CRITIQUE HISTORIQUE - Testament politique du cardinal de Richelieu - Partie 2

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CRITIQUE HISTORIQUE - Testament politique du cardinal de Richelieu - Partie 2

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CRITIQUE HISTORIQUE

 

 

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DES MENSONGES IMPRIMÉS,

 

ET DU TESTAMENT POLITIQUE DU CARDINAL DE RICHELIEU.

 

 

 

 

(Partie 2)

 

 

 

 

 

 

 

        VI. Après ces faiseurs de Testaments viennent les auteurs d’Anecdotes. Nous avons une petite histoire imprimée en 1700, de la façon d’une demoiselle Durand, personne fort instruite, qui porte pour titre, Histoire des amours de Grégoire VII, du cardinal de Richelieu, de la princesse de Condé, et de la marquise d’Urfé. J’ai lu, il y a quelques années, les Amours du R.P. La Chaise, confesseur de Louis XIV.

 

       VII. Une très honorable dame (1) réfugiée à La Haye, composa, au commencement de ce siècle, six gros volumes de lettres d’une dame de qualité de province, et d’une dame de qualité de Paris, qui se mandaient familièrement les nouvelles du temps. Or, dans ces nouvelles du temps, je puis assurer qu’il n’y en a pas une de véritable. Toutes les prétendues aventures du chevalier de Bouillon, connu depuis sous le nom de prince d’Auvergne, y sont rapportées avec toutes leurs circonstances. J’eus la curiosité de demander un jour à M. le chevalier de Bouillon s’il y avait quelque fondement dans ce que madame Dunoyer avait écrit sur son compte. Il me jura que tout était un tissu de faussetés. Cette dame avait ramassé les sottises du peuple, et dans les pays étrangers elles passaient pour l’histoire de la cour.

 

         VIII. Quelquefois les auteurs de pareils ouvrages font plus de mal qu’ils ne pensent. Il y a quelques années qu’un homme de ma connaissance, ne sachant que faire, imprima un petit livre, dans lequel il disait qu’une personne célèbre (2) avait péri par le plus horrible des assassinats ; j’avais été témoin du contraire. Je représentai à l’auteur combien les lois divines et humaines l’obligeaient à se rétracter il me le promit ; mais l’effet de son livre dure encore, et j’ai vu cette calomnie répétée dans de prétendues histoires du siècle.

 

       IX. Il vient de paraître un ouvrage politique à Londres, la ville de l’univers où l’on débite les plus mauvaises nouvelles, et les plus mauvais raisonnements sur les nouvelles les plus fausses. « Tout le monde sait, dit l’auteur, page 17, que l’empereur Charles VI est mort empoisonné dans de l’aqua tuffana ; on sait que c’est un Espagnol qui était son page favori, et auquel il a fait un legs par son testament, qui lui donna le poison. Les magistrats de Milan qui ont reçu les dépositions de ce page quelque temps avant sa mort, et qui les ont envoyées à Vienne, peuvent nous apprendre quels ont été instigateurs et ses complices, et je souhaite que la cour de Vienne nous instruise bientôt des circonstances de cet horrible crime. » Je crois que la cour de Vienne fera attendre longtemps les instructions qu’on lui demande sur cette chimère. Ces calomnies toujours renouvelées me font souvenir de ces vers (3) :

 

Vos oisifs courtisans, que les chagrins dévorent,

S’efforcent d’obscurcir les astres qu’ils adorent.

Là, si vous en croyez leur coup d’œil pénétrant,

Tout ministre est un traître, et tout prince un tyran ;

L’hymen n’est entouré que de feux adultères ;

Le frère à ses rivaux est vendu par ses frères ;

Et sitôt qu’un grand roi penche vers son déclin,

Ou son fils ou sa femme ont hâté son destin…

Qui croit toujours le crime en paraît trop capable.

 

        Voilà comment sont écrites les histoires prétendues du siècle.

 

       X. La guerre de 1702 et celle de 1741 ont produit autant de mensonges dans les livres qu’elles ont fait périr de soldats dans les campagnes ; on a redit cent fois, et on redit encore, que le ministère de Versailles avait fabriqué le testament de Charles II, roi d’Espagne (4).

 

       XI. Des anecdotes nous apprennent que le dernier maréchal de La Feuillade manqua exprès Turin, et perdit sa réputation, sa fortune, et son armée, par un grand trait de courtisan ; d’autres nous certifient qu’un ministre fit perdre une bataille par politique.

