SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXX - Finances et règlements. - Partie 3

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SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXX - Finances et règlements. - Partie 3

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SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

PAR

 

VOLTAIRE

 

 

 

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- Partie 3 -

 

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CHAPITRE XXX.

 

Finances et règlements.

 

 

 

 

 

 

          La nature conspira avec la fortune pour accabler l’Etat. Le cruel hiver de 1709 força le roi de remettre aux peuples neuf millions de tailles dans le temps qu’il n’avait pas de quoi payer ses soldats. La disette des denrées fut si excessive, qu’il en coûta quarante-cinq millions pour les vivres de l’armée. La dépense de cette année 1709 montait à deux cent vingt et un millions, et le revenu ordinaire du roi n’en produisit pas quarante-neuf. Il fallut donc ruiner l’Etat pour que les ennemis ne s’en rendissent pas les maîtres. Le désordre s’accrut tellement, et fut si peu réparé, que, longtemps après la paix, au commencement de l’année 1715, le roi fut obligé de faire négocier trente-deux millions de billets, pour en avoir huit en espèces. Enfin, il laissa à sa mort deux milliards six cents millions de dettes, à vingt-huit livres le marc, à quoi les espèces se trouvèrent alors réduites, ce qui fait environ quatre milliards cinq cents millions de notre monnaie courante en 1760.

 

          Il est étonnant, mais il est vrai, que cette immense dette n’aurait point été un fardeau impossible à soutenir (1), s’il y avait eu alors un commerce florissant, un papier de crédit établi, et des compagnies solides qui eussent répondu de ce papier, comme en Suède, en Angleterre, à Venise, et en Hollande ; car, lorsqu’un Etat puissant ne doit qu’à lui-même, la confiance et la circulation suffisent pour payer (2) ; mais il s’en fallait beaucoup que la France eût alors assez de ressorts pour faire mouvoir une machine si vaste et si compliquée, dont le poids l’écrasait.

 

          Louis XIV, dans son règne, dépensa dix-huit milliards ; ce qui revient, année commune, à trois cent trente millions d’aujourd’hui, en compensant l’une par l’autre les augmentations et les diminutions numéraires des monnaies.

 

          Sous l’administration du grand Colbert, les revenus ordinaires de la couronne n’allaient qu’à cent dix-sept millions à vingt-sept livres, et puis à vingt-huit livres le marc d’argent. Ainsi tout le surplus fut toujours fourni en affaires extraordinaires. Colbert, le plus grand ennemi de cette funeste ressource, fut obligé d’y avoir recours pour servir promptement. Il emprunta huit cents millions, valeur de notre temps, dans la guerre de 1672. Il restait au roi très peu d’anciens domaines de la couronne. Ils sont déclarés inaliénables par tous les parlements du royaume, et cependant ils sont presque tous aliénés. Le revenu du roi consiste aujourd’hui dans celui de ses sujets ; c’est une circulation perpétuelle de dettes et de paiements. Le roi doit aux citoyens plus de millions numéraires par an, sous le nom de rentes de l’hôtel-de-ville, qu’aucun roi n’en a jamais retiré des domaines de la couronne.

 

          Pour se faire une idée de ce prodigieux accroissement de taxes, de dettes, de richesses, de circulation, et en même temps d’embarras et de peines, qu’on a éprouvés en France et dans les autres pays, on peut considérer qu’à la mort de François Ier l’Etat devait environ trente mille livres de rentes perpétuelles sur l’hôtel-de-ville, et qu’à présent il en doit plus de quarante-cinq millions.

 

          Ceux qui ont voulu comparer les revenus de Louis XIV avec ceux de Louis XV ont trouvé, en ne s’arrêtant qu’au revenu fixe et courant, que Louis XIV était beaucoup plus riche en 1683, époque de la mort de Colbert, avec cent dix-sept millions de revenu, que son successeur ne l’était, en 1730, avec près de deux cents millions ; et cela est très vrai, en ne considérant que les rentes fixes et ordinaires de la couronne ; car cent dix-sept millions numéraires au marc de vingt-huit livres sont une somme plus forte que deux cents millions à quarante-neuf livres, à quoi se montait le revenu du roi en 1730 ; et de plus, il faut compter les charges augmentées par les emprunts de la couronne ; mais aussi les revenus du roi, c’est-à-dire de l’Etat, se sont accrus depuis, et l’intelligence des finances s’est perfectionnée au point que, dans la guerre ruineuse de 1741, il n’y a pas eu un moment de discrédit. On a pris le parti de faire des fonds d’amortissement, comme chez les Anglais : il a fallu adopter une partie de leur système de finance, ainsi que leur philosophie ; et si, dans un Etat purement monarchique, on pouvait introduire ces papiers circulant qui doublent au moins la richesse de l’Angleterre, l’administration de la France acquerrait son dernier degré de perfection, mais perfection trop voisine de l’abus dans une monarchie

 

