SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXXII - Des beaux-arts - Partie 2
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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(Partie 2)
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CHAPITRE XXXII.
Des beaux-arts.
L’art délicat de répandre des grâces jusque sur la philosophie fut encore une chose nouvelle, dont le livre des Mondes (1) fut le premier exemple, mais exemple dangereux, parce que la véritable parure de la philosophie est l’ordre, la clarté, et surtout la vérité. Ce qui pourrait empêcher cet ouvrage ingénieux d’être mis par la postérité au rang de nos livres classiques, c’est qu’il est fondé en partie sur la chimère des tourbillons de Descartes.
Il faut ajouter à ces nouveautés celles que produisit Bayle en donnant une espèce de dictionnaire du raisonnement. C’est le premier ouvrage de ce genre où l’on puisse apprendre à penser. Il faut abandonner à la destinée des livres ordinaires les articles de ce recueil qui ne contiennent que de petits faits indignes à la fois de Bayle., d’un lecteur grave et de la postérité. Au reste, en plaçant ici Bayle parmi les auteurs qui ont honoré le siècle de Louis XIV, quoiqu’il fût réfugié en Hollande, je ne fais en cela que me conformer à l’arrêt du parlement de Toulouse, qui, en déclarant son testament valide en France, malgré la rigueur des lois, dit expressément « qu’un tel homme ne peut être regardé comme un étranger. »
On ne s’appesantira point ici sur la foule des bons livres que le siècle a fait naître ; on ne s’arrête qu’aux productions de génie singulières ou neuves qui le caractérisent et qui le distinguent des autres siècles. L’éloquence de Bossuet et de Bourdaloue, par exemple, n’était et ne pouvait être celle de Cicéron ; c’était un genre et un mérite tout nouveaux. Si quelque chose approche de l’orateur romain, ce sont les trois mémoires que Pellisson composa pour Fouquet. Ils sont dans le même genre que plusieurs oraisons de Cicéron, un mélange d’affaires judiciaires et d’affaires d’Etat, traité solidement avec un art qui paraît peu et orné d’une éloquence touchante.
Nous avons eu des historiens, mais point de Tite-Live. Le style de la Conjuration de Venise est comparable à celui de Salluste. On voit que l’abbé de Saint-Réal l’avait pris pour modèle, et peut-être l’a-t-il surpassé. Tous les autres écrits dont on vient de parler semblent être d’une création nouvelle. C’est là surtout ce qui distingue cet âge illustre ; car pour des savants et des commentateurs, le seizième et le dix-septième siècle en avaient beaucoup produit ; mais le vrai génie en aucun genre n’était encore développé.
Qui croirait que tous ces bons ouvrages en prose n’auraient probablement jamais existé s’ils n’avaient été précédés par la poésie ? C’est pourtant la destinée de l’esprit humain dans toutes les nations : les vers furent partout les premiers enfants du génie et les premiers maîtres de l’éloquence.
Les peuples sont ce qu’est chaque homme en particulier. Platon et Cicéron commencèrent par faire des vers. On ne pouvait encore citer un passage noble et sublime de prose française, quand on savait par cœur le peu de belles stances que laissa Malherbe ; et il y a grande apparence que, sans Pierre Corneille, le génie des prosateurs ne se serait pas développé.
Cet homme est d’autant plus admirable, qu’il n’était environné que de très mauvais modèles quand il commença à donner des tragédies. Ce qui devait encore lui fermer le bon chemin, c’est que ces mauvais modèles étaient estimés ; et, pour comble de découragement, ils étaient favorisés par le cardinal de Richelieu, le protecteur des gens de lettres et non pas du bon goût. Il récompensait de misérables écrivains qui d’ordinaire sont rampants ; et, par une hauteur d’esprit si bien placée ailleurs, il voulait abaisser ceux en qui il sentait avec quelque dépit un vrai génie, qui rarement se plie à la dépendance. Il est bien rare qu’un homme puissant, quand il est lui-même artiste protège sincèrement les bons artistes.
