SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXX - Finances et règlements. - Partie 1

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SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXX - Finances et règlements. - Partie 1

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SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

PAR

 

VOLTAIRE

 

 

 

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- Partie 1 -

 

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CHAPITRE XXX.

 

Finances et règlements.

 

 

 

 

 

 

          Si l’on compare l’administration de Colbert à toutes les administrations précédentes, la postérité chérira cet homme dont le peuple insensé voulut déchirer le corps après sa mort. Les Français lui doivent certainement leur industrie et leur commerce, et par conséquent cette opulence dont les sources diminuent quelquefois dans la guerre, mais qui se rouvrent toujours avec abondance dans la paix. Cependant, en 1702, on avait encore l’ingratitude de rejeter sur Colbert la langueur qui commençait à se faire sentir dans les nerfs de l’Etat. Un Bois-Guillebert, lieutenant-général au bailliage de Rouen, fit imprimer dans ce temps-là le Détail de la France en deux petits volumes, et prétendit que tout avait été en décadence depuis 1660. C’était précisément le contraire. La France n’avait jamais été si florissante que depuis la mort du cardinal Mazarin jusqu’à la guerre de 1689 ; et même dans cette guerre, le corps de l’Etat commençant à être malade, se soutint par la vigueur que Colbert avait répandue dans tous ses membres. L’auteur du Détail prétendit que, depuis 1660, les biens fonds du royaume avaient diminué de quinze cents millions. Rien n’était ni plus faux ni moins vraisemblable. Cependant ces arguments captieux persuadèrent ce paradoxe ridicule à ceux qui voulurent être persuadés. C’est ainsi qu’en Angleterre, dans les temps les plus florissants, on voit cent papiers publics qui démontrent que l’Etat est ruiné (1).

 

          Il était plus aisé en France qu’ailleurs de décrier le ministère des finances dans l’esprit des peuples. Ce ministère est le plus odieux, parce que les impôts le sont toujours : il régnait d’ailleurs en général dans la finance autant de préjugés et d’ignorance que dans la philosophie.

 

          On s’est instruit si tard, que de nos jours même on a entendu, en 1718, le parlement en corps dire au duc d’Orléans que la « valeur intrinsèque du marc d’argent est de vingt-cinq livres. » comme s’il y avait une autre valeur réelle intrinsèque que celle du poids et du titre : et le duc d’Orléans, tout éclairé qu’il était, ne le fut pas assez pour relever cette méprise du parlement.

 

          Colbert arriva au maniement des finances avec de la science et du génie (2). Il commença, comme le duc de Sully, par arrêter les abus et les pillages, qui étaient énormes. La recette fut simplifiée autant qu’il était possible ; et, par une économie qui tient du prodige, il augmenta le trésor du roi en diminuant les tailles (3). On voit, par l’édit mémorable de 1664, qu’il y avait tous les ans un million de ce temps-là destiné à l’encouragement des manufactures et du commerce maritime. Il négligea si peu les campagnes abandonnées jusqu’à lui à la rapacité des traitants, que des négociants anglais s’étant adressés à M. Colbert de Croissy, son frère, ambassadeur à Londres, pour fournir en France des bestiaux d’Irlande et des salaisons pour les colonies, en 1667, le contrôleur-général répondit que depuis quatre ans on en avait à revendre aux étrangers.

 

          Pour parvenir à cette heureuse administration, il avait fallu une chambre de justice, et de grandes réformes. Il fut obligé de retrancher huit millions et plus de rentes sur la ville, acquises à vil prix, que l’on remboursa sur le pied de l’achat. Ces divers changements exigèrent des édits. Le parlement était en possession de les vérifier depuis François Ier. Il fut proposé de les enregistrer seulement à la chambre des comptes ; mais l’usage ancien prévalut. Le roi alla lui-même au parlement faire vérifier ses édits en 1664.

