SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXIX - Gouvernement intérieur, etc. - Partie 3
Photo de PAPAPOUSS
SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
_________
- Partie 3 -
_________
CHAPITRE XXIX.
Gouvernement intérieur. Justice. Commerce.
Police. Lois. Discipline militaire. Marine, etc.
Des compagnies de cadets furent entretenues dans la plupart des places frontières : ils y apprenaient les mathématiques, le dessin, et tous les exercices, et faisaient les fonctions de soldats. Cette institution dura dix années. On se lassa enfin de cette jeunesse trop difficile à discipliner ; mais le corps des ingénieurs, que le roi forma, et auquel il donna les règlements qu’il suit encore, est un établissement à jamais durable. Sous lui, l’art de fortifier les places fut porté à la perfection par le maréchal de Vauban et ses élèves, qui surpassèrent le comte de Pagan. Il construisit ou répara cent cinquante places de guerre.
Pour soutenir la discipline militaire, il créa des inspecteurs généraux, ensuite des directeurs, qui rendirent compte de l’état des troupes ; et on voyait, par leur rapport, si les commissaires des guerres avaient fait leur devoir.
Il institua l’ordre de Saint-Louis, récompense honorable, plus briguée souvent que la fortune. L’hôtel des Invalides mit le comble aux soins qu’il prit pour mériter d’être bien servi.
C’est par de tels soins, que, dès l’an 1672, il eut cent-quatre-vingt mille hommes de troupes réglées, et qu’augmentant ses forces à mesure que le nombre et la puissance de ses ennemis augmentaient, il eut enfin jusqu’à quatre cent cinquante mille hommes en armes, en comptant les troupes de la marine.
Avant lui, on n’avait point vu de si fortes armées. Ses ennemis lui en opposèrent à peine d’aussi considérables ; mais il fallait qu’ils fussent réunis. Il montra ce que la France seule pouvait ; et il eut toujours ou de grands succès ou de grandes ressources.
Il fut le premier qui, en temps de paix, donna une image et une leçon complète de la guerre. Il assembla à Compiègne soixante et dix mille hommes, en 1698. On y fit toutes les opérations d’une campagne. C’était pour l’instruction de ses trois petits-fils. Le luxe fit une fête somptueuse de cette école militaire.
Cette même attention qu’il eut à former des armées de terre nombreuses et bien disciplinées, même avant d’être en guerre, il l’eut à se donner l’empire de la mer (1). D’abord, le peu de vaisseaux que le cardinal Mazarin avait laissé pourrir dans les ports sont réparés. On en fait acheter en Hollande, en Suède, et dès la troisième année de son gouvernement, il envoie ses forces maritimes s’essayer à Gigeri, sur la côte d’Afrique (2). Le duc de Beaufort purge les mers de pirates, dès l’an 1665 ; et, deux ans après, la France a dans ses ports soixante vaisseaux de guerre. Ce n’est là qu’un commencement : mais tandis qu’on fait de nouveaux règlements et de nouveaux efforts, il sent déjà toute sa force. Il ne veut pas consentir que ses vaisseaux baissent leur pavillon devant celui d’Angleterre. En vain le conseil de Charles II insiste sur ce droit, que la force, l’industrie, et le temps, avaient donné aux Anglais. Louis XIV écrit au comte d’Estrades, son ambassadeur : « Le roi d’Angleterre et son chancelier peuvent voir quelles sont mes forces ; mais ils ne voient pas mon cœur. Tout ne m’est rien à l’égard de l’honneur. »
Il ne disait que ce qu’il était résolu de soutenir et en effet l’usurpation des Anglais céda au droit naturel et à la fermeté de Louis XIV. Tout fut égal entre les deux nations sur la mer. Mais tandis qu’il veut l’égalité avec l’Angleterre, il soutient sa supériorité avec l’Espagne. Il fait baisser le pavillon aux amiraux espagnols devant le sien, en vertu de cette préséance solennelle accordée en 1662.
Cependant on travaille de tous côtés à l’établissement d’une marine capable de justifier ces sentiments de hauteur. On bâtit la ville et le port de Rochefort, à l’embouchure de la Charente. On enrôle, on en classe des matelots, qui doivent servir, tantôt sur les flottes royales. Il s’en trouve bientôt soixante mille d’enclassés (3).