Corneille eut à combattre son siècle, ses rivaux, et le cardinal de Richelieu. Je ne répéterai point ici ce qui a été écrit sur le Cid. Je remarquerai seulement que l’Académie, dans ses judicieuses décisions entre Corneille et Scudéry, eut trop de complaisance pour le cardinal de Richelieu, en condamnant l’amour de Chimène. Aimer le meurtrier de son père, et poursuivre la vengeance de ce meurtre, était une chose admirable. Vaincre son amour eût été un défaut capital dans l’art tragique, qui consiste principalement dans les combats du cœur ; mais l’art était inconnu alors à tout le monde, hors à l’auteur.
Le Cid ne fut pas le seul ouvrage de Corneille que le cardinal de Richelieu voulut rabaisser (2). L’abbé d’Aubignac nous apprend que ce ministre désapprouva Polyeucte.
Le Cid, après tout, était une imitation très embellie de Guillem de Castro et en plusieurs endroits une traduction (3). Cinna, qui le suivit, était unique. J’ai connu un ancien domestique de la maison de Condé, qui disait que le grand Condé, à l’âge de vingt-ans, étant à la première représentation de Cinna, versa des larmes à ces paroles d’Auguste :
Je suis maître de moi comme de l’univers ;
Je le suis, je veux l’être. O siècles ! ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire.
Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous :
Soyons amis, Cinna ; c’est moi qui t’en convie.
C’étaient là des larmes de héros. Le grand Corneille faisant pleurer le grand Condé d’admiration (4) est une époque bien célèbre dans l’histoire de l’esprit humain.
La quantité de pièces indignes de lui qu’il fit plusieurs années après n’empêcha pas la nation de le regarder comme un grand homme, ainsi que les fautes considérables d’Homère n’ont jamais empêché qu’il ne fût sublime. C’est le privilège du vrai génie, et surtout du génie qui ouvre une carrière, de faire impunément de grandes fautes.
Corneille s’était formé tout seul ; mais Louis XIV, Colbert, Sophocle, et Euripide, contribuèrent tous à former Racine. Une ode qu’il composa à l’âge de dix-huit ans (5), pour le mariage du roi, lui attira un présent qu’il n’attendait pas, et le détermina à la poésie. Sa réputation s’est accrue de jour en jour, et celle des ouvrages de Corneille a un peu diminué. La raison en est que Racine, dans tous ses ouvrages, depuis son Alexandre, est toujours élégant, toujours correct, toujours vrai, qu’il parle au cœur, et que l’autre manque trop souvent à tous ces devoirs. Racine passa de bien loin et les Grecs et Corneille dans l’intelligence des passions, et porta la douce harmonie de la poésie, ainsi que les grâces de la parole, au plus haut point où elles puissent parvenir. Ces hommes enseignèrent à la nation à penser, à sentir, et à s’exprimer. Leurs auditeurs, instruits par eux seuls, devinrent enfin des juges sévères pour ceux mêmes qui les avaient éclairés.
Il y avait très peu de personnes en France, du temps du cardinal de Richelieu, capables de discerner les défauts du Cid ; et en 1702, quand Athalie, le chef-d’œuvre de la scène, fut représentée chez madame la duchesse de Bourgogne, les courtisans se crurent assez habiles pour la condamner. Le temps a vengé l’auteur ; mais ce grand homme est mort sans jouir du succès de son plus admirable ouvrage. Un nombreux parti se piqua toujours de ne pas rendre justice à Racine. Madame de Sévigné, la première personne de son siècle pour le style épistolaire, et surtout pour conter des bagatelles avec grâce, croît toujours que Racine n’ira pas loin. Elle en jugeait comme du café, dont elle dit qu’on se désabusera bientôt (6). Il faut du temps pour que les réputations mûrissent.
La singulière destinée de ce siècle rendit Molière contemporain de Corneille et de Racine. Il n’est pas vrai que Molière, quand il parut, eût trouvé le théâtre absolument dénué de bonnes comédies. Corneille lui-même avait donné le Menteur, pièce de caractère et d’intrigue, prise du théâtre espagnol, comme le Cid ; et Molière n’avait encore fait paraître que deux de ses chefs-d’œuvre, lorsque le public avait la Mère coquette de Quinault, pièce à la fois de caractère et d’intrigue, et même modèle d’intrigue. Elle est de 1664 ; c’est la première comédie où l’on ait peint ceux que l’on a appelés depuis les marquis. La plupart des grands seigneurs de la cour de Louis XIV voulaient imiter cet air de grandeur, d’éclat, et de dignité qu’avait leur maître. Ceux d’un ordre inférieur copiaient la hauteur des premiers ; et il y en avait enfin, et même en grand nombre, qui poussaient cet air avantageux, et cette envie dominante de se faire valoir, jusqu’au plus grand ridicule.
