SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXVIII - Suite des particularités et anecdotes - Partie 8
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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- Partie 8 -
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CHAPITRE XXVIII.
Suite des Anecdotes et des particularités.
Rien ne peut assurément faire mieux connaître son caractère que le Mémoire suivant, qu’on a tout entier écrit de sa main (1).
« Les rois sont souvent obligés à faire des choses contre leur inclination, et qui blessent leur bon naturel. Ils doivent aimer à faire plaisir, et il faut qu’ils châtient souvent, et perdent des gens à qui naturellement ils veulent du bien. L’intérêt de l’Etat doit marcher le premier. On doit forcer son inclination, et ne pas se mettre en état de se reprocher, dans quelque chose d’importance, qu’on pouvait faire mieux ; mais quelques intérêts particuliers m’en ont empêché, et ont détourné les vues que je devais avoir pour la grandeur, le bien, et la puissance de l’Etat. Souvent il y a des endroits qui font peine ; il y en a de délicats qu’il est difficile de démêler ; on a des idées confuses. Tant que cela est, on peut demeurer sans se déterminer ; mais dès que l’on se fixe l’esprit à quelque chose, et qu’on croit voir le meilleur parti, il le faut prendre. C’est ce qui m’a fait réussir souvent dans ce que j’ai entrepris. Les fautes que j’ai faites, et qui m’ont donné des peines infinies, ont été par complaisance, et pour me laisser aller trop nonchalamment aux avis des autres. Rien n’est si dangereux que la faiblesse de quelque nature qu’elle soit. Pour commander aux autres, il faut s’élever au-dessus d’eux ; et après avoir entendu ce qui vient de tous les endroits, on se doit déterminer par le jugement qu’on doit faire sans préoccupation, et pensant toujours à ne rien ordonner ni exécuter qui soit indigne de soi, du caractère qu’on porte, ni de la grandeur de l’Etat. Les princes qui ont de bonnes intentions et quelque connaissance de leurs affaires, soit par expérience, soit par étude et une grande application à se rendre capables, trouvent tant de différentes choses par lesquelles ils se peuvent faire connaître, qu’ils doivent avoir un soin particulier et une application universelle à tout. Il faut se garder contre soi-même, prendre garde à son inclination, et être toujours en garde contre son naturel. Le métier de roi est grand, noble et flatteur (2), quand on se sent digne de bien s’acquitter de toutes les choses auxquelles il engage ; mais il n’est pas exempt de peines, de fatigues, d’inquiétudes. L’incertitude désespère quelquefois ; et quand on a passé un temps raisonnable à examiner une affaire, il faut se déterminer, et prendre le parti qu’on croit le meilleur (3).
Quand on a l’Etat en vue, on travaille pour soi ; le bien de l’un fait la gloire de l’autre : quand le premier est heureux, élevé et puissant, celui qui en est cause en est glorieux, et par conséquent doit plus goûter que ses sujets, par rapport à lui et à eux, tout ce qu’il y a de plus agréable dans la vie. Quand on s’est mépris, il faut réparer sa faute le plus tôt qu’il est possible, et que nulle considération n’en empêche, pas même la bonté.
En 1671, un homme mourut, qui avait la charge de secrétaire d’Etat, ayant le département des étrangers. Il était homme capable, mais non pas sans défauts : il ne laissait pas de bien remplir ce poste, qui est très important.
Je fus quelque temps à penser à qui je ferais avoir cette charge ; et après avoir bien examiné, je trouvai qu’un homme, qui avait longtemps servi dans des ambassades, était celui qui la remplirait le mieux (4).