Des conseils de construction sont établis dans les ports, pour donner aux vaisseaux la forme la plus avantageuse. Cinq arsenaux de marine sont bâtis à Brest, à Rochefort, à Toulon, à Dunkerque, au Havre-de-Grâce. Dans l’année 1672, on a soixante vaisseaux de ligne et quarante frégates. Dans l’année 1681, il se trouve cent quatre-vingt-dix-huit vaisseaux de guerre, en comptant les allèges ; et trente galères sont dans le port de Toulon, ou armées, ou prêtes à l’être. Onze mille hommes de troupes réglées servent sur les vaisseaux : les galères en ont trois mille. Il y a cent soixante-six mille hommes d’enclassés pour tous les services divers de la marine. On compta, les années suivantes, dans ce service, mille gentilshommes ou enfants de famille, faisant la fonction de soldats sur les vaisseaux, et apprenant dans les ports tout ce qui prépare à l’art de la navigation et à la manœuvre : ce sont les gardes-marines : ils étaient sur mer ce que les cadets étaient sur terre. On les avait institués en 1672, mais en petit nombre. Ce corps a été l’école d’où sont sortis les meilleurs officiers de vaisseau.
Il n’y avait point eu encore de maréchaux de France dans le corps de la marine ; et c’est une preuve combien cette partie essentielle des forces de la France avait été si négligée. Jean d’Estrées fut le premier maréchal, en 1681. Il paraît qu’une des grandes attentions de Louis XIV était d’animer, dans tous les genres, cette émulation sans laquelle tout languit.
Dans toutes les batailles navales que les flottes françaises livrèrent, l’avantage leur demeura toujours, jusqu’à la journée de la Hogue, en 1692, lorsque le comte de Tourville, suivant les ordres de la cour, attaqua, avec quarante-quatre voiles, une flotte de quatre-vingt-dix vaisseaux anglais et hollandais. Il fallut céder au nombre : on perdit quatorze vaisseaux du premier rang, qui échouèrent et qu’on brûla pour ne les pas laisser au pouvoir des ennemis. Malgré cet échec, les forces maritimes se soutinrent toujours, mais elles déclinèrent dans la guerre de la succession. Le cardinal de Fleury les négligea depuis (4), dans le loisir d’une heureuse paix, seul temps propice pour les rétablir.
Ces forces navales servaient à protéger le commerce. Les colonies de la Martinique, de Saint-Domingue, du Canada, auparavant languissantes, fleurirent, mais avec un avantage qu’on n’avait point espéré jusques alors ; car, depuis 1635 jusqu’à 1665, ces établissements avaient été à charge.
En 1664, le roi envoie une colonie à Cayenne ; bientôt après une autre à Madagascar. Il tente toutes les voies de réparer le tort et le malheur qu’avait eu si longtemps la France de négliger la mer, tandis que ses voisins s’étaient formé des empires aux extrémités du monde.
On voit, par ce seul coup d’œil, quels changements Louis XIV fit dans l’Etat, changements utiles, puisqu’ils subsistent Ses ministres le secondèrent à l’envi. On leur doit sans doute tout le détail, toute l’exécution, mais on lui doit l’arrangement général. Il est certain que les magistrats n’eussent pas réformé les lois, que l’ordre n’eût pas été remis dans les finances, la discipline introduite dans les armées, la police générale dans le royaume ; qu’on n’eût point eu de flottes, que les arts n’eussent point été encouragés, tout cela de concert, et en même temps, et avec persévérance, et sous différents ministres, s’il ne se fût trouvé un maître qui eût en général toutes ces grandes vues, avec une volonté ferme de les remplir.
Il ne sépara point sa propre gloire de l’avantage de la France, et il ne regarda pas le royaume du même œil dont un seigneur regarde sa terre, de laquelle il tire tout ce qu’il peut, pour ne vivre que dans les plaisirs. Tout roi qui aime la gloire aime le bien public ; il n’avait plus ni Colbert, ni Louvois, lorsque, vers l’an 1698, il ordonna, pour l’instruction du duc de Bourgogne, que chaque intendant fît une description détaillée de sa province. Par là on pouvait avoir une notice exacte du royaume, et un dénombrement juste des peuples. L’ouvrage fut utile, quoique tous les intendants n’eussent pas la capacité et l’attention de M. de Lamoignon de Bâville, comme elles le furent par ce magistrat dans le dénombrement du Languedoc, ce recueil de mémoires eût été un des plus beaux monuments du siècle. Il y en a quelques-uns de bien faits ; mais on manqua le plan, en n’assujettissant pas tous les intendants au même ordre. Il eût été à désirer que chacun eût donné par colonnes un état du nombre des habitants de chaque élection, des nobles, des citoyens, des laboureurs, des artisans, des manœuvres, des bestiaux de toute espèce, des bonnes, des médiocres et des mauvaises terres, de tout le clergé régulier et séculier, de leurs revenus, de ceux des villes, de ceux des communautés.
