SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXV - Particularités et anecdotes - Partie 2

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SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXV - Particularités et anecdotes - Partie 2

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SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

PAR

 

VOLTAIRE

 

 

 

 

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- Partie 2 -

 

 

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CHAPITRE XXV.

 

 

 

PARTICULARITÉS ET ANECDOTES DU RÈGNE DE LOUIS XIV

 

 

 

 

 

 

 

          Louis XIV, cependant, partageait son temps entre les plaisirs qui étaient de son âge, et les affaires qui étaient de son devoir. Il tenait conseil tous les jours, et travaillait ensuite secrètement avec Colbert. Ce travail secret fut l’origine de la catastrophe du célèbre Fouquet, dans laquelle furent enveloppés le secrétaire d’Etat Guénégaud, Pellisson, Gourville, et tant d’autres. La chute de ce ministre, à qui on avait bien moins de reproches à faire qu’au cardinal Mazarin, fit voir qu’il n’appartient pas à tout le monde de faire les mêmes fautes. Sa perte était déjà résolue quand le roi accepta la fête magnifique que ce ministre lui donna dans sa maison de Vaux. Ce palais et les jardins lui avaient coûté dix-huit millions, qui en valent aujourd’hui environ trente-cinq (1). Il avait bâti le palais deux fois, et acheté trois hameaux, dont le terrain fut enfermé dans ces jardins immenses, plantés en partie par Le Nostre, et regardés alors comme les plus beaux de l’Europe. Les eaux jaillissantes de Vaux, qui parurent depuis au-dessous du médiocre, après celles de Versailles, de Marly et de Saint-Cloud, étaient alors des prodiges.

 

          Mais, quelque belle que soit cette maison, cette dépense de dix-huit millions, dont les comptes existent encore, prouve qu’il avait été servi avec aussi peu d’économie qu’il servait le roi. Il est vrai qu’il s’en fallait beaucoup que Saint-Germain et Fontainebleau, les seules maisons de plaisance habitées par le roi, approchassent de la beauté de Vaux. Louis XIV le sentit, et en fut irrité. On voit partout, dans cette maison, les armes et la devise de Fouquet. C’est un écureuil avec ces paroles : Quo non ascendam ? Où ne monterai-je point ? Le roi se les fit expliquer. L’ambition de cette devise ne servit pas à apaiser le monarque. Les courtisans remarquèrent que l’écureuil était peint partout poursuivi par une couleuvre, qui était les armes de Colbert. La fête fut au-dessus de celles que le cardinal Mazarin avait données, non-seulement pour la magnificence, mais pour le goût. On y représenta pour la première fois les Facheux de Molière. Pellisson avait fait le prologue, qu’on admira. Les plaisirs publics cachent ou préparent si souvent à la cour des désastres particuliers, que, sans la reine-mère, le surintendant et Pellisson auraient été arrêtés dans Vaux le jour de la fête. Ce qui augmentèrent le ressentiment du roi, c’est que mademoiselle de La Vallière, pour qui le prince commençait à sentir une vraie passion, avait été un des objets des goûts passagers du surintendant, qui ne ménageait rien pour les satisfaire. Il avait offert à mademoiselle de La Vallière deux cent mille livres ; et cette offre avait été reçue avec indignation, avant qu’elle eût aucun dessein sur le cœur du roi. Le surintendant s’étant aperçu depuis quel puissant rival il avait voulu être le confident de celle dont il n’avait pu être le possesseur, et cela même irritait encore.

 

          Le roi, qui, dans un premier mouvement d’indignation, avait été tenté de faire arrêter le surintendant, au milieu même de la fête qu’il en recevait, usa ensuite d’une dissimulation peu nécessaire. On eût dit que ce monarque, déjà tout-puissant, eût craint le parti que Fouquet s’était fait.

 

          Il était procureur général du parlement ; et cette charge lui donnait le privilège d’être jugé par les chambres assemblées ; mais, après que tant de princes, de maréchaux et de ducs, avaient été jugés par des commissaires, on eût pu traiter comme eux un magistrat, puisqu’on voulait se servir de ces voies extraordinaires qui, sans être injustes, laissent toujours un soupçon d’injustice.