          Il y avait environ cinq cents millions numéraires d’argent monnayé dans le royaume en 1683 ; et il y en avait environ douze cents en 1730, de la manière dont on compte aujourd’hui. Mais le numéraire, sous le ministère du cardinal de Fleury, fut presque le double du numéraire du temps de Colbert. Il paraît donc que la France n’était environ que d’un sixième plus riche en espèces circulantes depuis la mort de Colbert. Elle l’est beaucoup davantage en matières d’argent et d’or travaillées et mises en œuvre pour le service et pour le luxe. Il n’y en avait pas pour quatre cents millions de notre monnaie d’aujourd’hui, en 1690 ; et vers l’an 1730, on en possédait autant que d’espèces circulantes. Rien ne fait voir plus évidemment combien le commerce, dont Colbert ouvrit les sources, s’est accru lorsque ses canaux, fermés par les guerres, ont été débouchés. L’industrie s’est perfectionnée, malgré l’émigration de tant d’artistes que dispersa la révocation de l’édit de Nantes ; et cette industrie augmente encore tous les jours. La nation est capable d’aussi grandes choses, et de plus grandes encore que sous Louis XIV, parce que le génie et le commerce se fortifient toujours quand on les encourage.

 

          A voir l’aisance des particuliers, ce nombre prodigieux de maisons agréables bâties dans Paris et dans les provinces, cette quantité d’équipages, ces commodités, ces recherches qu’on nomme luxe, on croirait que l’opulence est vingt fois plus grande qu’autrefois. Tout cela est le fruit d’un travail ingénieux, encore plus que de la richesse. Il n’en coûte guère plus aujourd’hui pour être agréablement logé qu’il n’en coûtait pour l’être mal sous Henri IV. Une belle glace de nos manufactures orne nos maisons à bien moins de frais que les petites glaces qu’on tirait de Venise. Nos belles et parantes étoffes sont moins chères que celles de l’étranger, qui ne les valaient pas.

 

          Ce n’est point en effet l’argent et l’or qui procurent une vie commode, c’est le génie. Un peuple qui n’aurait que ces métaux serait très misérable : un peuple qui, sans ces métaux, mettrait heureusement en œuvre toutes les productions de la terre, serait véritablement le peuple riche. La France a cet avantage, avec beaucoup plus d’espèces qu’il n’en faut pour la circulation.

 

          L’industrie s’étant perfectionnée dans les villes, s’est accrue dans les campagnes. Il s’élèvera toujours des plaintes sur le sort des cultivateurs. On les entend dans tous les pays du monde, et ces murmures sont presque partout ceux des oisifs opulents, qui condamnent le gouvernement beaucoup plus qu’ils ne plaignent les peuples. Il est vrai que presque en tout pays, si ceux qui passent leurs jours dans les travaux rustiques avaient le loisir de murmurer, ils s’élèveraient contre les exactions qui leur enlèvent une partie de leur substance. Ils détesteraient la nécessité de payer des taxes qu’ils ne se sont point imposées et de porter le fardeau de l’Etat sans participer aux avantages des autres citoyens. Il n’est pas du ressort de l’histoire d’examiner comment le peuple doit contribuer sans être foulé, et de marquer le point précis, si difficile à trouver, entre l’exécution des lois et l’abus des lois, entre les impôts et les rapines ; mais l’histoire doit faire voir qu’il est impossible qu’une ville soit florissante sans que les campagnes d’alentour soient dans l’abondance ; car certainement ce sont ces campagnes qui la nourrissent. On entend, à des jours réglés, dans toutes les villes de France, des reproches de ceux à qui leur profession permet de déclamer en public contre toutes les différentes branches de consommation auxquelles on donne le nom de luxe. Il est évident que les aliments de ce luxe ne sont fournis que par le travail industrieux des cultivateurs, travail toujours chèrement payé (3).

 

          On a planté plus de vignes, et on les a mieux travaillées : on a fait de nouveaux vins qu’on ne connaissait pas auparavant, tels que ceux de Champagne auxquels on a su donner la couleur, la sève, et la force de ceux de Bourgogne, et qu’on débite chez l’étranger avec un grand avantage : cette augmentation des vins a produit celle des eaux-de-vie. La culture des jardins, des légumes, des fruits, a reçu de prodigieux accroissements, et le commerce des comestibles avec les colonies de l’Amérique en a été augmenté ; les plaintes qu’on a de tout temps fait éclater sur la misère de la campagne ont cessé alors d’être fondées (4). D’ailleurs, dans ces plaintes vagues on ne distingue pas les cultivateurs, les fermiers, d’avec les manœuvres. Ceux-ci ne vivent que du travail de leurs mains ; et cela est ainsi dans tous les pays du monde, où le grand nombre doit vivre de sa peine. Mais il n’y a guère de royaume dans l’univers où le cultivateur, le fermier, soit plus à son aise que dans quelques provinces de France ; et l’Angleterre seule peut lui disputer cet avantage. La taille proportionnelle, substituée à l’arbitraire dans quelques provinces, a contribué encore à rendre plus solides les fortunes des cultivateurs qui possèdent des charrues, des vignobles, des jardins. Le manœuvre, l’ouvrier, doit être réduit au nécessaire pour travailler : telle est la nature de l’homme. Il faut que ce grand nombre d’hommes soit pauvre, mais il ne faut pas qu’il soit misérable (5).

