SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XVIII - Guerre mémorable pour la succession à la monarchie d’Espagne - Partie 3
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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- Partie 3 -
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CHAPITRE XVIII.
Guerre mémorable pour la succession à la monarchie d’Espagne.
Conduite des ministres et des généraux jusqu’en 1703.
Il était, en ces commencements de la guerre, l’un des lieutenants-généraux qui commandaient des détachements dans l’Alsace. Le prince de Bade à la tête de l’armée impériale, venait de prendre Landau, défendue par Mélac pendant quatre mois. Ce prince faisait des progrès. Il avait les avantages du nombre, du terrain, et d’un commencement de campagne heureux. Son armée était dans ces montagnes du Brisgaw qui touchent à la forêt Noire : et cette forêt immense séparait les troupes bavaroises des françaises. Catinat commandait dans Strasbourg. Sa circonspection l’empêcha d’entreprendre d’aller attaquer le prince de Bade avec tant de désavantage. L’armée de France eût été perdue sans ressources, et l’Alsace eût été ouverte par un mauvais succès. Villars, qui avait résolu d’être maréchal de France ou de périr, hasarda ce que Catinat n’osait faire. Il en obtint permission de la cour. Il marcha aux Impériaux avec une armée inférieure vers Fridlingen, et donna la bataille qui porte ce nom.
(14 octobre 1702) La cavalerie se battait dans la plaine : l’infanterie française gravit au haut de la montagne, et attaqua l’infanterie allemande retranchée dans des bois. J’ai entendu dire plus d’une fois au maréchal de Villars que la bataille étant gagnée, comme il marchait à la tête de son infanterie, une voix cria : Nous sommes coupés ! A ce mot, tous ses régiments s’enfuirent. Il court à eux, et leur crie : Allons, mes amis, la victoire est à nous : vive le roi ! Les soldats répondent : Vive le roi ! en tremblant, et recommencent à fuir. La plus grande peine qu’eut le général, ce fut de rallier les vainqueurs. Si deux régiments ennemis avaient paru dans le moment de cette terreur panique, les Français étaient battus : tant la fortune décide souvent du gain des batailles.
Le prince de Bade, après avoir perdu trois mille hommes, son canon, son champ de bataille, après avoir été poursuivi deux lieues à travers les bois et les défilés, tandis que, pour preuve de sa défaite, le fort de Fridlingen capitulait, manda cependant à Vienne qu’il avait remporté la victoire, et fit chanter un Te Deum, plus honteux pour lui que la bataille perdue.
Les Français, remis de leur terreur panique, proclamèrent Villars maréchal de France sur le champ de bataille ; et le roi, quinze jours après, confirma ce que la voix des soldats lui avait donné.
(Avril 1703) Le maréchal de Villars joint enfin l’électeur de Bavière avec ses troupes victorieuses : il le trouve vainqueur de son côté, gagnant du terrain, et maître de la ville impériale de Ratisbonne, où l’empire assemblé venait de conjurer sa perte.
Villars était plus fait pour bien servir l’Etat en ne suivant que son génie, que pour agir de concert avec un prince. Il mena, ou plutôt il entraîna l’électeur au-delà du Danube (1) ; et quand le fleuve fut passé, l’électeur se repentit, voyant que le moindre échec laisserait ses Etats à la merci de l’empereur. Le comte de Styrum, à la tête d’un corps d’environ vingt mille hommes, allait se joindre à la grande armée du prince de Bade, auprès de Donavert. Il faut les prévenir, dit le maréchal au prince ; il faut tomber sur Styrum, et marcher tout à l’heure. L’électeur temporisait : il répondait qu’il en devait conférer avec ses généraux et ses ministres. « C’est moi qui suis votre ministre et votre général, lui répliquait Villars. Vous faut-il d’autre conseil que moi, quand il s’agit de donner bataille ? » Le prince, occupé du danger de ses Etats, reculait encore ; il se fâchait contre le général : « Hé bien ! lui dit Villars, si Votre Altesse Electorale ne veut pas saisir l’occasion avec ses Bavarois, je vais combattre avec les Français ; » et aussitôt il donne ordre pour l’attaque. Le prince, indigné (2), et ne voyant dans ce Français qu’un téméraire, fut obligé de combattre malgré lui. C’était dans les plaines d’Hochstedt, auprès de Donavert.
(20 septembre 1703) Après la première charge on vit encore un effet de ce que peut la fortune dans les combats. L’armée ennemie et la française, saisies d’une terreur panique, prirent la fuite toutes deux en même temps, et le maréchal de Villars se vit presque seul quelques minutes sur le champ de bataille : il rallia les troupes, les ramena au combat, et remporta la victoire. On tua trois mille Impériaux : on en prit quatre mille : ils perdirent leur canon et leur bagage. L’électeur se rendit maître d’Augsbourg. Le chemin de Vienne était ouvert. Il fut agité dans le conseil de l’empereur s’il sortirait de sa capitale.