Je lui fis mander de venir. Mon choix fut approuvé de tout le monde ; ce qui n’arrive pas toujours. Je le mis en possession de cette charge à son retour. Je ne le connaissais que de réputation, et par les commissions dont je l’avais chargé, et qu’il avait exécutées ; mais l’emploi que je lui ai donné s’est trouvé trop grand et trop étendu pour lui. Je n’ai pas profité de tous les avantages que je pouvais avoir, et tout cela par complaisance et bonté. Enfin, il a fallu que je lui ordonne de se retirer, parce que tout ce qui passait par lui perdait de la grandeur et de la force qu’on doit avoir en exécutant les ordres d’un roi de France. Si j’avais pris le parti de l’éloigner plus tôt, j’aurais évité les inconvénients qui me sont arrivés, et je ne me reprocherais pas que ma complaisance pour lui a pu nuire à l’Etat. J’ai fait ce détail pour faire voir un exemple de ce que j’ai dit ci-devant. »
Ce monument si précieux, et jusqu’à présent inconnu, dépose à la postérité en faveur de la droiture et de la magnanimité de son âme. On peut même dire qu’il se juge trop sévèrement, qu’il n’avait nul reproche à se faire sur M. de Pomponne, puisque les services de ce ministre et sa réputation avaient déterminé le choix de ce prince, confirmé par l’approbation universelle et s’il se condamne sur le choix de M. de Pomponne, qui eut au moins le bonheur de servir dans les temps les plus glorieux, que ne devait-il pas se dire sur M. de Chamillart, dont le ministère fut si infortuné, et condamné si universellement ?
Il avait écrit plusieurs mémoires dans ce goût, soit pour se rendre compte à lui-même, soit pour l’instruction du dauphin, duc de Bourgogne. Ces réflexions vinrent après les événements. Il eût approché davantage de la perfection où il avait le mérite d’aspirer, s’il eût pu se former une philosophie supérieure à la politique ordinaire et aux préjugés ; philosophie que dans le cours de tant de siècles on voit pratiquée par si peu de souverains, et qu’il est bien pardonnable aux rois de ne pas connaître, puisque tant d’hommes privés l’ignorent.
Voici une partie des instructions qu’il donne à son petit-fils Philippe V, partant pour l’Espagne. Il les écrivit à la hâte avec une négligence qui découvre bien mieux l’âme qu’un discours étudié. On y voit le père et le roi (5).
- Aimez les Espagnols et tous vos sujets attachés à vos couronnes et à votre personne. Ne préférez pas ceux qui vous flatteront le plus ; estimez ceux qui, pour le bien, hasarderont de vous déplaire. Ce sont là vos véritables amis.
- Faites le bonheur de vos sujets ; et dans cette vue n’ayez de guerre que lorsque vous y serez forcé et que vous en aurez bien considéré et bien pesé les raisons dans votre conseil.
- Essayez de remettre vos finances ; veillez aux Indes et à vos flottes ; pensez au commerce, vivez dans une grande union avec la France, rien n’étant si bon pour nos deux puissances que cette union à laquelle rien ne pourra résister (6).
- Si vous êtes contraint de faire la guerre, mettez-vous à la tête de vos armées.
- Songez à rétablir vos troupes partout, et commencez par celles de Flandre.
- Ne quittez jamais vos affaires pour votre plaisir ; mais faites-vous une sorte de règle qui vous donne des temps de liberté et de divertissement.
- Il n’y en a guère de plus innocents que la chasse et le goût de quelque maison de campagne, pourvu que vous n’y fassiez pas trop de dépense.
- Donnez une grande attention aux affaires quand on vous en parle ; écoutez beaucoup dans les commencements, sans rien décider.
- Quand vous aurez plus de connaissance, souvenez-vous que c’est à vous à décider ; mais quelque expérience que vous ayez, écoutez toujours tous les avis et tous les raisonnements de votre conseil, avant que de faire cette décision.
- Faites tout ce qui vous est possible pour bien connaître les gens les plus importants, afin de vous en servir à propos.
- Tâchez que vos vice-rois et gouverneurs soient toujours Espagnols.
- Traitez-bien tout le monde ; ne dites jamais rien de fâcheux à personne ; mais distinguez les gens de qualité et de mérite.
- Témoignez de la reconnaissance pour le feu roi et pour tous ceux qui ont été d’avis de vous choisir pour lui succéder.
- Ayez une grande confiance au cardinal Porto-Carrero, et lui marquez le gré que vous lui savez de la conduite qu’il a tenue.
- Je crois que vous devez faire quelque chose de considérable pour l’ambassadeur qui a été assez heureux pour vous demander, et pour vous saluer le premier en qualité de sujet.
- N’oubliez pas Bedmar, qui a du mérite, et qui est capable de vous servir.
- Ayez une entière créance au duc d’Harcourt ; il est habile homme, et honnête homme, et ne vous donnera des conseils que par rapport à vous.
