SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXXII - Des beaux-arts - Partie 3
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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(Partie 3)
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CHAPITRE XXXII.
Des beaux-arts.
Tous ces grands hommes furent connus et protégés de Louis XIV, excepté La Fontaine. Son extrême simplicité, poussée jusqu’à l’oubli de soi-même, l’écartait d’une cour qu’il ne cherchait pas ; mais le duc de Bourgogne l’accueillit, et il reçut dans sa vieillesse quelques bienfaits de ce prince. Il était, malgré son génie, presque aussi simple que les héros de ses fables. Un prêtre de l’Oratoire, nommé Pouget, se fit un grand mérite d’avoir traité cet homme, de mœurs si innocentes, comme s’il eût parlé à la Brinvilliers et à la Voisin (1). Ses Contes ne sont que ceux du Pogge, de l’Arioste, et de la reine de Navarre. Si la volupté est dangereuse, ce ne sont pas des plaisanteries qui inspirent cette volupté. On pourrait appliquer à La Fontaine son admirable fable des Animaux malades de la peste, qui s’accusent de leurs fautes : on y pardonne tout aux lions, aux loups et aux ours ; et un animal innocent est dévoué pour avoir mangé un peu d’herbe.
Dans l’école de ces génies, qui seront les délices et l’instruction des siècles à venir, il se forma une foule d’esprits agréables, dont on a une infinité de petits ouvrages délicats qui font l’amusement des honnêtes gens, ainsi que nous avons eu beaucoup de peintres gracieux, qu’on ne met pas à côté des Poussin, des Lesueur, des Lebrun, des Lemoine, et des Vanloo (2).
Cependant, vers la fin du règne de Louis XIV, deux hommes percèrent la foule des génies médiocres, et eurent beaucoup de réputation. L’un était La Motte Houdard (3), homme d’un esprit plus sage et plus étendu que sublime, écrivain délicat et méthodique en prose, mais manquant souvent de feu et d’élégance dans sa poésie, et même de cette exactitude qu’il n’est permis de négliger qu’en faveur du sublime. Il donna d’abord de belles stances plutôt que de belles odes. Son talent déclina bientôt après ; mais beaucoup de beaux morceaux qui nous restent de lui en plus d’un genre, empêcheront toujours qu’on ne le mette au rang des auteurs méprisables. Il prouva que, dans l’art d’écrire, on peut être encore quelque chose au second rang.
L’autre était Jean-Baptiste Rousseau, qui, avec moins d’esprit, moins de finesse, et de facilité que La Motte, eut beaucoup plus de talent pour l’art des vers. Il ne fit des odes qu’après La Motte : mais il les fit plus belles, plus variées, plus remplies d’images. Il égala dans ses psaumes l’onction et l’harmonie qu’on remarque dans les cantiques de Racine. Ses épigrammes sont mieux travaillées que celles de Marot. Il réussit bien moins dans les opéras qui demandent de la sensibilité, dans les comédies qui veulent de la gaieté, et dans les épîtres morales qui veulent de la vérité : tout cela lui manquait. Ainsi il échoua dans ces genres, qui lui étaient étrangers.
Il aurait corrompu la langue française, si le style marotique, qu’il employa dans des ouvrages sérieux, avait été imité. Mais heureusement ce mélange de la pureté de notre langue, avec la difformité de celle qu’on parlait il y a deux cents ans, n’a été qu’une mode passagère. Quelques-unes de ses épîtres sont des imitations un peu forcées de Despréaux, et ne sont pas fondées sur des idées aussi claires, et sur des vérités reconnues : le vrai seul est aimable.
Il dégénéra beaucoup dans les pays étrangers ; soit que l’âge et les malheurs eussent affaibli son génie soit que, son principal mérite consistant dans le choix des mots et dans les tours heureux, mérite plus nécessaire et plus rare qu’on ne pense, il ne fût plus à portée des mêmes secours. Il pouvait, loin de sa patrie, compter parmi ses malheurs celui de n’avoir plus de critiques sévères (4).