 

          Colbert l’engagea, par un artifice peu honorable, à vendre sa charge (2). On lui en offrit jusqu’à dix-huit cent mille livres, qui vaudraient trois millions et demi de nos jours ; et, par un malentendu, il ne la vendit que quatorze cent mille francs. Le prix excessif des places au parlement, si diminué depuis, prouve quel reste de considération ce corps avait conservé dans son abaissement même. Le duc de Guise, grand chambellan du roi, n’avait vendu cette charge de la couronne au duc de Bouillon que huit cent mille livres.

 

          C’était la Fronde, c’était la guerre de Paris qui avait mis ce prix aux charges de judicature. Si c’était un des grands défauts et un des grands malheurs d’un gouvernement longtemps obéré, que la France fût l’unique pays de la terre où les places de juges fussent vénales, c’était une suite du levain de la sédition, et c’était une espèce d’insulte faite au trône, qu’une place de procureur du roi coûtât plus que les premières dignités de la couronne (3).

 

          Fouquet, pour avoir dissipé les finances de l’Etat, et pour en avoir usé comme des siennes propres, n’en avait pas moins de grandeur dans l’âme. Ses déprédations n’avaient été que des magnificences et des libéralités (4). (1661) Il fit porter à l’épargne le prix de sa charge, et cette belle action ne le sauva pas. On attira avec adresse à Nantes un homme qu’un exempt et deux gardes pouvaient arrêter à Paris. Le roi lui fit des caresses avant sa disgrâce. Je ne sais pourquoi la plupart des princes affectent d’ordinaire de tromper par de fausses bontés ceux de leurs sujets qu’ils veulent perdre. La dissimulation alors est l’opposé de la grandeur. Elle n’est jamais une vertu, et ne peut devenir un talent estimable que quand elle est absolument nécessaire. Louis XIV parut sortir de son caractère ; mais on lui avait fait entendre que Fouquet faisait de grandes fortifications à Belle-Isle, et qu’il pouvait avoir trop de liaisons au dehors et au-dedans du royaume. Il parut bien, quand il fut arrêté et conduit à la Bastille et à Vincennes, que son parti n’était autre chose que l’avidité de quelques courtisans et de quelques femmes, qui recevaient de lui des pensions, et qui l’oublièrent dès qu’il ne fut plus en état de donner. Il lui reste d’autres amis, et cela prouve qu’il en méritait. L’illustre madame de Sévigné, Pellisson, Gourville, mademoiselle Scudéry, plusieurs gens de lettres, se déclarèrent hautement pour lui, et le servirent avec tant de chaleur, qu’ils lui sauvèrent la vie.

 

          On connaît ces vers de Hesnault, le traducteur de Lucrèce, contre Colbert, le persécuteur de Fouquet :

 

 

Ministre avare et lâche, esclave malheureux,

Qui gémis sous le poids des affaires publiques ;

Victime dévouée aux chagrins politiques,

Fantôme révéré sous un titre onéreux ;

 

Vois combien des grandeurs le comble est dangereux ;

Contemple de Fouquet les funestes reliques,

Et, tandis qu’à sa perte en secret tu t’appliques,

Crains qu’on ne te prépare un destin plus affreux :

 

Sa chute quelque jour te peut être commune.

Crains ton poste, ton rang, la cour et la fortune.

Nul ne tombe innocent d’où l’on te voit monté.

 

Cesse donc d’animer ton prince à son supplice ;

Et, près d’avoir besoin de toute sa bonté,

Ne le fais pas user de toute sa justice.

 

 

          M. Colbert, à qui l’on parla de ce sonnet injurieux, demanda si le roi y était offensé. On lui dit que non : « Je ne le suis donc pas, » répondit le ministre.

 

          Il ne faut jamais être la dupe de ces réponses méditées, de ces discours publics que le cœur désavoue. Colbert paraissait modéré, mais il poursuivait la mort de Fouquet avec acharnement. On peut être bon ministre et vindicatif. Il est triste qu’il n’ait pas su être aussi généreux que vigilant.

 

          Un des plus implacables de ses persécuteurs était Michel Le Tellier, alors secrétaire d’Etat, et son rival en crédit. C’est celui-là même qui fut depuis chancelier. Quand on lit son oraison funèbre et qu’on la compare avec sa conduite, que peut-on penser sinon qu’une oraison funèbre n’est qu’une déclamation ? Mais le chancelier Séguier, président de la commission, fut celui des juges de Fouquet qui poursuivit sa mort avec le plus d’acharnement, et qui le traita avec le plus de dureté.