 

       XII. On vient de réimprimer dans les Transactions de l’Europe qu’à la bataille de Fontenoy nous chargions nos canons avec de gros morceaux de beurre et des métaux venimeux ; que le général Campbell ayant été tué d’une de ces volées empoisonnées, le duc de Cumberland envoya au roi de France, dans un coffre, le verre et les métaux qu’on avait trouvés dans sa plaie ; qu’il mit dans ce coffre une lettre, dans laquelle il disait au roi que les nations les plus barbares ne s’étaient jamais servies de pareilles armes ; et que le roi frémit à la lecture de cette lettre. Il n’y a nulle ombre de vérité ni de vraisemblance à tout cela. On ajoute à ces absurdes mensonges que nous avons massacré de sang-froid les Anglais blessés qui restèrent sur le champ de bataille, tandis qu’il est prouvé par les registres de nos hôpitaux, que nous eûmes soin d’eux comme de nos propres soldats. Ces indignes impostures prennent crédit dans plusieurs provinces de l’Europe, et servent d’aliment à la haine des nations (5).

 

       XIII. Combien de mémoires secrets, d’histoires de campagnes, de journaux de toutes les façons, dont les préfaces annoncent l’impartialité la plus équitable, et les connaissances les plus parfaites ! On dirait que ces ouvrages sont faits par des plénipotentiaires à qui les ministres de tous les Etats et les généraux de toutes les armées ont remis leurs mémoires. Entrez chez un de ces grands plénipotentiaires, vous trouverez un pauvre scribe en robe de chambre et en bonnet de nuit, sans meubles et sans feu, qui compile et qui altère des gazettes Quelquefois ces messieurs prennent une puissance sous leur protection ; on sait le conte qu’on a fait d’un de ces écrivains, qui, à la fin d’une guerre, demanda une récompense à l’empereur Léopold pour lui avoir entretenu, sur le Rhin, une armée complète de cinquante mille hommes pendant cinq ans. Ils déclarent aussi la guerre, et font des actes d’hostilités ; mais ils risquent d’être traités en ennemis. Un d’eux, nommé Dubourg, qui tenait son bureau dans Francfort, y fut malheureusement arrêté par un officier de notre armée en 1748, et conduit au mont Saint-Michel dans une cage. Mais cet exemple n’a point refroidi le magnanime courage de ses confrères.

 

 

        XIV. Une des plus nobles supercheries et des plus ordinaires est celle des écrivains qui se transforment en ministres d’Etat et en seigneurs de la cour du pays dont ils parlent. On nous a donné une grande histoire de Louis XIV, écrite sur les mémoires d’un ministre d’Etat. Ce ministre était un jésuite (6) chassé de son ordre, qui s’était réfugié en Hollande, sous le nom de La Hode, qui s’est fait ensuite secrétaire d’Etat de France en Hollande pour avoir du pain.

 

        XV. Comme il faut toujours imiter les bons modèles, et que le chancelier Clarendon (7) et le cardinal de Retz ont fait des portraits des principaux personnages avec lesquels ils avaient traité, on ne doit pas s’étonner que les écrivains d’aujourd’hui, quand ils se mettent aux gages d’un libraire, commencent par donner tout au long des portraits fidèles des princes de l’Europe, des ministres, et des généraux, dont ils n’ont jamais vu passer la livrée. Un auteur anglais, dans les Annales de l’Europe, imprimées et réimprimées, nous assure que Louis XV n’a pas cet air de grandeur qui annonce un roi. Cet homme assurément est difficile en physionomies ; mais, en récompense, il dit que le cardinal de Fleury avait l’air d’une noble confiance (8).

 

        XVI. Il est aussi exact sur les caractères et sur les faits que sur les figures : il instruit l’Europe que le cardinal de Fleury donna son titre de premier ministre –qu’il n’a jamais eu) à M. le comte de Toulouse. Il nous apprend que l’on n’envoya l’armée du maréchal de Maillebois en Bohême que parce qu’une demoiselle de la cour avait laissé une lettre sur sa table, et que cette lettre fit connaître la situation des affaires ; il dit que le comte d’Argenson succéda dans le ministère de la guerre à M. Amelot. Je crois que, si on voulait rassembler tous les livres écrits dans ce goût, pour se mettre un peu au fait des anecdotes de l’Europe, on ferait une bibliothèque immense dans laquelle il n’y aurait pas dix pages de vérité.

