SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXXV - Affaires ecclésiastiques. Disputes mémorables - Partie 1
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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- Partie 1 -
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CHAPITRE XXXV.
(1)
Affaires ecclésiastiques. Disputes mémorables.
Des trois ordres de l’Etat, le moins nombreux est l’Eglise ; et ce n’est que dans le royaume de France que le clergé est devenu un ordre de l’Etat. C’est une chose aussi vraie qu’étonnante : on l’a déjà dit, et rien ne démontre plus le pouvoir de la coutume. Le clergé donc, reconnu pour ordre de l’Etat, est celui qui a toujours exigé du souverain la conduite la plus délicate et la plus ménagée. Conserver à la fois l’union avec le siège de Rome, et soutenir les libertés de l’Eglise gallicane, qui sont les droits de l’ancienne Eglise ; savoir faire obéir les évêques comme sujets, sans toucher aux droits de l’épiscopat ; les soumettre en beaucoup de choses à la juridiction séculière, et les laisser juges en d’autres ; les faire contribuer aux besoins de l’Etat, et ne pas choquer leurs privilèges, tout cela demande un mélange de dextérité et de fermeté que Louis XIV eut presque toujours.
Le clergé en France fut remis peu à peu dans un ordre et dans une décence dont les guerres civiles et la licence des temps l’avaient écarté. Le roi ne souffrit plus enfin ni que les séculiers possédassent des bénéfices sous le nom de confidentiaires, ni que ceux qui n’étaient pas prêtres eussent des évêchés, comme le cardinal Mazarin, qui avait possédé l’évêché de Metz n’étant pas même sous-diacre, et le duc de Verneuil qui en avait aussi joui étant séculier.
Ce que payait au roi le clergé de France et des villes conquises allait, année commune, à environ deux millions cinq cent mille livres, et depuis, la valeur des espèces ayant augmenté numériquement, ils ont secouru l’Etat d’environ quatre millions par année sous le nom de décimes, de subvention extraordinaire, de don gratuit. Ce mot et ce privilège de don gratuit, se sont conservés comme une trace de l’ancien usage où étaient tous les seigneurs de fiefs d’accorder des dons gratuits aux rois dans les besoins de l’Etat. Les évêques et les abbés étant seigneurs de fiefs par un ancien abus, ne devaient que des soldats dans le temps de l’anarchie féodale. Les rois alors n’avaient que leurs domaines comme les autres seigneurs. Lorsque tout changea depuis, le clergé ne changea pas ; il conserva l’usage d’aider l’Etat par des dons gratuits (2).
A cette ancienne coutume qu’un corps qui s’assemble souvent conserve, et qu’un corps qui ne s’assemble point perd nécessairement, se joint l’immunité toujours réclamée par l’Eglise, et cette maxime, que son bien est le bien des pauvres : non qu’elle prétende ne devoir rien à l’Etat dont elle tient tout, car le royaume, quand il a des besoins, est le premier pauvre ; mais elle allègue, pour elle, le droit de ne donner que des secours volontaires ; et Louis XIV exigea toujours ces secours de manière à n’être pas refusé.
On s’étonne, dans l’Europe et en France, que le clergé paye si peu ; on se figure qu’il jouit du tiers du royaume. S’il possédait ce tiers, il est indubitable qu’il devrait payer le tiers des charges, ce qui se monterait, année commune, à plus de cinquante millions, indépendamment des droits sur les consommations qu’il paye comme les autres sujets ; mais on se fait des idées vagues et des préjugés sur tout.
Il est incontestable que l’Eglise de France est, de toutes les Eglises catholiques, celle qui a le moins accumulé de richesses. Non-seulement il n’y a point d’évêque qui se soit emparé, comme celui de Rome, d’une grande souveraineté, mais il n’y a point d’abbé qui jouisse des droits régaliens, comme l’abbé du Mont-Cassin et les abbés d’Allemagne. En général les évêchés de France ne sont pas d’un revenu trop immense. Ceux de Strasbourg et de Cambrai sont les plus forts ; mais c’est qu’ils appartenaient originairement à l’Allemagne, et que l’Eglise d’Allemagne était beaucoup plus riche que l’empire.
Giannone (3), dans son Histoire de Naples, assure que les ecclésiastiques ont les deux tiers du revenu du pays. Cet abus énorme n’afflige point la France. On dit que l’Eglise possède le tiers du royaume, comme on dit au hasard qu’il y a un million d’habitants dans Paris. Si on se donnait seulement la peine de supputer le revenu des évêchés, on verrait, par le prix des baux faits il y a environ cinquante ans que tous les évêchés n’étaient évalués alors que sur le pied d’un revenu annuel de quatre millions ; et les abbayes commendataires allaient à quatre millions cinq cent mille livres. Il est vrai que l’énoncé de ce prix des baux fut un tiers au-dessous de la valeur ; et si on ajoute encore l’augmentation des revenus en terre, la somme totale des rentes de tous les bénéfices consistoriaux sera portée à environ seize millions. Il ne faut pas oublier que de cet argent il en va tous les ans à Rome une somme considérable qui ne revient jamais et qui est en pure perte. C’est une grande libéralité du roi envers le saint-siège : elle dépouille l’Etat, dans l’espace d’un siècle, de plus de quatre cent mille marcs d’argent : ce qui, dans la suite des temps, appauvrirait le royaume, si le commerce ne réparait pas abondamment cette perte (4).