Tous ces objets sont confondus dans la plupart des mémoires qu’on a donnés : les matières y sont peu approfondies et peu exactes ; il faut y chercher, souvent avec peine, les connaissances dont on a besoin, et qu’un ministre doit trouver sous sa main et embrasser d’un coup d’œil, pour découvrir aisément les forces, les besoins et les ressources. Le projet était excellent, et une exécution uniforme serait de la plus grande utilité (5).
Voilà en général ce que Louis XIV fit et essaya pour rendre sa nation plus florissante. Il me semble qu’on ne peut guère voir tous ces travaux et tous ces efforts sans quelque reconnaissance, et sans être animé de l’amour du bien public qui les inspira. Qu’on se représente ce qu’était le royaume du temps de la Fronde, et ce qu’il est de nos jours. Louis XIV fit plus de bien à sa nation que vingt de ses prédécesseurs ensemble : et il s’en faut beaucoup qu’il fit ce qu’il aurait pu (6). La guerre, qui finit par la paix de Ryswick, commença la ruine de ce grand commerce que son ministre Colbert avait établi, et la guerre de la succession l’acheva.
S’il avait employé à embellir Paris, à finir le Louvre, les sommes immenses que coûtèrent les aqueducs et les travaux de Maintenon, pour conduire des eaux à Versailles, travaux interrompus et devenus inutiles ; s’il avait dépensé à Paris la cinquième partie de ce qu’il en a coûté pour forcer la nature Versailles, Paris serait, dans toute son étendue, aussi beau qu’il l’est du côté des Tuileries et du Pont-Royal, et serait devenue la plus magnifique ville de l’univers.
C’est beaucoup d’avoir réformé les lois, mais la chicane n’a pu être écrasée par la justice. On pensa à rendre la jurisprudence uniforme ; et elle l’est dans les affaires criminelles, dans celles du commerce, dans la procédure : elle pourrait l’être dans les lois qui règlent les fortunes des citoyens. C’est un très grand inconvénient qu’un même tribunal ait à prononcer sur plus de cent coutumes différentes. Des droits de terres, ou équivoques, ou onéreux, ou qui gênent la société, subsistent encore, comme des restes du gouvernement féodal qui ne subsiste plus : ce sont des décombres d’un bâtiment gothique ruiné.
Ce n’est pas qu’on prétende que les différents ordres de l’Etat doivent être assujettis à la même loi. On sent bien que les usages de la noblesse, du clergé, des magistrats, des cultivateurs, doivent être différents ; mais il est à souhaiter, sans doute, que chaque ordre ait sa loi uniforme dans tout le royaume ; que ce qui est juste ou vrai dans la Champagne ne soit pas réputé faux ou injuste en Normandie. L’uniformité en tout genre d’administration est une vertu ; mais les difficultés de ce grand ouvrage ont effrayé (7).
Louis XIV aurait pu se passer plus aisément de la ressource dangereuse des traitants, à laquelle le réduisit l’anticipation qu’il fit presque toujours sur ses revenus, comme on le verra dans le chapitre des Finances.
S’il n’eût pas cru qu’il suffisait de sa volonté pour faire changer de religion à un million d’hommes, la France n’eût pas perdu tant de citoyens (8). Ce pays cependant, malgré ses secousses et ses pertes, est encore un des plus florissants de la terre, parce que tout le bien qu’a fait Louis XIV subsiste, et que le mal, qu’il était difficile de ne pas faire dans des temps orageux, a été réparé. Enfin la postérité, qui juge les rois, et dont ils doivent avoir toujours le jugement devant les yeux, avouera, en pesant les vertus et les faiblesses de ce monarque, que, quoiqu’il eût été trop loué pendant sa vie, il mérita de l’être à jamais, et qu’il fut digne de la statue qu’on lui a érigée à Montpellier, avec une inscription latine, dont le sens est : A Louis-le-Grand après sa mort (9). Don Ustariz, homme d’Etat, qui a écrit sur les finances et le commerce d’Espagne, appelle Louis XIV un homme prodigieux.