Ses longues infortunes eurent leur source dans un amour-propre indomptable, et trop mêlé de jalousie et d’animosité. Son exemple doit être une leçon frappante pour tout homme à talents ; mais on ne le considère ici que comme un écrivain qui n’a pas peu contribué à l’honneur des lettres.
Il ne s’éleva guère de grands génies depuis les beaux jours de ces artistes illustres ; et, à peu près vers le temps de la mort de Louis XIV, la nature sembla se reposer.
La route était difficile au commencement du siècle, parce que personne n’y avait marché ; elle l’est aujourd’hui, parce qu’elle a été battue. Les grands hommes du siècle passé ont enseigné à penser et à parler ; ils ont dit ce qu’on ne savait pas. Ceux qui leur succèdent ne peuvent guère dire que ce qu’on sait. Enfin une espèce de dégoût est venue de la multitude des chefs-d’œuvre.
Le siècle de Louis XIV a donc en tout la destinée des siècles de Léon X, d’Auguste, d’Alexandre. Les terres qui firent naître dans ces temps illustres tant de fruits du génie avaient été longtemps préparées auparavant. On a cherché en vain dans les causes morales et dans les causes physiques la raison de cette tardive fécondité, suivie d’une longue stérilité. La véritable raison est que chez les peuples qui cultivent les beaux-arts, il faut beaucoup d’années pour épurer la langue et le goût. Quand les premiers pas sont faits, alors les génies se développent ; l’émulation, la faveur publique prodiguée à ces nouveaux efforts, excitent tous les talents. Chaque artiste saisit en son genre les beautés naturelles que ce genre comporte. Quiconque approfondit la théorie des arts purement de génie, doit, s’il a quelque génie lui-même, savoir que ces premières beautés, ces grands traits naturels qui appartiennent à ces arts, et qui conviennent à la nation pour laquelle on travaille, sont en petit nombre. Les sujets et les embellissements propres aux sujets ont des bornes bien plus resserrées qu’on ne pense. L’abbé Dubos, homme d’un très grand sens, qui écrivait son traité sur la poésie et sur la peinture, vers l’an 1714, trouva que dans toute l’histoire de France il n’y avait de vrai sujet de poème épique que la destruction de la ligue par Henri-le-Grand (5). Il devait ajouter que les embellissements de l’épopée, convenables aux Grecs, aux Romains, aux Italiens du quinzième et du seizième siècle, étant proscrits parmi les Français, les dieux de la fable, les oracles, les héros invulnérables, les monstres, les sortilèges, les métamorphoses, les aventures romanesques n’étant plus de saison, les beautés propres au poème épique sont renfermées dans un cercle très étroit (6). Si donc il se trouve jamais quelque artiste qui s’empare des seuls ornements convenables au temps, au sujet, à la nation, et qui exécute ce qu’on a tenté, ceux qui viendront après lui trouveront la carrière remplie.
Il en est de même dans l’art de la tragédie. Il ne faut pas croire que les grandes passions tragiques et les grands sentiments puissent se varier à l’infini d’une manière neuve et frappante. Tout a ses bornes.
La haute comédie a les siennes. Il n’y a dans la nature humaine qu’une douzaine, tout au plus, de caractères vraiment comiques et marqués de grands traits. L’abbé Dubos, faute de génie, croit que les hommes de génie peuvent encore trouver une foule de nouveaux caractères ; mais il faudrait que la nature en fît. Il s’imagine que ces petites différences qui sont dans les caractères des hommes peuvent être maniées aussi heureusement que les grands sujets. Les nuances, à la vérité, sont innombrables, mais les couleurs éclatantes sont en petit nombre ; et ce sont ces couleurs primitives qu’un grand artiste ne manque pas d’employer.