 

          Il se souvenait toujours de la Fronde, de l’arrêt de proscription contre un cardinal, son premier ministre, des autres arrêts par lesquels on avait saisi les deniers royaux, pillé les meubles et l’argent des citoyens attachés à la couronne. Tous ces excès ayant commencé par des remontrances sur des édits concernant les revenus de l’Etat, il ordonna, en 1667, que le parlement ne fît jamais de représentation que dans la huitaine, après avoir enregistré avec obéissance. Cet édit fut encore renouvelé en 1673. Aussi, dans tout le cours de son administration, il n’essuya aucune remontrance d’aucune cour de judicature, excepté dans la fatale année de 1709, où le parlement de Paris représenta inutilement le tort que le ministre des finances faisait à l’Etat par la variation du prix de l’or et de l’argent.

 

          Presque tous les citoyens ont été persuadés que si le parlement s’était toujours borné à faire sentir au souverain, en connaissance de cause, les malheurs et les besoins du peuple, les dangers des impôts, les périls encore plus grands de la vente de ces impôts à des traitants qui trompaient le roi et opprimaient le peuple, cet usage des remontrances aurait été une ressource sacrée de l’Etat, un frein à l’avidité des financiers, et une leçon continuelle aux ministres. Mais les étranges abus d’un remède si salutaire avaient tellement irrité Louis XIV, qu’il ne vit que les abus, et proscrivit le remède. L’indignation qu’il conserva toujours dans son cœur fut portée si loin, qu’en 1669 (13 août), il alla encore lui-même au parlement, pour y révoquer les privilèges de noblesse qu’il avait accordés dans sa minorité, en 1644, à toutes les cours supérieures.

 

          Mais malgré cet édit, enregistré en présence du roi, l’usage a subsisté de laisser jouir de la noblesse tous ceux dont les pères ont exercé vingt ans une charge de judicature dans une cour supérieure, ou qui sont morts dans leurs emplois.

 

          En mortifiant ainsi une compagnie de magistrats, il voulut encourager la noblesse, qui défend la patrie, et les agriculteurs, qui la nourrissent. Déjà, par son édit de 1666, il avait accordé deux mille francs de pension, qui en font près de quatre aujourd’hui, à tout gentilhomme qui aurait eu douze enfants, et mille à qui en aurait eu dix. La moitié de cette gratification était assurée à tous les habitants des villes exemptes de tailles ; et parmi les taillables, tout père de famille qui avait ou qui avait eu dix enfants, était à l’abri de toute imposition.

 

          Il est vrai que le ministre Colbert ne fit pas tout ce qu’il pouvait faire, encore moins ce qu’il voulait. Les hommes n’étaient pas alors assez éclairés ; et dans un grand royaume, il y a toujours de grands abus. La taille arbitraire, la multiplicité des droits, les douanes de province à province, qui rendent une partie de la France étrangère à l’autre, et même ennemie, l’inégalité des mesures d’une ville à l’autre, vingt autres maladies du corps politique ne purent être guéries(4).

 

          La plus grande faute qu’on reproche à ce ministre est de n’avoir pas osé encourager l’exportation des blés. Il y avait longtemps qu’on n’en portait plus à l’étranger. La culture avait été négligée dans les orages du ministère de Richelieu ; elle le fut davantage dans les guerres civiles de la Fronde. Une famine, en 1661, acheva la ruine des campagnes, ruine pourtant que la nature, secondée du travail, est toujours prête à réparer. Le parlement de Paris rendit, dans cette année malheureuse, un arrêt qui paraissait juste dans son principe, mais qui fut presque aussi funeste dans les conséquences que tous les arrêts arrachés à cette compagnie pendant la guerre civile. Il fut défendu aux marchands, sous les peines les plus graves, de contracter aucune association pour ce commerce, et à tous particuliers de faire un amas de grains. Ce qui était bon dans une disette passagère, devenait pernicieux à la longue, et décourageait tous les agriculteurs. Casser un tel arrêt, dans un temps de crise et de préjugés, c’eût été soulever les peuples.