 

       XVII. Une autre partie considérable du commerce du papier imprimé est celle des livres qu’on a appelé Polémiques, par excellence, c’est-à-dire de ceux dans lesquels on dit des injures à son prochain pour gagner de l’argent. Je ne parle pas des factums des avocats, qui ont le noble droit de décrier tant qu’ils peuvent la partie adverse, et de diffamer loyalement des familles ; je parle de ceux qui en Angleterre, par exemple, excités par un amour ardent de la patrie, écrivent contre le ministère des philippiques de Démosthène dans leurs greniers. Ces pièces se vendent deux sous la feuille ; on en tire quelquefois quatre mille exemplaires, et cela fait toujours vivre un citoyen éloquent un mois ou deux. J’ai ouï conter à M. le chevalier Walpole, qu’un jour un de ces Démosthène à deux sous par feuille, n’ayant point encore pris de parti dans les différends du parlement, vint lui offrir sa plume pour écraser tous ces ennemis ; le ministre le remercia poliment de son zèle, et n’accepta point ses services. « Vous trouverez donc bon, lui dit l’écrivain, que j’aille offrir mon secours à votre antagoniste M. Pulteney. » Il y alla aussitôt, et fut éconduit de même. Alors il se déclara contre l’un et l’autre ; il écrivait le lundi contre M. Pulteney. Mais, après avoir subsisté honorablement les premières semaines, il finit par demander l’aumône à leurs portes.

 

       XVIII. Le célèbre Pope fut traité de son temps comme un ministre ; sa réputation fit juger à beaucoup de gens de lettres qu’il y aurait quelque chose à gagner avec lui. On imprima à son sujet, pour l’honneur de la littérature, et pour avancer les progrès de l’esprit humain, plus de cent libelles, dans lesquels on lui prouvait qu’il était athée, et (ce qui est plus fort en Angleterre) on lui reprocha d’être catholique. On assura, quand il donna sa traduction d’Homère, qu’il n’entendait point le grec, parce qu’il était puant et bossu. Il est vrai qu’il était bossu ; mais cela n’empêchait pas qu’il ne sût très bien le grec, parce qu’il était puant et bossu. Il est vrai qu’il était bossu ; mais cela n’empêchait pas qu’il ne sût très bien le grec, et que sa traduction d’Homère ne fût fort bonne. On calomnia ses mœurs, son éducations, sa naissance ; on s’attaqua à son père et à sa mère. Ces libelles n’avaient point de fin. Pope eut quelquefois la faiblesse de répondre ; cela grossit la nuée des libelles. Enfin il prit le parti de faire imprimer lui-même un petit abrégé de toutes ces belles pièces. Ce fut un coup mortel pour les écrivains, qui jusque-là avaient vécu assez honnêtement des injures qu’ils lui disaient ; on cessa de les lire, et on s’en tint à l’abrégé : ils ne s’en relevèrent pas.

 

       XIX. J’ai été tenté d’avoir beaucoup de vanité, quand j’ai vu que nos grands écrivains en usaient avec moi comme on en avait agi avec Pope (9). Je puis dire que j’ai valu des honoraires assez passables à plus d’un auteur. J’avais, je ne sais comment, rendu à l’illustre abbé Desfontaines un léger service ; mais, comme ce service ne lui donnait pas de quoi vivre, il se mit d’abord un peu à son aise au sortir de la maison dont je l’avais tiré, par une douzaine de libelles contre moi, qu’il ne fit, à la vérité, que pour l’honneur des lettres et par un excès de zèle pour le bon goût. Il fit imprimer la Henriade, dans laquelle il inséra des vers de sa façon, et ensuite il critiqua ces mêmes vers qu’il avait faits (10). J’ai soigneusement conservé une lettre que m’écrivit un jour un auteur de cette trempe (11). « Monsieur, j’ai fait imprimer un libelle contre vous ; il y en a quatre cent exemplaires ; si vous voulez m’envoyer quatre cents livres, je vous remettrai tous les exemplaires fidèlement. » Je lui mandai que je me donnerais bien de garde d’abuser de sa bonté ; que ce serait un marché trop désavantageux pour lui, et que le débit de son livre lui vaudrait beaucoup davantage ; je n’eus pas lieu de me repentir de ma générosité.

 

        XX. Il est bon d’encourager les gens de lettres inconnus qui ne savent où donner de la tête. Une des plus charitables actions qu’on puisse faire en leur faveur est de donner une tragédie au public. Tout aussitôt vous voyez éclore des Lettre à des dames de qualité ; Critique impartiale de la pièce nouvelle ; Lettre d’un ami à un ami ; Examen réfléchi ; Examen par scènes (12) ; et tout cela ne laisse pas de se vendre.