A ces bénéfices qui payent des annates à Rome, il faut joindre les cures, les couvents, les collégiales, les communautés, et tous les autres bénéfices ensemble ; mais s’ils sont évalués à cinquante millions par année dans toute l’étendue actuelle du royaume, on ne s’éloigne pas beaucoup de la vérité.
Ceux qui ont examiné cette matière avec des yeux aussi sévères qu’attentifs, n’ont pu porter les revenus de toute l’Eglise gallicane séculière et régulière au-delà de quatre-vingt-dix millions. Ce n’est pas une somme exorbitante pour l’entretien de quatre-vingt-dix mille personnes religieuses et environ cent soixante mille ecclésiastiques, que l’on comptait en 1700. Et sur ces quatre-vingt-dix mille moines, il y en a plus d’un tiers qui vivent de quêtes et de messes. Beaucoup de moines conventuels ne coûtent pas deux cents livres par an à leur monastère : il y a des moines abbés réguliers qui jouissent de deux cent mille livres de rentes. C’est cette énorme disproportion qui frappe et qui excite les murmures. On plaint un curé de campagne, dont les travaux pénibles ne lui procurent que sa portion congrue de trois cents livres de droit en rigueur, et de quatre à cinq cents livres par libéralités, tandis qu’un religieux oisif, devenu abbé, et non moins oisif, possède une somme immense, et qu’il reçoit des titres fastueux de ceux qui lui sont soumis. Ces abus vont beaucoup plus loin en Flandre, en Espagne, et surtout dans les Etats catholiques d’Allemagne, où l’on voit des moines princes.
Les abus servent de lois dans presque toute la terre ; et si les plus sages des hommes s’assemblaient pour faire des lois, où est l’Etat dont la forme subsistât entière ?
Le clergé de France observe toujours un usage onéreux pour lui, quand il paye au roi un don gratuit de plusieurs millions pour quelques années. Il emprunte ; et après en avoir payé les intérêts, il rembourse le capital aux créanciers : ainsi il paye deux fois. Il eût été plus avantageux pour l’Etat et pour le clergé en général, et plus conforme à la raison, que ce corps eût subvenu aux besoins de la patrie par des contributions proportionnées à la valeur de chaque bénéfice. Mais les hommes sont toujours attachés à leurs anciens usages. C’est par le même esprit que le clergé, en s’assemblant tous les cinq ans n’a jamais eu, ni une salle d’assemblée, ni un meuble qui lui appartînt. Il est clair qu’il eût pu, en dépensant moins, aider le roi davantage, et se bâtir dans Paris un palais qui eût été un nouvel ornement de cette capitale.
Les maximes du clergé de France n’étaient pas encore entièrement épurées, dans la minorité de Louis XIV, du mélange que la Ligue y avait apporté. On avait vu dans la jeunesse de Louis XII, et dans les derniers états, tenus en 1614, la plus nombreuse partie de la nation, qu’on appelle le tiers-état, et qui est le fonds de l’Etat, demander en vain avec le parlement qu’on posât pour loi fondamentale, « qu’aucune puissance spirituelle ne peut priver les rois de leurs droits sacrés, qu’ils ne tiennent que de Dieu seul ; et que c’est un crime de lèse-majesté au premier chef d’enseigner qu’on peut déposer et tuer les rois. » C’est la substance en propres paroles de la demande de la nation. Elle fut faite dans un temps où le sang de Henri-le-Grand fumait encore. Cependant un évêque de France, né en France, le cardinal Duperron, s’opposa violemment à cette proposition, sous prétexte que ce n’était pas au tiers-état à proposer des lois sur ce qui peut concerner l’Eglise. Que ne faisait-il donc avec le clergé ce que le tiers-état voulait faire ? mais il en était si loin qu’il s’emporta jusqu’à dire « que la puissance du pape était pleine, plénissime, directe au spirituel, indirecte au temporel, et qu’il avait charge du clergé de dire qu’on excommunierait ceux qui avanceraient que le pape ne peut déposer les rois. » On gagna la noblesse, on fit taire le tiers-état. Le parlement renouvela ses anciens arrêts, pour déclarer la couronne indépendante, et la personne des rois sacrée (5).La chambre ecclésiastique, en avouant que la personne était sacrée, persista à soutenir que la couronne était dépendante. C’était le même esprit qui avait autrefois déposé Louis-le-Débonnaire. Cet esprit prévalut au point, que la cour subjuguée fut obligée de faire mettre en prison l’imprimeur qui avait publié l’arrêt du parlement sous le titre de loi fondamentale. C’était, disait-on, pour le bien de la paix ; mais c’était punir ceux qui fournissaient des armes défensives à la couronne. De telles scènes ne se passaient point à Vienne ; c’est qu’alors la France craignait Rome, et que Rome craignait la maison d’Autriche.