 

          Le ministre n’eut d’autres ressources que d’acheter chèrement chez les étrangers les mêmes blés que les Français leur avaient précédemment vendus dans les années d’abondance. Le peuple fut nourri, mais il en coûta beaucoup à l’Etat ; et l’ordre que M. Colbert avait déjà remis dans les finances rendit cette perte légère.

 

          La crainte de retomber dans la disette ferma nos ports à l’exportation du blé. Chaque intendant, dans sa province, se fit même un mérite de s’opposer au transport des grains dans la province voisine. On ne put, dans les bonnes années, vendre ses grains que par une requête au conseil. Cette fatale administration semblait excusable par l’expérience du passé. Tout le conseil craignait que le commerce du blé ne le forçât de racheter encore à grands frais des autres nations une denrée si nécessaire, que l’intérêt et l’imprévoyance des cultivateurs auraient vendue à vil prix.

 

          Le laboureur alors, plus timide que le conseil, craignit de se ruiner à créer une denrée dont il ne pouvait espérer un grand profil ; et les terres ne furent pas aussi bien cultivées qu’elles auraient dû l’être. Toutes les autres branches de l’administration étant florissantes, empêchèrent Colbert de remédier au défaut de la principale.

 

          C’est la seule tache de son ministère (5) : elle est grande ; mais, ce qui l’excuse, ce qui prouve combien il est malaisé de détruire les préjugés dans l’administration française, et comme il est difficile de faire le bien, c’est que cette faute, sentie par tous les citoyens habiles, n’a été réparée par aucun ministre, pendant cent années entières jusqu’à l’époque mémorable de 1764, où un contrôleur général (6) plus éclairé a tiré la France d’une misère profonde en rendant le commerce des grains libre, avec des restrictions à peu près semblables à celles dont on use en Angleterre.

 

          Colbert, pour fournir à la fois aux dépenses des guerres, des bâtiments, et des plaisirs, fut obligé de rétablir, vers l’an 1672, ce qu’il avait voulu d’abord abolir pour jamais ; impôts en partie, rentes, charges nouvelles, augmentations de gages ; enfin, ce qui soutient l’Etat quelque temps, et l’obère pour des siècles.

 

          Il fut emporté hors de ses mesures ; car, par toutes les instructions qui restent de lui, on voit qu’il était persuadé que la richesse d’un pays ne consiste que dans le nombre des habitants, la culture des terres, le travail industrieux et le commerce ; on voit que le roi possédant très peu de domaines particuliers, et n’étant que l’administrateur des biens de ses sujets, ne peut être véritablement riche que par des impôts aisés à percevoir, et également répartis.

 

           Il craignait tellement de livrer l’Etat aux traitants, que, quelque temps après la dissolution de la chambre de justice qu’il avait fait ériger contre eux, il fit rendre un arrêt du conseil, qui établissait la peine de mort contre ceux qui avanceraient de l’argent sur de nouveaux impôts. Il voulait, par cet arrêt comminatoire, qui ne fut jamais imprimé, effrayer la cupidité des gens d’affaires. Mais bientôt après il fut obligé de se servir d’eux, sans même révoquer l’arrêt : le roi pressait, et il fallait des moyens prompts.

 

           Cette invention, apportée d’Italie en France par Catherine de Médicis, avait tellement corrompu le gouvernement, par la facilité funeste qu’elle donne, qu’après avoir été supprimée dans les belles années de Henri IV, elle reparut dans tout le règne de Louis XIII, et infecta surtout les derniers temps de Louis XIV.

 

          Enfin Sully enrichit l’Etat par une économie sage, que secondait un roi aussi parcimonieux que vaillant, un roi soldat à la tête de son armée, et père de famille avec son peuple. Colbert soutint l’Etat, malgré le luxe d’un maître fastueux, qui prodiguait tout pour rendre son règne éclatant (7).