 

          Il est vrai que, faire le procès du surintendant, c’était accuser la mémoire du cardinal Mazarin. Les plus grandes déprédations dans les finances étaient son ouvrage. Il s’était approprié en souverain plusieurs branches des revenus de l’Etat. Il avait traité en son nom et à son profit des munitions des armées. « Il imposait (dit Fouquet dans ses défenses) (5) par lettres de cachet, des sommes extraordinaires sur les généralités ; ce qui ne s’était jamais fait que par lui et pour lui, et ce qui est punissable de mort par les ordonnances. » C’est ainsi que le cardinal avait amassé des biens immenses, Que lui-même ne connaissait plus.

 

          J’ai entendu conter à feu M. de Caumartin, intendant des finances, que, dans sa jeunesse, quelques années après la mort du cardinal, il avait été au palais Mazarin, où logeaient le duc, son héritier, et la duchesse Hortense ; qu’il y vit une grande armoire de marqueterie, fort profonde, qui tenait du haut jusqu’en bas tout le fond d’un cabinet. Les clefs en avaient été perdues depuis longtemps, et l’on avait négligé d’ouvrir les tiroirs. M. de Caumartin, étonné de cette négligence, dit à la duchesse de Mazarin qu’on trouverait peut-être des curiosités dans cette armoire. On l’ouvrit : elle était toute remplie de quadruples, de jetons et de médailles d’or. Madame de Mazarin en jeta au peuple des poignées par les fenêtres pendant plus de huit jours (6).

 

          L’abus que le cardinal Mazarin avait fait de sa puissance despotique ne justifiait pas le surintendant ; mais l’irrégularité des procédures faites contre lui, la longueur de son procès, l’acharnement odieux du chancelier Séguier contre lui, le temps qui éteint l’envie publique, et qui inspire la compassion pour les malheureux, enfin, les sollicitations toujours plus vives en faveur d’un infortuné que les manœuvres pour le perdre ne sont pressantes, tout cela lui sauva la vie. Le procès ne fut jugé qu’au bout de trois ans, en 1664. De vingt-deux juges qui opinèrent, il n’y en eut que neuf qui conclurent à la mort ; et les treize autres (7), parmi lesquels il y en avait à qui Gourville avait fait accepter des présents, opinèrent à un bannissement perpétuel. Le roi commua la peine en une plus dure. Cette sévérité n’était conforme ni aux anciennes lois du royaume, ni à celles de l’humanité. Ce qui révolta le plus l’esprit des citoyens, c’est que le chancelier fit exiler l’un des juges nommé Roquesante, qui avait le plus déterminé la chambre de justice à l’indulgence (8). Fouquet fut enfermé au château de Pignerol. Tous les historiens disent qu’il y mourut en 1680 ; mais Gourville assure, dans ses Mémoires, qu’il sortit de prise quelque temps avant sa mort (9). La Comtesse de Vaux, sa belle-fille, m’avait déjà confirmé ce fait ; cependant on croit le contraire dans sa famille. Ainsi on ne sait pas où est mort cet infortuné, dont les moindres actions avaient de l’éclat quand il était puissant.

 

          Le secrétaire d’Etat Guénégaud, qui vendit sa charge à Colbert, n’en fut pas moins poursuivi par la chambre de justice, qui lui ôta la plus grande partie de sa fortune. Ce qu’il y eut de plus singulier dans les arrêts de cette chambre, c’est qu’un évêque d’Avranches fut condamné à une amende de douze mille francs. Il s’appelait Boislève ; c’était le frère d’un partisan dont il avait partagé les concussions (10).

 

          Saint-Evremond, attaché au surintendant, fut enveloppé dans sa disgrâce. Colbert, qui cherchait partout des preuves contre celui qu’il voulait perdre, fit saisir des papiers confiés à madame du Plessis Bellière ; et dans ces papiers on trouva la lettre manuscrite de Saint-Evremond sur la paix des Pyrénées. On lut au roi cette plaisanterie, qu’on fit passer pour un crime d’Etat. Colbert, qui dédaignait de se venger de Hesnault, homme obscur, persécuta, dans Saint-Evremond, l’ami de Fouquet qu’il haïssait, et le bel esprit qu’il craignait. Le roi eut l’extrême sévérité de punir une raillerie innocente, faite il y avait longtemps contre le cardinal Mazarin, qu’il ne regrettait pas, et que toute la cour avait outragé, calomnié, et proscrit impunément pendant plusieurs années. De mille écrits faits contre ce ministre, le moins mordant fut le seul puni, et le fut après sa mort.