 

          Le moyen ordre (6) s’est enrichi par l’industrie. Les ministres et les courtisans ont été moins opulents, parce que l’argent ayant augmenté numériquement de près de moitié, les appointements et les pensions sont restés les mêmes, et le prix des denrées est monté à plus du double : c’est ce qui est arrivé dans tous les pays de l’Europe. Les droits, les honoraires, sont partout restés sur l’ancien pied. Un électeur, qui reçoit l’investiture de ses Etats, ne paye que ce que ses prédécesseurs payaient du temps de l’empereur Charles IV, au quatorzième siècle ; et il n’est dû qu’un écu au secrétaire de l’empereur dans cette cérémonie.

 

          Ce qui est bien plus étrange, c’est que tout ayant augmenté, valeur numéraire des monnaies, quantité des matières d’or et d’argent, prix des denrées, cependant la paye du soldat est restée au même taux qu’elle était il y a deux cents ans : on donne cinq sous numéraires aux fantassins, comme on les donnait du temps de Henri IV (7) ; Aucun de ce grand nombre d’hommes ignorants, qui vendent leur vie à si bon marché, ne sait, qu’attendu le surhaussement des espèces et la cherté des denrées, il reçoit environ deux tiers moins que les soldats de Henri IV. S’il le savait, s’il demandait une paye de deux tiers moins de troupes ; les forces se balanceraient de même ; la culture de la terre et les manufactures en profiteraient (8).

 

          Il faut encore observer que les gains du commerce ayant augmenté, et les appointements de toutes les grandes charges ayant diminué de valeur réelle, il s’est trouvé moins d’opulence qu’autrefois chez les grands, et plus dans le moyen ordre ; et cela même a mis moins de distance entre les hommes. Il n’y avait autrefois de ressource pour les petits que de servir les grands : aujourd’hui l’industrie a ouvert mille chemins qu’on ne connaissait pas il y a cent ans. Enfin, de quelque manière que les finances de l’Etat soient administrées, la France possède dans le travail d’environ vingt millions d’habitants un trésor inestimable (9).

 

 

 

 

 

1 – La monarchie ne s’en releva jamais. (G.A.)

 

2 – Ceci paraît demander quelques restrictions. Il est clair que si l’intérêt de la dette surpasse la totalité des revenus, il est impossible de le payer. Si la dette annuelle a une proportion très forte avec le revenu, l’intérêt qu’on les propriétaires à veiller sur leurs biens diminue ; s’ils sont cultivateurs, les sommes qu’ils peuvent employer à augmenter les produits de la terre sont moins fortes ; s’ils afferment, ils sont obligés, pour se soulager d’une partie de la dette, de retrancher sur le profit qu’ils laissent au fermier, et la culture languit : la richesse diminue donc, et l’Etat s’obère de plus en plus. (K.)

 

3 – Tout cela répond aux questions économiques qu’on agitait du temps de Voltaire. (G.A.)

 

4 – Ce n’est pas ce que prouve la France sous Louis XIV, de M. Bonnemère. (G.A.)

 

5 – En France, les mauvaises lois sur les successions et les testaments, les privilèges multipliés dans le commerce, les manufactures, l’industrie, la forme des impôts qui occasionne de grandes fortunes en finances, celles dont la cour est la source, et qui s’étendent bien au-delà de ce qu’on appelle les grands et les courtisans ; toutes ces causes, en entassant les biens sur les mêmes têtes, condamnent à la pauvreté une grande partie du peuple ; et cela est indépendant du montant réel des impôts.

 

L’inégalité des fortunes est la cause de ce mal ; et comme le luxe en est aussi un effet nécessaire, on a pris pour cause ce qui n’était qu’un effet d’une cause commune. (K.)

 

6 – Le tiers-état. (G.A.)

 

7 – Ceci n’est pas rigoureusement vrai ; les appointements des places qui donnent du crédit, ou qui sont nécessaires à l’administration, ont augmenté. Quant à la paye des soldats, quoiqu’elle paraisse la même, à l’exception d’une augmentation d’un sou, établie en France dans ces dernières années, il y a eu des augmentations réelles par des fournitures faites, en nature ou gratuitement, ou à un prix au-dessous de leur valeur. La vie du soldat est non-seulement plus assurée, mais plus douce que celle du cultivateur, et même que celle de beaucoup d’artisans. L’usage de les faire coucher deux dans un lit étroit, et de ne leur payer l’année que sur le pied de trois cent soixante jours, sont peut-être les seules choses dont ils aient réellement à se plaindre. Mais les paysans, les artisans n’ont pas toujours chacun un lit, et ils ne gagnent rien les jours de fêtes. (K.)

 

8 – Ce qui se passe aujourd’hui conclut contre Voltaire. (G.A.)

 

9 – C’est une vérité dont les gouvernements de la France ont toujours paru convaincus. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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