans l’oisiveté de son cabinet, bouleverse paisiblement tout le système du gouvernement, supprime les gabelles, fait payer la taille au parlement, rembourse les charges sans avoir de quoi les rembourser. Il est assurément bien étrange qu’on ait osé mettre ces chimères sous le nom d’un grand ministre, et que le public y ait été trompé. Mais où sont les hommes qui lisent avec attention ? Je n’ai guère vu personne lire avec un profond examen autre chose que les mémoires de ses propres affaires. De là vient que l’erreur domine dans tout l’univers. Si l’on mettait autant d’attention dans la lecture qu’un bon économe en apporte à voir les comptes de son maître-d’hôtel, de combien de sottises ne serait-on pas détrompé ?

 

10°. Est-il vraisemblable qu’un homme d’Etat qui se propose un ouvrage aussi solide, dise « que le roi d’Espagne, en secourant les huguenots, avait rendu les Indes tributaires de l’enfer ; que les gens de palais mesurent la couronne du roi par sa forme, qui, étant ronde, n’a point de fin ; que les éléments n’ont de pesanteur que lorsqu’ils sont en leur lieu ; que le feu, l’air, ni l’eau, ne peuvent soutenir un corps terrestre, parce qu’il est pesant hors de son lieu ; » et cent autres absurdités pareilles, dignes d’un professeur de rhétorique de province dans le seizième siècle, ou d’un répétiteur irlandais qui dispute sur les bancs ?

 

11°. Se persuadera-t-on que le premier ministre d’un roi de France ait fait un chapitre tout entier pour engager son maître à se priver du droit de régale dans la moitié des évêchés de son royaume, droits dont les rois ont été si jaloux ?

 

12°. Serait-il possible que, dans un testament politique adressé à un prince âgé de quarante ans passés, un ministre tel que le cardinal de Richelieu eût dit tant d’absurdités quand il entre dans les détails, et n’eût, en général, annoncé que des vérités triviales, faites pour un enfant qu’on élève, et non pour un roi qui régnait depuis trente années ? Il assure « que les rois ont besoin de conseils ; qu’un conseiller d’un roi doit avoir de la capacité et de la probité ; qu’il faut suivre la raison, établir le règne de Dieu ; que les intérêts publics doivent être préférés aux particuliers ; que les flatteurs sont dangereux que l’or et l’argent sont nécessaires. » Voilà les grandes maximes d’Etat à enseigner à un roi de quarante ans ! Voilà des vérités d’une finesse et d’une profondeur dignes du cardinal de Richelieu !

 

13°. Qui croirait enfin que le cardinal de Richelieu ait recommandé à Louis XIII la pureté et la chasteté par son testament politique ? lui qui avait eu publiquement tant de maîtresses, et qui, si l’on en croit les mémoires du cardinal de Retz et de tous les courtisans de ce temps-là, avait porté la témérité de ses désirs jusqu’à des objets qui devaient l’effrayer et le perdre.

 

Qu’on pèse toutes ces raisons, et qu’après on attribue ce livre si on l’ose, au cardinal de Richelieu. (G.A.)

7 – Straatman le composa et Chèvremont l’édita. (G.A.)

 

 

 

 

Publié dans Critique historique

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