La cause qui succomba était tellement la cause de tous les rois, que Jacques Ier, roi d’Angleterre, écrivit contre le cardinal Duperron ; et c’est le meilleur ouvrage de ce monarque (6). C’était aussi la cause des peuples, dont le repos exige que leurs souverains ne dépendent pas d’une puissance étrangère. Peu à peu la raison a prévalu ; et Louis XIV n’eut pas de peine à faire écouter cette raison, soutenue du poids de sa puissance.
Antonio Perez (7) avait recommandé trois choses à Henri IV, Roma, Consejo, Pielago (8). Louis XIV eut les deux dernières avec tant de supériorité, qu’il n’eut pas besoin de la première. Il fut attentif à conserver l’usage de l’appel comme d’abus au parlement des ordonnances ecclésiastiques (9), dans tous les cas où ces ordonnances intéressent la juridiction royale. Le clergé s’en plaignit souvent, et s’en loua quelquefois, car si d’un côté ces appels soutiennent les droits de l’Etat contre l’autorité épiscopale, ils assurent de l’autre cette autorité même, en maintenant les privilèges de l’Eglise gallicane contre les prétentions de la cour de Rome de sorte que les évêques ont regardé les parlements comme leurs adversaires et malgré les querelles de religion, les bornes aisées à franchir ne furent passées de part ni d’autre. Il en est de la puissance des corps et des compagnies comme des intérêts des villes commerçantes ; c’est au législateur à les balancer.
1 – Les chapitres qui suivent ne figurent pas, comme nous l’avons dit, dans les éditions fabriquées pour les collèges. (G.A.)
2 – En France, le clergé est exempt, comme la noblesse, des tailles et de quelques-uns des droit d’aides. La noblesse était censée remplacer les impôts par son service personnel, et le clergé par ses prières. Pendant quelque temps on demanda au pape la permission d’imposer des décimes sur le clergé, toujours sous le prétexte de combattre les infidèles ou les hérétiques. Enfin l’usage de s’adresser au clergé assemblé, et de se passer du consentement de Rome, a prévalu : mais pour ménager Rome, qui excommuniait, il n’y a pas encore longtemps, chaque jeudi-saint, les souverains qui obligeaient le clergé à contribuer aux charges publiques, on donna aux décimes le nom de don gratuit. Lorsqu’à la fin du règne de Louis XIV on ajouta la capitation et le dixième aux impôts, déjà trop onéreux, on n’osa établir ces nouvelles taxes d’une manière trop rigoureuse ; et le clergé obtint facilement d’être exempt de ces impôts, en payant des dons gratuits plus considérables. Il est donc évident qu’il ne doit point ce dernier privilège aux anciens usages de la nation, puisque jusqu’à ce moment il n’avait joui que des privilèges de la noblesse, et que la noblesse a payé ces nouveaux impôts. Cette exemption est donc une pure grâce accordée par Louis XIV ; grâce qui est une injustice à l’égard des citoyens, grâce que ni le temps ni aucune assemblée nationale n’ont consacrée. Nos souverains, mieux instruits de leurs droits et de ceux de leurs peuples, sentiront sans doute un jour que leur intérêt et la justice exigent également de soumettre aux taxes les biens du clergé, dans la proportion qu’ont ces biens avec ceux du reste de la nation ; et qu’en général tout privilège en matière d’impôt est une véritable injustice, depuis que, la constitution militaire ayant changé, il n’existe plus de service personnel gratuit, et que les esprits s’étant éclairés, on sait que ce ne sont point les procession des moines, mais les évolutions des soldats, qui décident du succès des batailles. (K.)
3 – Cet auteur fut excommunié pour avoir attaqué le pouvoir temporel des papes. Il se sauva à Genève ; le roi de Sardaigne se saisit de lui par trahison, et il mourut dans la citadelle de Turin. Son Histoire fut publiée en 1723. (G.A.)
4 – Un Etat ne s’appauvrit pas en payant chaque année un faible tribut, comme un homme ne se ruine pas en payant une rente sur les revenus de sa terre. Mais ce tribut payé à Rome est, en finance, une diminution de la richesse annuelle, et, en théologie, une véritable simonie, qui damne infailliblement dans l’autre monde celui qu’elle enrichit sur la terre. (K.)
5 – Voyez le chapitre XLVI de l’Histoire du Parlement de Paris. (G.A.)
6 – Dans la Loi des monarchies libres, Jacques Ier exposa la doctrine du pouvoir absolu. (G.A.)
7 – M. Mignet a raconté l’histoire de ce ministre de Philippe II. (G.A.)
8 – Rome, prudence et mer. (G.A.)
9 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article APPEL COMME D’ABUS. (G.A.)