 

          Saint-Evremond, retiré en Angleterre, vécut et mourut en homme libre et philosophe. Le marquis de Miremond, son ami, me disait autrefois à Londres qu’il y avait une autre cause de sa disgrâce, et que Saint-Evremond n’avait jamais voulu s’en expliquer. Lorsque Louis XIV permit à Saint-Evremond de revenir dans sa patrie, sur la fin de ses jours, ce philosophe dédaigna de regarder cette permission comme une grâce ; il prouva que la patrie est où l’on vit heureux et il l’était à Londres.

 

          Le nouveau ministre des finances, sous le simple titre de contrôleur général, justifia la sévérité de ses poursuites, en rétablissant l’ordre que ses prédécesseurs avaient trouvé, et en travaillant sans relâche à la grandeur de l’Etat.

 

          La cour devint le centre des plaisirs et le modèle des autres cours. Le roi se piqua de donner des fêtes qui fissent oublier celles de Vaux (11).

 

          Il semblait que la nature prît plaisir alors à produire en France les plus grands hommes dans tous les arts, et à rassembler à la cour ce qu’il y avait jamais eu de plus beau, de mieux fait en homme et en femmes. Le roi l’emportait sur tous ses courtisans par la richesse de sa taille et par la beauté majestueuse de ses traits. Le son de sa voix, noble et touchant, gagnait les cœurs qu’intimidait sa présence. Il avait une démarche qui ne pouvait convenir qu’à lui et à son rang, et qui eût été ridicule en tout autre. L’embarras qu’il inspirait à ceux qui lui parlaient flattait en secret la complaisance avec laquelle il sentait sa supériorité. Ce vieil officier, qui se troublait, qui bégayait, en lui demandant une grâce, et qui, ne pouvant achever son discours, lui dit : « Sire, je ne tremble pas ainsi devant vos ennemis, » n’eut pas de peine à obtenir ce qu’il demandait.

 

 

 

1 – Les comtes qui le prouvent étaient à Vaux, aujourd’hui Villars, en 1718, et doivent y être encore. M. le duc de Villars, fils du maréchal, confirme ce fait. Il est moins singulier qu’on ne pense. Vous voyez, dans les Mémoires de l’abbé de Choisi, que le marquis de Louvois lui disait, en lui parlant de Meudon : « Je suis sur le quatorzième million. » – M. Henri Martin ne compte que neuf millions. (G.A.)

2 – On lui fit dépouiller sa robe en lui donnant l’espoir d’un cordon bleu, que le roi ne voulait plus donner aux gens de justice. (G.A.)

3 – A cette même époque (1661), Guy Patin écrit : « La cherté des charges ne diminue point et on ne sait quand elle pourra diminuer. La charge de maître des comptes est à 90,000 écus. On parle fort au Louvre de bals, de ballets et de réjouissances, mais on ne parle point de soulager le peuple qui meurt de misère, et d’une misère sans exemple, après une si grande et si solennelle paix générale. O pudor !... O mores !... O tempora !... ». (G.A.)

4 – Fouquet n’était prodigue, au contraire, que par calcul. Il prenait aux pauvres pour donner aux riches. (G.A.)

5 – Imprimées en Hollande. (G.A.)

6 – J’ai retrouvé depuis cette même particularité dans Saint-Evremond. (Voltaire)

7 – Voyez les Mémoires de Gourville.

8 – Racine assure, dans ses Fragments historiques, que le roi dit chez mademoiselle de La Vallière : « S’il avait été condamné à mort, je l’aurais laissé mourir. » S’il prononça ces paroles, on ne peut les excuser : elles paraissent trop dures et trop ridicules. (Voltaire)

9 – Il mourut, paraît-il, à Pignerol, le 18 Mars 1680, et fut inhumé à Paris, dans la chapelle du couvent des filles de la Visitation, rue Saint-Antoine. (G.A.)

10 – Voyez Guy Patin et les Mémoires du temps.

11 – Guy Patin écrit (1662) : « A la cour on ne laisse pas de danser fortement le ballet, bien que la famine soit en campagne, principalement à Orléans, à Tours, en pays du Maine et ailleurs. Il y a même bien de la pauvreté à Paris ; mais chacun fait bonne mine en attendant le bon temps et le succès des bonnes intentions du roi. J’ai bien peur de mourir avant que de voir. » (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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