SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXX - Finances et règlements. - Partie 2
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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- Partie 2 -
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CHAPITRE XXX.
Finances et règlements.
Vers les années 1691 et 1692, les finances de l’Etat parurent donc sensiblement dérangées. Ceux qui attribuaient l’affaiblissement des sources de l’abondance aux profusions de Louis XIV dans ses bâtiments, dans les arts, et dans les plaisirs, ne savaient pas qu’au contraire les dépenses qui encouragent l’industrie enrichissent un Etat (1). C’est la guerre qui appauvrit nécessairement le trésor public, à moins que les dépouilles des vaincus ne le remplissent. Depuis les anciens Romains, je ne connais aucune nation qui se soit enrichie par des victoires. L’Italie, au seizième siècle, n’était riche que par le commerce. La Hollande n’eût pas subsisté longtemps si elle se fût bornée à enlever la flotte d’argent des Espagnols, et si les grandes Indes n’avaient pas été l’aliment de sa puissance. L’Angleterre s’est toujours appauvrie par la guerre, même en détruisant les flottes françaises ; et le commerce seul l’a enrichie. Les Algériens, qui n’ont guère que ce qu’ils gagnent par les pirateries, sont un peuple très misérable.
Parmi les nations de l’Europe, la guerre, au bout de quelques années, rend le vainqueur presque aussi malheureux que le vaincu. C’est un gouffre où tous les canaux de l’abondance s’engloutissent. L’argent comptant, ce principe de tous les biens et de tous les maux, levé avec tant de peine dans les provinces, se rend dans les coffres de cent entrepreneurs, dans ceux de cent partisans qui avancent les fonds, et qui achètent, par ces avances, le droit de dépouiller la nation au nom du souverain. Les particuliers alors, regardant le gouvernement comme leur ennemi, enfouissent leur argent, et le défaut de circulation fait languir le royaume.
Nul remède précipité ne peut suppléer à un arrangement fixe et stable, établi de longue main, et qui pourvoit de loin aux besoins imprévus. On établit la capitation en 1695 (2). Elle fut supprimée à la paix de Ryswick, et rétablie ensuite. Le contrôleur-général, Pontchartrain, vendit des lettres de noblesse pour deux mille écus en 1696 : cinq cents particuliers en achetèrent ; mais la ressource fut passagère, et la honte durable. On obligea tous les nobles, anciens et nouveaux, de faire enregistrer leurs armoiries, et de payer la permission de cacheter leurs lettres avec leurs armes. Des maltôliers traitèrent de cette affaire, et avancèrent l’argent. Le ministère n’eut presque jamais recours qu’à ces petites ressources, dans un pays qui en eût pu fournir de plus grandes.
On n’osa imposer le dixième que dans l’année 1710 (3). Mais ce dixième, levé à la suite de tant d’autres impôts onéreux, parut si dur, qu’on n’osa pas l’exiger avec rigueur. Le gouvernement n’en retira pas vingt-cinq millions annuels, à quarante francs le marc.
Colbert avait peu changé la valeur numéraire des monnaies. Il vaut mieux ne la point changer du tout. L’argent et l’or, ces gages d’échange, doivent être des mesures invariables. Il n’avait poussé la valeur numéraire du marc d’argent, de vingt-six francs où il l’avait trouvée, qu’à vingt-sept et à vingt-huit ; et après lui, dans les dernières années de Louis XIV, on étendit cette dénomination jusqu’à quarante livres idéales : ressource fatale par laquelle le roi était soulagé un moment pour être ruiné ensuite ; car, au lieu d’un marc d’argent, on ne lui en donnait presque plus que la moitié. Celui qui devait vingt-six livres en 1668 donnait un marc, et qui devait quarante livres ne donnait qu’à peu près ce même marc en 1710. Les diminutions qui suivirent dérangèrent le peu qui restait de commerce autant qu’avait fait l’augmentation.
On aurait trouvé une ressource dans un papier de crédit ; mais ce papier doit être établi dans un temps de prospérité, pour se soutenir dans un temps malheureux.