La terreur de l’empereur était excusable : il était alors battu partout. (6 septembre) Le duc de Bourgogne, ayant sous lui les maréchaux de Tallard et de Vauban, venait de prendre le Vieux-Brisach. (14 novembre 1703) Tallard venait non-seulement de reprendre Landau, mais il avait encore défait auprès de Spire le prince de Hesse, depuis roi de Suède, qui voulait secourir la ville. Si l’on en croit le marquis de Feuquières, cet officier et ce juge si instruit dans l’art militaire, mais si sévère dans ses jugements, le maréchal de Tallard ne gagna cette bataille que par une faute et par une méprise. Mais enfin il écrivit du champ de bataille au roi : « Sire, votre armée a pris plus d’étendards et de drapeaux qu’elle n’a perdu de simples soldats. »
Cette action fut celle de toute la guerre où la baïonnette fit le plus de carnage. Les Français, par leur impétuosité, avaient un grand avantage en se servant de cette arme. Elle est devenue depuis plus menaçante que meurtrière. Le feu soutenu et roulant a prévalu. Les Allemands et les Anglais s’accoutumèrent à tirer par divisions avec plus d’ordre et de promptitude que les Français. Les Prussiens furent les premiers qui chargèrent leurs fusils avec des baguettes de fer. Le second roi de Prusse (3) les disciplina, de sorte qu’ils pouvaient tirer six coups par minute très aisément. Trois rangs tirant à la fois, et avançant ensuite rapidement, décident aujourd’hui du sort des batailles. Les canons de campagne font un effet non moins redoutable. Les bataillons que ce feu ébranle n’attendent pas l’attaque des baïonnettes, et la cavalerie achève de les rompre. Ainsi la baïonnette effraye plus qu’elle ne tue (4), et l’épée est devenue absolument inutile à l’infanterie. La force du corps, l’adresse, le courage d’un combattant ne lui servent plus de rien. Les bataillons sont devenus de grandes machines, dont la mieux montée dérange nécessairement celle qui lui est opposée. C’est précisément par cette raison que le prince Eugène a gagné contre les Turcs les célèbres batailles de Temesvar et de Belgrade, où les Turcs auraient eu probablement l’avantage par leur nombre supérieur, s’il y avait eu ce qu’on appelle une mêlée. Ainsi l’art de se détruire est non-seulement tout autre de ce qu’il était avant l’invention de la poudre, mais de ce qu’il était il y a cent ans.
Cependant la fortune de la France se soutenant d’abord si heureusement du côté de l’Allemagne, on présumait que le maréchal de Villars la pousserait encore plus loin avec cette impétuosité qui déconcerterait la lenteur allemande : mais ce même caractère qui en faisait un chef redoutable, le rendait incompatible avec l’électeur de Bavière. Le roi voulait qu’un général ne fût fier qu’avec l’ennemi ; et l’électeur de Bavière fut assez malheureux pour demander un autre maréchal de France.
Villars lui-même, fatigué des petites intrigues d’une cour orageuse et intéressée, des irrésolutions de l’électeur, et plus encore des lettres du ministre d’Etat Chamillart, plein de prévention contre lui comme d’ignorance, demanda au roi sa retraite. Ce fut la seule récompense qu’il eut des opérations de guerre les plus savantes, et d’une bataille gagnée. Chamilliart, pour le malheur de la France, l’envoya dans le fond des Cévennes réprimer des paysans fanatiques, et il ôta aux armées françaises le seul général qui pût alors, ainsi que le duc de Vendôme, leur inspirer un courage invincible. On parlera de ces fanatiques dans le chapitre de la religion ; Louis XIV avait alors des ennemis plus terribles, plus heureux, et plus irréconciliables que ces habitants des Cévennes.
1 – Père de Frédéric II. (G.A.)
2 – Voltaire, tout à la tactique prussienne, se montre ici peu favorable à l’usage de la baïonnette, qui devint pourtant l’arme française par excellence le jour où on laissa plus d’initiative individuelle au soldat pendant la bataille. (G.A.)
3 – Dans le 3e Discours sur l’homme, DE L’ENVIE, Voltaire dit :
J’ai vu des courtisans, ivres de fausse gloire,
Détester dans Villars l’éclat de la victoire.
Ils haussaient le bras qui faisait leur appui ;
Il combattait pour eux, ils parlaient contre lui.
Ce héros eut raison quand, cherchant les batailles,
Il disait à Louis : « Je ne crains que Versailles ;
Contre vos ennemis je marche sans effroi :
Défendez-moi des miens ; ils sont près de mon roi. »
4 – Villars voulait gagner Vienne. La mobilité de l’électeur empêcha tout. (G.A.)