L’éloquence de la chaire, et surtout celle des oraisons funèbres, sont dans ce cas. Les vérités morales une fois annoncées avec éloquence, les tableaux des misères et des faiblesses humaines, des vanités de la grandeur, des ravages de la mort, étant faits par des mains habiles, tout cela devient lieu commun. On est réduit ou à imiter ou à s’égarer. Un nombre suffisant de fables étant composé par un La Fontaine, tout ce qu’on y ajoute rentre dans la même morale, et presque dans les mêmes aventures. Ainsi donc le génie n’a qu’un siècle, après quoi il faut qu’il dégénère (7).
Les genres dont les sujets se renouvellent sans cesse, comme l’histoire, les observations physiques, et qui ne demandent que du travail, du jugement, et un esprit commun, peuvent plus aisément se soutenir ; et les arts de la main, comme la peinture, la sculpture, peuvent ne pas dégénérer, quand ceux qui gouvernent ont, à l’exemple de Louis XIV, l’attention de n’employer que les meilleurs artistes. Car on peut, en peinture et en sculpture, traiter cent fois les mêmes sujets : on peint encore la Sainte-Famille, quoique Raphaël ait déployé dans ce sujet toute la supériorité de son art ; mais on ne serait pas reçu à traiter Cinna, Andromaque, l’Art poétique, le Tartufe.
Il faut encore observer que le siècle passé ayant instruit le siècle présent, il est devenu si facile d’écrire des choses médiocres, qu’on a été inondé de livres frivoles, et, ce qui est encore pis, de livres sérieux inutiles ; mais parmi cette multitude de médiocres écrits, mal devenu nécessaire dans une ville immense, opulente, et oisive, où une partie des citoyens s’occupe sans cesse à amuser l’autre, il se trouve de temps en temps d’excellents ouvrages, ou d’histoire, ou de réflexions, ou de cette littérature légère qui délasse toutes sortes d’esprits.
La nation française est de toutes les nations celle qui a produit le plus de ces ouvrages. Sa langue est devenue la langue de l’Europe : tout y a contribué ; les grands auteurs du siècle de Louis XIV, ceux qui les ont suivis ; les pasteurs calvinistes réfugiés, qui ont porté l’éloquence, la méthode dans les pays étrangers ; un Bayle surtout, qui, écrivant en Hollande, s’est fait lire de toutes les nations ; un Rapin de Toyras, qui a donné en français la seule bonne histoire d’Angleterre (8) ; un Saint-Evremond, dont toute la cour de Londres recherchait le commerce ; la duchesse de Mazarin, à qui l’on ambitionnait de plaire ; madame d’Olbreuse, devenue duchesse de Zell, qui porta en Allemagne toutes les grâces de sa patrie (9). L’esprit de société est le partage naturel des Français : c’est un mérite et un plaisir dont les autres peuples ont senti le besoin. La langue française est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté, et de délicatesse, tous les objets de la conversation des honnêtes gens ; et par là elle contribue dans toute l’Europe à un des plus grands agréments de la vie.
1 – C’est ce père Pouget qui amena La Fontaine à se repentir de ses Contes, et de ses pièces de théâtre. (G.A.)
2 – Voltaire, en écrivant ceci, songeait à ces vers de Boileau :
Mais dans l’art dangereux de rimer et d’écrire,
Il n’est point de degré du médiocre au pire.
(G.A.)
3 – Voyez le Catalogue des écrivains, à l’article LA MOTTE.
4 – Ce jugement plus qu’impartial sur Jean-Baptiste Rousseau témoigne du grand cœur de Voltaire. L’historien parle ici d’un ennemi mort. (G.A.)
5 – Voltaire s’empara du sujet. (G.A.)
6 – Voyez l’Essai sur le poème épique à la suite de la Henriade. (G.A.)
7 – « A moins que d’autres mœurs, une autre sorte de gouvernement ne donne un tour nouveau aux esprits, » a fait remarquer Voltaire lui-même. Et c’est ce qui nous est arrivé grâce à la Révolution. (G.A.)
8 – Celle de Hume n’avait pas encore paru. (K.)
9 – Elle avait pour père un réfugié, et sa fille épousa l’électeur de Hanovre, qui devint roi d’Angleterre (George Ier). (G.A.)