Le ministre Chamillart commença, en 1706, à payer en billets de monnaie, en billets de subsistance, d’ustensiles et comme cette monnaie, en billets de subsistance, d’ustensiles ; et comme cette monnaie de papier n’était pas reçue dans les coffres du roi, elle fut décriée presque aussitôt qu’elle parut. On fut réduit à continuer de faire des emprunts onéreux, à consommer d’avance quatre années des revenus de la couronne (4).
On fit toujours ce qu’on appelle des affaires extraordinaires : on créa des charges ridicules, toujours achetées par ceux qui veulent se mettre à l’abri de la taille ; car l’impôt de la taille étant avilissant en France, et les hommes étant nés vains, l’appât qui les décharge de cette honte fait toujours des dupes ; et les gages considérables attachés à ces nouvelles charges invitent à les acheter dans des temps difficiles, parce qu’on ne fait pas réflexion qu’elles seront supprimées dans des temps moins fâcheux. Ainsi, en 1707, on inventa la dignité des conseillers du roi rouleurs et courtiers de vin, et cela produisit cent quatre-vingt mille livres. On imagina des greffiers royaux, des subdélégués des intendants des provinces. On inventa des conseillers du roi contrôleurs aux empilements des bois, des conseillers de police, des charges de barbiers-perruquiers, des contrôleurs-visiteurs de beurre frais, des essayeurs de beurre salé. Ces extravagances font rire aujourd’hui ; mais alors elles faisaient pleurer.
Le contrôleur-général Desmarets, neveu de l’illustre Colbert, ayant, en 1708, succédé à Chamillart, ne put guérir un mal que tout rendait incurable.
1 – La véritable richesse d’un Etat consiste dans la quantité des productions du sol qui reste au-delà de ce qui doit être employé à payer les frais de leur culture. L’industrie contribue à augmenter la richesse. Dans un peuple sans industrie, chacun ne cultiverait que pour avoir le nécessaire physique, et la culture serait languissante. Mais quelle que soit l’industrie, si les dépenses du prince l’obligent à mettre des impôts qui réduisent le cultivateur au nécessaire, l’industrie de la nation cesse de contribuer à augmenter la richesse, et ne tarde pas à diminuer avec elle. Par la même raison, si le luxe empêche d’employer à soutenir ou à augmenter la culture une partie des sommes qui y seraient consacrées, il peut nuire à la richesse, quoiqu’il paraisse favoriser l’industrie. (K.) – En laissant de côté la théorie du produit net, disons que toute dépense improductive est blâmable et qu’on n’enrichit pas un pays en prenant l’argent du producteur pour le donner à des maîtresses. (G.A.)
2 – Au tome IV, page 136, des Mémoires de Maintenon, on trouve que la capitation « rendit au-delà des espérances des fermiers. » Jamais il n’y a eu de ferme de la capitation. Il est dit que « les laquais de Paris allèrent à l’hôtel-de-ville prier qu’on les imposât à la capitation. » Ce conte ridicule se détruit de lui-même ; les maîtres payèrent toujours pour leurs domestiques. (Voltaire.)
3 – C’était ce que Vauban avait proposé sous le nom de dime royale, en remplacement de presque tous les impôts. Mais on fit décréter ce dixième en sus de tous les autres impôts ; ce qui n’est pas la même chose. (G.A.)
4 – Il est dit dans l’histoire écrite par La Hode, et rédigée sous le nom de La Martinière, qu’il en coûtait soixante et douze pour cent pour le change dans les guerres d’Italie. C’est une absurdité. Le fait est que M. le Chamillart, pour payer les armées, se servait du crédit du chevalier Bernard. Ce ministre croyait, par un ancien préjugé, qu’il ne fallait pas que l’argent sortit du royaume, comme si l’on donnait cet argent pour rien, et comme s’il était possible qu’une nation débitrice à une autre et qui ne s’acquitte pas en effets commerçables, ne payât point en argent comptant : ce ministre donnait au banquier huit pour cent de profit, à condition qu’on payât l’étranger sans faire sortir de l’argent de France. Il payait, outre cela, le change, qui allait à cinq ou six pour cent de perte ; et le banquier était obligé, malgré sa promesse de solder son compte en argent avec l’étranger, ce qui produisait une perte considérable. (Voltaire.)