CRITIQUE HISTORIQUE - Testament politique du cardinal de Richelieu - Partie 3
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CRITIQUE HISTORIQUE
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DES MENSONGES IMPRIMÉS,
ET DU TESTAMENT POLITIQUE DU CARDINAL DE RICHELIEU.
(Partie 3)
XXIII. Voilà déjà bien des milliers d’années et de livres à ignorer, et de quoi mettre l’esprit à l’aise. Viennent enfin les temps historiques où le fond des choses est vrai, et où la plupart des circonstances sont des mensonges. Mais parmi ces mensonges n’y a-t-il pas quelques vérités ? Oui, mais comme il se trouve un peu de poudre d’or dans les sables que les fleuves roulent. On demandera ici le moyen de recueillir cet or ; le voici : Tout ce qui n’est conforme ni à la physique, ni à la raison, ni à la trempe du cœur humain, n’est que du sable ; le reste, qui sera attesté par des contemporains sages, c’est la poudre d’or, que vous cherchez (1).
XXIV. Hérodote raconte à la Grèce assemblée l’histoire des peuples voisins : les gens sensés rient quand il parle des prédictions d’Apollon et des fables de l’Egypte et de l’Assyrie ; il ne les croyait pas lui-même : tout ce qu’il tien des prêtres de l’Egypte est faux ; tout ce qu’il a vu a été confirmé. Il faut s’en doute s’en rapporter à lui quand il dit aux Grecs qui l’écoutent : « Il y a dans les trésors des Corinthiens un lion d’or, du poids de trois cent soixante livres, qui est un présent de Crésus : on voit encore la cuve d’or et celle d’argent qu’il donna au temple de Delphes ; celle d’or pèse environ cinq cents livres ; celle d’argent contient environ deux mille quatre cents pintes. » Quelle que soit une telle magnificence, quelque supérieure qu’elle soit à celle que nous connaissons, on ne peut la révoquer en doute. Hérodote parlait d’un fait dont il y avait plus de cent mille témoins : ce fait d’ailleurs est très important, parce qu’il prouve que, dans l’Asie-Mineure du temps de Crésus, il y avait plus de magnificence, quelque supérieure qu’elle soit à celle que nous connaissons, on ne peut la révoquer en doute. Hérodote parlait d’un fait dont il y avait plus de cent mille témoins : ce fait d’ailleurs est très important, parce qu’il prouve que, dans l’Asie-Mineure du temps de Crésus, il y avait plus de magnificence qu’on n’en voit aujourd’hui ; et cette magnificence qui ne peut être que le fruit d’un grand nombre de siècles, prouve une haute antiquité dont il ne reste nulle connaissance. Les prodigieux monuments qu’Hérodote avait vu en Egypte et à Babylone sont encore des choses incontestables.
XXV. Il n’en est pas ainsi des solennités établies pour célébrer un événement : la plupart des mauvais raisonneurs disent : Voilà une cérémonie qui est observée de temps immémorial, donc l’aventure qu’elle célèbre est vraie ; mais les philosophes disent souvent : Donc l’aventure est fausse.
XXVI. Les Grecs célébraient les jeux pythiens, en mémoire du serpent Python, que jamais Apollon n’avait tué ; les Egyptiens célébraient l’admission d’Hercule au rang des douze grands dieux ; mais il n’y a guère d’apparence que cet Hercule d’Egypte ait existé dix-sept mille ans avant le règne d’Amasis, ainsi qu’il était dit dans les hymnes qu’on lui chantait. La Grèce assigna neuf étoiles dans le ciel au marsouin qui porta Arion sur son dos : les Romains célébraient, en février, cette belle aventure. Les prêtres saliens portaient en cérémonie, le 1er de mars, les boucliers sacrés qui étaient tombés du ciel quand Numa, ayant enchaîné Faunus et Picus, eut appris d’eux le secret de détourner la foudre. En un mot, il n’y a jamais eu de peuple qui n’ait solennisé, par des cérémonies, les plus absurdes imaginations.