Ce défaut dura longtemps. Molière l’attaqua souvent (7), et il contribua à défaire le public de ces importants subalternes, ainsi que de l’affectation des précieuses, du pédantisme des femmes savantes, de la robe et du latin des médecins. Molière fut, si on ose le dire, un législateur des bienséances du monde. Je ne parle ici que de ce service rendu à son siècle : on sait assez ses autres mérites.
C’était un temps digne de l’attention des temps à venir que celui où les héros de Corneille et de Racine, les personnages de Molière, les symphonies de Lulli, toutes nouvelles pour la nation, et (puisqu’il ne s’agit ici que des arts) les voix des Bossuet et des Bourdaloue, se faisaient entendre à Louis XIV, à Madame, si célèbre par son goût, à un Condé, à un Turenne, à un Colbert, et à cette foule d’hommes supérieurs qui parurent en tout genre. Ce temps ne se retrouvera plus, où un duc de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, au sortir de la conversation d’un Pascal et d’un Arnauld, allait au théâtre de Corneille.
Despréaux s’élevait au niveau de tant de grands hommes, non point par ses premières satires, car les regards de la postérité ne s’arrêteront point sur les Embarras de Paris, et sur les noms des Cassaigne et des Cotin ; mais il instruisait cette postérité par ces belles épîtres, et surtout par son Art poétique, où Corneille eût trouvé beaucoup à apprendre.
La Fontaine, bien moins châtié dans son style, bien moins correct dans son langage, mais unique dans sa naïveté et dans les grâces qui lui sont propres, se mit, par les choses les plus simples, presque à côté de ces hommes sublimes.
Quinault, dans un genre tout nouveau, et d’autant plus difficile qu’il paraît plus aisé, fut digne d’être placé avec tous ces illustres contemporains. On sait avec quelle injustice Boileau voulut le décrier. Il manquait à Boileau, d’avoir sacrifié aux Grâces : il chercha en vain toute sa vie à humilier un homme qui n’était connu que par elles. Le véritable éloge d’un poète, c’est qu’on retienne ses vers. On sait par cœur des scènes entières de Quinault ; c’est un avantage qu’aucun opéra d’Italie ne pourrait obtenir. La musique française est demeurée dans une simplicité qui n’est plus du goût d’aucune nation ; mais la simple et belle nature, qui se montre souvent dans Quinault avec tant de charmes, plaît encore dans toute l’Europe à ceux qui possèdent notre langue, et qui ont le goût cultivé. Si l’on trouvait dans l’antiquité un poème comme Armide ou comme Atys, avec quelle idolâtrie il serait reçu ! mais Quinault était moderne (8).
1 – Entretiens sur la pluralité des mondes, par Fontenelle. (G.A.)
2 – Voyez les judicieuses remarques de M. Michelet sur le Cid dans le XIe volume de son Histoire de France. (G.A.)
3 – Il y avait deux tragédies espagnoles sur ce sujet : le Cid de Guillem de Castro, et el Honrador de su padre de Jean-Baptiste Diamante. Corneille imita autant de scènes de Diamante que de Castro. (Voltaire.)
4 – Voltaire a dit encore :
Le grand Condé pleurant aux vers du grand Corneille. (G.A.)
5 – A vingt et un ans. (G.A.)
6 – Nous avons déjà fait remarquer, dans le Dictionnaire philosophique, que Voltaire n’a jamais fait dire à madame de Sévigné que Racine passerait comme le café. (G.A.)
7 – Les attaques de Molière contre les marquis ont une cause plus particulière, si l’on en croit M. Michelet, que l’envie de flageller un défaut. Molière voulait venger Madame de ses anciens amants. Voyez chapitre IV, XIIIe vol., Histoire de France. (G.A.)
8 – Voilà bien le jugement du dix-huitième siècle sur Quinault, mais la postérité ne l’a guère confirmé. (G.A.)