 

        XXI. Mais le plus sûr secret pour un honnête libraire, c’est d’avoir soin de mettre à la fin des ouvrages qu’il imprime toutes les horreurs et toutes les bêtises qu’on a imprimées contre l’auteur. Rien n’est plus propre à piquer la curiosité du lecteur et à favoriser le débit. Je me souviens que parmi les détestables éditions qu’on a faites, en Hollande, de mes prétendus ouvrages, un éditeur habile d’Amsterdam, voulant faire tomber une édition de La Haye, s’avisa d’ajouter à la sienne un recueil de tout ce qu’il avait pu ramasser contre moi (13). Les premiers mots de ce recueil disaient que j’étais un chien rogneux. Je trouvai ce livre à Magdebourg (14) entre les mains du maître de la poste, qui ne cessait de me dire combien il trouvait ce petit morceau éloquent. En dernier lieu, deux libraires d’Amsterdam, pleins de probité, après avoir défiguré tant qu’ils avaient pu la Henriade et mes autres pièces, me firent l’honneur de m’écrire que, si je permettais qu’on fît à Dresde une meilleure édition de mes ouvrages (15), qu’on avait entreprise alors, ils seraient obligés en conscience d’imprimer contre moi un volume d’injures atroces, avec le plus beau papier, la plus grande marge, et le meilleur caractère qu’ils pourraient. Ils m’ont tenu fidèlement parole (16). C’est bien dommage que de si beaux recueils soient anéantis dans l’oubli : autrefois, quand il y avait huit ou neuf cent mille volumes de moins dans l’Europe, des injures portaient coup On lisait avidement dans Scaliger (17) : « Le cardinal Bellarmin est athée, le R. P. Clavius est un ivrogne, le R. P. Coton s’est donné au diable. » Les savants illustres se traitaient réciproquement de chien, de veau, de menteur et de sodomite. Tout cela s’imprimait avec la permission des supérieurs. C’était le bon temps. Mais tout dégénère.

 

       XXII. (18) On n’a dit que peu de choses sur les mensonges imprimés dont la terre est inondée : il serait facile de faire sur ce sujet un gros volume ; mais on sait qu’il ne faut pas faire tout ce qui est facile. On donnera ici seulement quelques règles générales, pour précautionner les hommes contre cette multitude de livres qui ont transmis les erreurs de siècle en siècle.

 

        On s’effraie à la vue d’une bibliothèque nombreuse ; on se dit : « Il est triste d’être condamné à ignorer presque tout ce qu’elle contient. » Consolez-vous, il y a peu à regretter. Voyez ces quatre ou cinq mille volumes de la physique ancienne, tout en est faux jusqu’au temps de Galilée ; voyez les histoires de tant de peuples, leurs premiers siècles sont des fables absurdes. Après les temps fabuleux viennent ce qu’on appelle les temps héroïques : les premiers ressemblent aux Mille et une Nuits, où rien n’est vrai ; les seconds, aux romans de chevalerie, où il n’y a de vrai que quelques noms et quelques époques.

 

 

 

1 – La Dunoyer. (Voltaire.) – Voltaire veut parler ici des Lettres historiques et galantes, où l’on trouve la correspondance du jeune Arouet avec la fille de cette dame. (G.A.)

2 – Adrienne Lecouvreur. (G.A.)

3 – Vers d’Eryphile, tragédie qui ne fut imprimée qu’après la mort de Voltaire. – Voyez au THÉÂTRE. (G.A.)

4 – Voyez l’admirable chapitre XVII du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

5 – Voyez une note du chapitre XV du Précis du siècle de Louis XV. (G.A.)

6 – La Motte. (G.A.)

7 – Dans son Histoire de la rébellion et de la guerre civile en Angleterre, 1702. (G.A.)

8 – Voyez le portrait que Voltaire fait de Fleury dans le Précis du siècle de Louis XV, chapitre III. (G.A.)

9 – Voltaire écrivit cela au moment où ses ennemis revenaient à la charge contre lui et le forçait à déserter la cour, puis la France. (G.A.)

10 – Voyez, sur Desfontaines, le Mémoire sur la satire. (G.A.)

11 – La Jonchère. Voyez la vingt et unième des Honnêtetés littéraires. (G.A.)

12 – Allusions aux critiques faites sur les tragédies de Voltaire, et particulièrement sur Sémiramis. (G.A.)

13 – Cette édition renfermait la Voltairomanie. Voyez le Mémoire sur la satire. (G.A.)

14 – C’était en 1743 ; Voltaire allait à Berlin, chargé d’une mission secrète. (G.A.)

15 – Il s’agit de l’édition de Walther, 1748. (G.A.)

16 – A la place de ce qui suit, on lisait en 1749 : « Ils ont eu même l’attention d’envoyer leur beau recueil à un des plus respectables monarques de l’Europe, à la cour duquel j’avais alors l’honneur d’être. Le prince a jeté leur livre au feu en disant qu’il fallait traiter ainsi MM. les éditeurs. Il est vrai qu’en France ces honnêtes gens seraient envoyés aux galères. Mais ce serait trop gêner le commerce qu’il faut toujours favoriser. » Le respectable monarque dont parle Voltaire est Stanislas. (G.A.)

17 – Ou plutôt, dans le Scaligerana, où sont rapportées les conversations de Scaliger. (G.A.)

18 – Ici commençait le chapitre II en 1750. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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