XXVII. Quant aux mœurs des peuples barbares, tout ce qu’un témoin oculaire et sage me rapportera de plus bizarre, de plus infâme, de plus superstitieux, de plus abominable, je serai très porté à le croire de la nature humaine. Hérodote affirme devant toute la Grèce que dans ces pays immenses qui sont au-delà du Danube les hommes faisaient consister leur gloire à boire dans des crânes humains le sang de leurs ennemis, et à se vêtir de leur peau. Les Grecs, qui trafiquaient avec ces barbares, auraient démenti Hérodote s’il avait exagéré. Il est constant que plus des trois quarts des habitants de la terre ont vécu très longtemps comme des bêtes féroces : ils sont nés tels. Ce sont des signes que l’éducation fait danser, et des ours qu’elle enchaîne. Ce que le czar Pierre-le-Grand a trouvé encore à faire de nos jours dans une partie de ses Etats (2) est une preuve de ce que j’avance, et rend croyable ce qu’Hérodote a rapporté.
XXVIII. Après Hérodote, le fond des histoires est beaucoup plus vrai : les faits sont plus détaillés ; mais autant de détails, souvent autant de mensonges. Ajouterai-je foi à l’historien Josèphe, quand il me dit que le moindre bourg de la Galilée renfermait quinze mille habitants ? Non, je dirai qu’il a exagéré ; il a cru faire honneur à sa patrie, il l’a avilie. Quelle honte pour ce nombre prodigieux de Juifs d’avoir été si aisément subjugués par une petite armée romaine !
XXIX. La plupart des historiens sont comme Homère : ils chantent des combats ; mais dans ce nombre horrible de batailles, il n’y a guère que la retraite des dix mille de Xénophon, la bataille de Scipion contre Annibal, à Zama, décrite par Polybe, celle de Pharsale racontée par le vainqueur, où le lecteur puisse s’éclairer et s’instruire : partout ailleurs je vois que des hommes se sont mutuellement égorgés, et rien de plus.
XXX. On peut croire toutes les horreurs où l’ambition a porté les princes, et toutes les sottises où la superstition a plongé les peuples : mais comment les historiens ont-ils été assez peuple pour admettre comme des prodiges surnaturels les fourberies que des conquérants ont imaginées, et que les nations ont adoptées ?
Les Algériens croient fermement qu’Alger fut sauvée par un miracle, lorsque Charles-Quint vint l’assiéger. Ils disent qu’un de leurs saints frappa la mer, et excita la tempête qui fit périr la moitié de la flotte de l’empereur.
XXXI. Que d’historiens parmi nous ont écrit en Algériens ! Que de miracles ils ont prodigués et contre les Turcs et contre les hérétiques ! Ils ont souvent traité l’histoire comme Homère traite le siège de Troie. Il intéresse toutes les puissances du ciel à la conservation ou à la perte d’une ville. Mais des hommes qui font profession de dire la vérité peuvent-ils imaginer que Dieu prenne parti pour un petit peuple qui combat contre un autre petit peuple dans le coin de notre hémisphère ?
XXXII. Personne ne respecte plus que moi saint-François-Xavier ; c’était un Espagnol animé d’un zèle intrépide ; c’était le Fernand Cortès de la religion ; mais on aurait dû peut-être ne pas assurer dans l’histoire de sa vie que ce grand homme existait à la fois en deux endroits différents.
Si quelqu’un peut prétendre au don de faire des miracles, ce sont ceux qui vont au bout du monde porter leur charité et leur doctrine ; mais je voudrais que leurs miracles fussent un peu moins fréquents ; qu’ils eussent ressuscité moins de morts ; qu’ils eussent moins souvent converti et baptisé des milliers d’Orientaux en un jour. Il est beau de prêcher la vérité dans un pays étranger, dès qu’on y est arrivé ; il est beau de parler avec éloquence, et de toucher le cœur dans une langue qu’on ne peut apprendre qu’en beaucoup d’années, et qu’on ne peut jamais prononcer que d’une manière ridicule ; mais ces prodiges doivent être ménagés ; et le merveilleux, quand il est prodigué, trouve trop d’incrédules.