 

          On sait qu’après la mort de Colbert, lorsque le roi se proposa de mettre Le Pelletier à la tête des finances, Le Tellier lui dit : « Sire, il n’est pas propre à cet emploi. – Pourquoi ? dit le roi –il n’a pas l’âme assez dure, dit Le Tellier. – Mais vraiment, reprit le roi, je ne veux pas qu’on traite durement mon peuple. » En effet, ce nouveau ministre était bon et juste ; mais, lorsqu’en 1688 on fut replongé dans la guerre, et qu’il fallut se soutenir contre la ligue d’Augsbourg, c’est-à-dire contre presque toute l’Europe, il se vit chargé d’un fardeau que Colbert avait trouvé trop lourd : le facile et malheureux expédient d’emprunter et de créer des rentes fut sa première ressource. Ensuite on voulut diminuer le luxe (8), ce qui, dans un royaume rempli de manufactures, est diminuer l’industrie et la circulation, et ce qui n’est convenable qu’à une nation qui paye son luxe à l’étranger.

 

          Il fut ordonné que tous les meubles d’argent massif, qu’on voyait alors en assez grand nombre chez les grands seigneurs, et qui étaient une preuve de l’abondance, seraient portés à la Monnaie. Le roi donna l’exemple : il se priva de toutes ces tables d’argent, de ces candélabres, de ces grands canapés d’argent massif, et de tous ces autres meubles qui étaient des chefs-d’œuvre de ciselure des mains de Ballin, homme unique en son genre, et tous exécutés sur les dessins de Lebrun. Ils avaient coûté dix millions : on en retira trois. Les meubles d’argent orfévri des particuliers produisirent trois autres millions. La ressource était faible.

 

          On fit ensuite une de ces énormes fautes dont le ministère ne s’est corrigé que dans nos derniers temps ; ce fut d’altérer les monnaies, de faire des refontes inégales, de donner aux écus une valeur non proportionnée à celle des quarts : il arriva que, les quarts étant plus forts et les écus plus faibles, tous les quarts furent portés dans le pays étranger ; ils y furent frappés en écus, sur lesquels il y avait à gagner en les reversant en France. Il faut qu’un pays soit bien bon par lui-même, pour subsister encore avec force après avoir essuyé si souvent de pareilles secousses. On n’était pas encore instruit : la finance était alors, comme la physique, une science de vaines conjectures. Les traitants étaient des charlatans qui trompaient le ministère ; il en coûta quatre-vingts millions à l’Etat. Il faut vingt ans de peines pour réparer de pareilles brèches.

 

 

 

 

 

 

1 – Si le peuple fut insensé, ce fut de s’en prendre à Colbert, plutôt qu’au roi lui-même. Il est vrai que le cadavre de celui-ci ne devait pas être plus respecté que celui de son ministre. Peu de temps avant sa mort, Colbert disait : On ne peut plus aller ! (G.A.)

 

2 – Voyez, dans la Henriade, une note des éditeurs sur Colbert. (K.)

 

3 – Mais en augmentant les impôts indirects. (G.A.)

 

4 – Si Colbert eût été assez éclairé sur ces objets, s’il eût proposé à Louis XIV de détruire ces abus, l’amour de ce prince pour la gloire ne lui eût point permis d’hésiter. Mais Colbert ne connaissait point assez ni ces abus, ni les moyens d’y remédier, ni surtout ceux d’y remédier sans causer au trésor royal une perte momentanée ; les guerres continuelles et la magnificence de la cour rendaient ce sacrifice bien difficile. Cette cause est la seule qui, sous un gouvernement ferme, empêche de faire dans l’administration des finances des changements utiles. Sous un gouvernement faible il en existe une autre, la crainte des hommes puissants à qui la destruction des abus peut nuire, et qui se réunissent pour les protéger. (K.)

 

5 – M. Henri Martin s’est efforcé de justifier les mesures de Colbert. Voyez le quatorzième volume de son Histoire. (G.A.)

 

6 – Laverdy. (G.A.)

 

7 – Voltaire ne se montre pas si favorable à Louis XIV dans ce chapitre que dans le précédent. (G.A.)

 

8 – Ou plutôt, on voulut se procurer le numéraire qui faisait défaut. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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