- Tenez tous les Français dans l’ordre.
- Traitez bien vos domestiques, mais ne leur donnez pas trop de familiarité, et encore moins de créance. Servez-vous d’eux tant qu’ils seront sages : renvoyez-les à la moindre faute qu’ils feront, et ne les soutenez jamais contre les Espagnols.
- N’ayez de commerce avec la reine douairière que celui dont vous ne pouvez vous dispenser. Faites en sorte qu’elle quitte Madrid, et qu’elle ne sorte pas d’Espagne. En quelque lieu qu’elle soit, observez sa conduite, et empêchez qu’elle ne se mêle d’aucune affaire. Ayez pour suspects ceux qui auront trop de commerce avec elle.
- Aimez toujours vos parents. Souvenez-vous de la peine qu’ils ont eue à vous quitter. Conservez un grand commerce avec eux dans les grandes choses et dans les petites. Demandez-nous ce que vous aurez besoin ou envie d’avoir qui ne se trouve pas chez vous ; nous en userons de même avec vous.
- N’oubliez jamais que vous êtes Français, et ce qui peut vous arriver. Quand vous aurez assuré la succession d’Espagne par des enfants, visitez vos royaumes, allez à Naples et en Sicile : passez à Milan, et venez en Flandre (7) ; ce sera une occasion de nous revoir : en attendant visitez la Catalogne, l’Aragon, et autres lieux. Voyez ce qu’il y aura à faire pour Ceuta.
- Jetez quelque argent au peuple quand vous serez en Espagne, et surtout en entrant dans Madrid.
- Ne paraissez pas choqué des figures extraordinaires que vous trouverez. Ne vous en moquez point. Chaque pays a ses manières particulières ; et vous serez bientôt accoutumé à ce qui vous paraîtra d’abord le plus surprenant.
- Evitez, autant que vous pourrez, de faire des grâces à ceux qui donnent de l’argent pour les obtenir. Donnez à propos et libéralement ; et ne recevez guère de présents, à moins que ce soit des bagatelles. Si quelquefois vous ne pouvez éviter d’en recevoir, faites-en à ceux qui vous en auront donné de plus considérables, après avoir laissé passer quelques jours.
- Ayez une cassette pour mettre ce que vous aurez de particulier, dont vous aurez seul la clef.
- Je finis par un des plus importants avis que je puisse vous donner. Ne vous laissez point gouverner. Soyez le maître ; n’ayez jamais de favori ni de premier ministre (8). Ecoutez, consultez votre conseil, mais décidez. Dieu, qui vous a fait roi, vous donnera les lumières qui vous sont nécessaires, tant que vous aurez de bonnes intentions (9). »
1 – Il est déposé à la Bibliothèque du roi, depuis plusieurs années. Voici la copie littérale du commencement et de la fin du Mémoire :
« Les roys sont souuent obligés à faire des choses contre leur inclination et qui blesse leur bon naturel ils doiuent aimer à faire plesir et il faut quils chatie suuent et perde des gens a qui naturellement ils ueulent du bien linterest de Lestat doit marcher le premier on doit forser son iclination et ne ce pas mettre en estat de ce reprocher dans quelque chose dimportant quon pouuoit faire mieux mais que quelques interest particuliers en ont empesché et ont destourné les ueues quon deuoit auoir pour la grandeur le bien et la puissance de lestat souuent ou il y a des androits quils font peines il y en a de delicats quil est difficile a desmesler on a des idées confuses tant que cela est on peut demeurer sans ce desterminer mais desque lon cest fixé lesprit a quelquechose et quon croit uoir le meilleur party il le faut prendre, cest ce qui ma fait reussir souuent dans ce que jay fait. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . En 1761 un ministre mourut qui auoit une charge de secrétaire destat aiant le despartement des estrangers il estoit homme capable mais non pas sen defaut il ne laissoit pas de bien remplir ce poste qui est très important je fus quelque temps a penser a qui je ferois avoir la charge et après avoir bien examiné je trouué quun homme qui auroit longtemps seruy dans des ambassades estoit, celuy qui la rempliroit la mieux je lenuoyé querir mon choix fut aprouvé de tout le monde ce qui narrive pas toujours je le mis en possession de la charge a son retour je ne le connoissois que de reputation et par les commissions dont je l’auois chargé quil anoit bien exécutée mais lemploy que je luy ay donné sest trouué trop grand et trop estendu pour luy jay soufer plusieurs années de sa foiblesse de son opiniastreté et de son inaplication il men a cousté des choses considérables je nay pas profité de tous les auantages que je pouuaix avoir et tout cela par complaisance et bonté enfin il a falu que je luy ordonnase de se retirer parceque tout ce qui passoit par luy perdoit de la grandeur et de la force quon doit auoir en executant les ordres d’un roy de France qui naist pas malheureux si jauois pris le party de lesloigner plustost jaurois esvité les inconueniens qui me sont arriués et je ne me reprocherois pas que ma complaisance pour luy a pu nuire a lestat jay fait ce destail pour faire uoir un exemple de ce que jay fait ce destail pour faire uoir un exemple de ce que jay dit cydeuant. » − Voltaire tenait ce fragment des Mémoires de Louis XIV, du duc de Noailles. On publia les Mémoires complets, en 1806, dans les œuvres de Louis XIV, et de nos jours en 1859. Maintenant, ces Mémoires ont-ils toute l’importance, tout l’intérêt que Voltaire et que tant d’autres historiens leur attribuent ? M. Michelet appelle ces Mémoires le livre grotesque de Pellisson. « Le roi certainement en endura la lecture, dit-il. Une partie même du manuscrit semble écrit de sa main. Mais on sait que sa main, c’était le bonhomme Rose, son faussaire patenté, dont l’écriture ne peut se distinguer de celle du roi. L’abbé Le Gendre, très instruit des choses du temps et confident d’Harlay de Chanvalon, affirme que Louis XIV savait à peine lire et écrire. » (G.A.)
2 – Le manuscrit et la copie, a fait remarquer M. Renouard, portent délicieux au lieu de flatteur. (G.A.)
3 – L’abbé Castel de Saint-Pierre, connu par plusieurs ouvrages singuliers, dans lesquels on trouve beaucoup de vues philosophiques et très peu de praticables, a laissé des Annales politiques depuis 1658 jusqu’à 1739. Il condamne sévèrement en plusieurs endroits l’administration de Louis XIV. Il ne veut pas surtout qu’on l’appelle Louis-le-Grand. Si grand signifie parfait, il est sûr que ce titre ne lui convient pas ; mais par ces Mémoires écrits de la main de ce monarque, il paraît qu’il avait d’aussi bons principes de gouvernement, pour le moins, que l’abbé de Saint-Pierre. Ces Mémoires de l’abbé de Saint-Pierre n’ont rien de curieux que la bonne foi grossière avec laquelle cet homme se croit fait pour gouverner. − Les Annales de l’abbé de Saint-Pierre ont paru deux ans après cette note. (G.A.)
4 – M. de Pomponne.
5 – Ces instructions se composent de trente-trois articles, dont voici les six premiers, omis par Voltaire :
- Ne manquez à aucun de vos devoirs, surtout envers Dieu.
- Conservez-vous dans la pureté de votre éducation.
- Faites honorer Dieu partout où vous aurez du pouvoir ; procurez sa gloire ; donnez-en l’exemple : c’est un des plus grands biens que les rois puissent faire.
- Déclarez-vous en toute occasion pour la vertu et contre le vice.
- N’ayez jamais d’attachement pour personne.
- Aimez votre femme ; vivez bien avec elle ; demandez-en une à Dieu qui vous convienne. Je ne crois pas que vous deviez prendre une Autrichienne. (E.B.)
6 – On voit qu’il se trompe dans cette conjecture.
7 – Cela seul peut servir à confondre tant d’historiens qui, sur la foi des Mémoires infidèles écrits en Hollande, ont rapporté un prétendu traité (signé par Philippe V avant son départ), par lequel traité de ce prince cédait à son grand-père la Flandre et le Milanais.
8 – Philippe V était trop jeune et trop peu instruit pour se passer de premier ministre ; et en général l’unité de vues, de principes, si nécessaire dans un bon gouvernement, doit obliger tout prince qui ne gouverne pas réellement par lui-même à mettre un seul homme à la tête de toutes les affaires. (K.)
9 – Le roi d’Espagne profita de ces conseils : c’était un prince vertueux.