SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXIX - Gouvernement intérieur, etc. - Partie 4
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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- Partie 4 -
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CHAPITRE XXIX.
Gouvernement intérieur. Justice. Commerce.
Police. Lois. Discipline militaire. Marine, etc.
S’il y eut quelques séditions dans les provinces, ce ne furent que de faibles émeutes populaires aisément réprimées. Les huguenots mêmes furent toujours tranquilles jusqu’au temps où l’on démolit leurs temples. Enfin le roi parvint à faire d’une nation jusque-là turbulente un peuple paisible qui ne fut dangereux qu’aux ennemis, après l’avoir été à lui-même pendant plus de cent années. Les mœurs s’adoucirent sans faire tort au courage.
Les maisons que tous les seigneurs bâtirent ou achetèrent dans Paris, et leurs femmes qui y vécurent avec dignité, formèrent des écoles de politesse, qui retirèrent peu à peu les jeunes gens de cette vie de cabaret qui fut encore longtemps à la mode, et qui n’inspirait qu’une débauche hardie. Les mœurs tiennent à si peu de chose, que la coutume d’aller à cheval dans Paris entretenait une disposition aux querelles fréquentes, qui cessèrent quand cet usage fut aboli. La décence, dont on fut redevable principalement aux femmes qui rassemblèrent la société chez elles, rendit les esprits plus agréables, et la lecture les rendit à la longue plus solides. Les trahisons et les grands crimes, qui ne déshonorent point les hommes dans les temps de faction et de trouble, ne furent presque plus connus. Les horreurs de Brinvilliers et des Voisin ne furent que des orages passagers, sous un ciel d’ailleurs serein ; et il serait aussi déraisonnable de condamner une nation sur les crimes éclatants de quelques particuliers, que de la canoniser sur la réforme de la Trappe (1). Tous les différents états de la vie étaient auparavant reconnaissables par des défauts qui les caractérisaient. Les militaires et les jeunes gens qui se destinaient à la profession des armes avaient une vivacité emportée ; les gens de justice, une gravité rebutante, à quoi ne contribuait pas peu l’usage d’aller toujours en robe, même à la cour. Il en était de même des universités et des médecins. Les marchands portaient encore de petites robes lorsqu’ils s’assemblaient, et qu’ils allaient chez les ministres, et les plus grands commerçants étaient alors des hommes grossiers ; mais les maisons, les spectacles, les promenades publiques, où l’on commençait à se rassembler pour goûter une vie plus douce, rendirent peu à peu l’extérieur de tous les citoyens presque semblable. On s’aperçoit aujourd’hui, jusque dans le fond d’une boutique, que la politesse a gagné toutes les conditions. Les provinces se sont ressenties avec le temps de tous ces changements.
On est parvenu enfin à ne plus mettre le luxe que dans le goût et dans la commodité. La foule de pages et de domestiques de livrée a disparu, pour mettre plus d’aisance dans l’intérieur des maisons. On a laissé la vaine pompe et le faste extérieur aux nations chez lesquelles on ne sait encore que se montrer en public, et où l’on ignore l’art de vivre.
L’extrême facilité introduite dans le commerce du monde, l’affabilité, la simplicité, la culture de l’esprit, ont fait de Paris une ville qui, pour la douceur de la vie, l’emporte probablement de beaucoup sur Rome et sur Athènes, dans le temps de leur splendeur.
Cette foule de secours toujours prompts, toujours ouverts pour toutes les sciences, pour tous les arts, les goûts, et les besoins ; tant d’utilités solides réunies avec tant de choses agréables, jointes à cette franchise particulière aux Parisiens, tout cela engage un grand nombre d’étrangers à voyager ou à faire leur séjour dans cette patrie de la société. Si quelques natifs en sortent, ce sont ceux qui, appelés ailleurs par leurs talents, sont un témoignage honorable à leur pays ; ou c’est le rebut de la nation, qui essaye de profiter de la considération qu’elle inspire ; ou bien ce sont des émigrants qui préfèrent encore leur religion à leur patrie, et qui vont ailleurs chercher la misère ou la fortune, à l’exemple de leurs pères chassés de France par la fatale injure faite aux cendres du grand Henri IV, lorsqu’on anéantit sa loi perpétuelle appelée l’Edit de Nantes ; ou enfin ce sont des officiers mécontents du ministère, des accusés qui ont échappé aux formes rigoureuses d’une justice quelquefois mal administrée ; et c’est ce qui arrive dans tous les pays de la terre (2).
On s’est plaint de ne plus voir à la cour autant de hauteur dans les esprits qu’autrefois. Il n’y a plus en effet de petits tyrans, comme du temps de la Fronde, et sous Louis XIII, et dans les siècles précédents ; mais la véritable grandeur s’est retrouvée dans cette foule de noblesse, si longtemps avilie à servir auparavant des sujets trop puissants. On voit des gentilshommes, des citoyens qui se seraient crus honorés autrefois d’être domestiques de ces seigneurs, devenus leurs égaux, et très souvent leurs supérieurs dans le service militaire ; et plus le service en tout genre prévaut sur les titres, plus un Etat est florissant.
On a comparé le siècle de Louis XIV à celui d’Auguste. Ce n’est pas que la puissance et les événements personnels soient comparables. Rome et Auguste étaient dix fois plus considérables dans le monde que Louis XIV et Paris ; mais il faut se souvenir qu’Athènes a été égale à l’empire romain dans toutes les choses qui ne tirent pas leur prix de la force et de la puissance. Il faut encore songer que s’il n’y a rien aujourd’hui dans le monde tel que l’ancienne Rome et qu’Auguste, cependant toute l’Europe ensemble est très supérieure à tout l’empire romain. Il n’y avait du temps d’Auguste qu’une seule nation, et il y en a aujourd’hui plusieurs, policées, guerrières, éclairées, qui possèdent des arts que les Grecs et les Romains ignorèrent ; et de ces nations il n’y en a aucune qui ait plus d’éclat en tout genre, depuis environ un siècle, que la nation formée, en quelque sorte, par Louis XIV.
1 – Pour réplique à Voltaire, nous renvoyons aux Mémoires de Saint-Simon, et à la Relation par Fléchier des grands jours d’Auvergne. (G.A.)
2 – Il est curieux de voir comme Voltaire, dans son optimisme de lettré, adoucit les choses, les fond, les harmonise, afin de ne pas faire tache au tableau presque idéal qu’il compose là avec amour. Il appelle la révocation de l’édit de Nantes une fatale injure ; les monstruosités de la justice du dix-septième siècle sont des formes rigoureuses ; et, pour toute réflexion, il dit : « Voilà ce qui arrive dans tous les pays de la terre. » Nous en appelons du lettré au philosophe, et nous renvoyons le lecteur au Dictionnaire philosophique. (G.A.)