XXXIII. C’est surtout dans les voyageurs qu’on trouve le plus de mensonges imprimés. Je ne parle pas de Paul Lucas, qui a vu le démon Asmodée dans la Haute-Egypte : je ne parle que de ceux qui nous trompent en disant vrai qui ont vu une chose extraordinaire dans une nation, et qui la prennent pour une coutume ; qui ont vu un abus et qui le donnent pour une loi. Ils ressemblent à cet Allemand (3) qui ayant eu une petite difficulté à Blois avec son hôtesse, laquelle avait les cheveux un peu trop blonds, mit sur son album : Nota bene, toutes les dames de Blois sont rousses et acariâtres.
XXXIV. Ce qu’il y a de pis, c’est que la plupart de ceux qui écrivent sur le gouvernement tirent souvent de ces voyageurs trompés des exemples pour tromper encore les hommes. L’empereur turc se sera emparé des trésors de quelques bachas nés esclaves dans son sérail, et il aura fait à la famille du mort la part qu’il aura voulu : donc la loi de Turquie porte que le grand Turc hérite des biens de tous ses sujets : il est monarque, donc il est despotique dans le sens le plus horrible et le plus humiliant pour l’humanité. Ce gouvernement turc, dans lequel il n’est pas permis à l’empereur de s’éloigner longtemps de la capitale, de changer les lois, de toucher à la monnaie, etc., sera représenté comme un établissement dans lequel le chef de l’Etat peut du matin au soir tuer et voler loyalement tout ce qu’il veut. L’Alcoran dit qu’il est permis d’épouser quatre femmes à la fois ; donc tous les merciers et tous les drapiers de Constantinople ont chacun quatre femmes, comme s’il était si aisé de les avoir et de les garder. Quelques personnages considérables ont des sérails ; de là on conclut que tous les musulmans sont autant de Sardanapales : c’est ainsi qu’on juge de tout. Un Turc qui aurait passé dans une certaine capitale (4), et qui aurait vu un auto-da-fé ne laisserait pas de se tromper s’il disait : Il y a un pays policé où l’on brûle quelquefois en cérémonie une vingtaine d’hommes, de femmes, et de petits garçons, pour le divertissement de leurs gracieuses majestés. La plupart des relations sont faites dans ce goût-là ; c’est bien pis quand elles sont pleines de prodiges : il faut être en garde contre les livres, plus que les juges ne le sont contre les avocats.
XXXV. Il y a encore une grande source d’erreurs publiques parmi nous, et qui est particulière à notre nation ; c’est le goût des vaudevilles ; on en fait sur les hommes les plus respectables ; et on entend tous les jours calomnier les vivants et les morts sur ces beaux fondements : « Ce fait, dit-on, est vrai, c’est une chanson qui l’atteste. ».
XXXVI. N’oublions pas au nombre des mensonges la fureur des allégories. Quand on eut trouvé les fragments de Pétrone, auxquelles Nodot a depuis joint hardiment les siens, tous les savants prirent le consul Pétrone pour l’auteur de ce livre. Ils voient clairement Néron et toute sa cour dans une troupe de jeunes écoliers fripons qui sont les héros de cet ouvrage. On fut trompé, et on l’est encore par le nom. Il faut absolument que le débauché obscur et bas qui écrivit cette satire, plus infâme qu’ingénieuse, ait été le consul Titus Pétronius ; il faut que Trimalcion, ce vieillard absurde, ce financier au-dessous de Turcaret, soit le jeune empereur Néron ; il faut que sa dégoûtante et méprisable épouse soit la belle Acté ; que le pédant, le grossier Agamemnon, soit le philosophe Sénèque ; c’est chercher à trouver toute la cour de Louis XIV dans Gusman d’Alfarache, ou dans Gil Blas. Mais, me dira-t-on, que gagnerez-vous à détromper les hommes sur ces bagatelles ? Je ne gagnerai rien, sans doute ; mais il faut s’accoutumer à chercher le vrai dans les plus petites choses ; sans cela on est bien trompé dans les grandes.
1 – Lorsque Voltaire donnait ces préceptes, il n’avait pas encore édités son Siècle de Louis XIV, ni son Essai sur les mœurs. Il se préparait. (G.A.)
2 – Voltaire venait de publier ses Anecdotes sur Pierre-le-Grand. Voyez à la suite de l’Histoire de Russie. (G.A.)
3 – Ou plutôt, à l’Anglais Smolett. (G.A.)
4 – Madrid. (G.A.)