Tous les changements qu’on vient de voir dans le gouvernement, et dans tous les ordres de l’Etat, en produisirent nécessairement un très grand dans les mœurs. L’esprit de faction, de fureur, et de rébellion, qui possédait les citoyens depuis le temps de François II, devint une émulation de servir le prince. Les seigneurs des grandes terres n’étant plus cantonnés chez eux, les gouverneurs des provinces n’ayant plus de postes importants à donner, chacun songea à ne mériter de grâces que celles du souverain, et l’Etat devint un tout régulier dont chaque ligne aboutit au centre (10).
C’est là ce qui délivra la cour des factions et des conspirations qui avaient troublé l’Etat pendant tant d’années. Il n’y eut sous l’administration de Louis XIV qu’une seule conjuration en 1674, imaginée par La Truaumont (11), gentilhomme normand, perdu de débauches et de dettes, et embrassée par un homme de la maison de Rohan, grand veneur de France, qui avait beaucoup de courage et peu de prudence. La hauteur et la dureté du marquis de Louvois l’avaient irrité au point qu’en sortant de son audience il entra tout ému et hors de lui-même chez M. de Caumartin, et se jetant sur un lit de repos : il faudra, dit-il, que ce….. Louvois meure ou moi, Caumartin ne prit cet emportement que pour une colère passagère : mais le lendemain ce même jeune homme lui ayant demandé s’il croyait les peuples de Normandie affectionnés au gouvernement, il entrevit des desseins dangereux. Les temps de la Fronde sont passés, lui dit-il ; croyez-moi, vous vous perdrez, et vous ne serez regretté de personne. Le chevalier ne le crut pas ; il se jeta à corps perdu dans la conspiration de La Truaumont. Il n’entra dans ce complot qu’un chevalier de Préaux, neveux de La Truaumont, qui, séduit par son oncle, séduisit sa maîtresse, la marquise de Villiers. Leur but et leur espérance n’étaient pas, et ne pouvaient être de se faire un parti dans le royaume : ils prétendaient seulement vendre et livrer Quillebeuf aux Hollandais, et introduire les ennemis en Normandie. Ce fut plutôt une lâche trahison mal ourdie qu’une conspiration. Le supplice de tous les coupables fut le seul événement que produisit ce crime insensé et inutile, dont à peine on se souvient aujourd’hui.
1 – Voltaire vient de dire quelle est la part de Louvois ; il revient maintenant à celle de Colbert. (G.A.)
2 – Voyez Chapitre VII. (G.A.)
3 – C’est là l’origine de l’inscription maritime. (G.A.)
4 – Pour plaire à l’Angleterre. (G.A.)
5- Les mémoires des intendants (quarante-deux volumes in-folio) sont aux Manuscrits de la Bibliothèque Nationale. L’Etat de la France, par Boulainvilliers, n’est que l’analyse de ces quarante-deux volumes. Selon ces mémoires, la population de la France était en 1700 de 19 millions d’âmes. Ce chiffre nous paraît enflé. (G.A.)
6 – Il ne pouvait faire davantage. Si la plupart de ses établissements croulèrent où n’existèrent qu’en projet, c’est la faute même du régime. (G.A.)
7 – Nous avons vu, dans le Dictionnaire philosophique, que tous ces vœux sont exprimés par Voltaire d’une manière plus complète, plus nette et plus énergique. Répétons que ce que Louis XIV, c’est-à-dire le despotisme, n’avait pu faire, la Révolution l’accomplit. (G.A.)
8 – Voyez ci-après le chapitre XXXVI, du Calvinisme. (Voltaire.)
9 – L’inscription est plus longue. Elle dit que la statue fut votée pendant la vie du roi et dressée seulement après sa mort. (G.A.)
10 – Et la mendicité de cour aussi commença. Ses dernières annales sont le Livre rouge. (G.A.)
11 – Ou plutôt Latréaumont. (G.A.)