SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XVII - Traité avec la Savoie - Partie 1
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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- Partie 1 -
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CHAPITRE XVII.
Traité avec la Savoie. Mariage du duc de Bourgogne.
Paix de Ryswick. Etat de la France et de l’Europe.
Mort et testament de Charles II, roi d’Espagne.
La France conservait encore sa supériorité sur tous ses ennemis. Elle en avait accablé quelques-uns, comme la Savoie et le Palatinat. Elle faisait la guerre sur les frontières des autres. C’était un corps puissant et robuste, fatigué d’une longue résistance, et épuisé par ses victoires. Un coup porté à propos l’eût fait chanceler. Quiconque a plusieurs ennemis à la fois, ne peut avoir, à la longue, de salut que dans leur division ou dans la paix. Louis XIV obtint bientôt l’un et l’autre.
Victor-Amédée, duc de Savoie, était celui de tous les princes qui prenait le plus tôt son parti, quand il s’agissait de rompre ses engagements pour ses intérêts. Ce fut à lui que la cour de France s’adressa. Le comte de Tessé, depuis maréchal de France, homme habile et aimable, d’un génie fait pour plaire, qui est le premier talent des négociateurs, agit d’abord sourdement à Turin. Le maréchal de Catinat, aussi propre à faire la paix que la guerre, acheva la négociation. Il n’était pas besoin de deux hommes habiles pour déterminer le duc de Savoie à recevoir ses avantages. On lui rendait son pays ; on lui donnait de l’argent ; on proposait le mariage de sa fille avec le jeune duc de Bourgogne, fils de Monseigneur, héritier de la couronne de France. On fut bientôt d’accord (juillet 1696) : le duc et Catinat conclurent le traité à Notre-Dame de Lorette, où ils allèrent sous prétexte d’un pèlerinage de dévotion qui ne fit prendre le change à personne. Le pape (c’était alors Innocent XII) entrait ardemment dans cette négociation. Son but était de délivrer à la fois l’Italie, et des invasions des Français, et des taxes continuelles que l’empereur exigeait pour payer ses armées. On voulait que les Impériaux laissassent l’Italie neutre. Le duc de Savoie s’engageait par le traité à obtenir cette neutralité. L’empereur répondit d’abord par des refus : car la cour de Vienne ne se déterminait guère qu’à l’extrémité. Alors le duc de Savoie joignit ses troupes à l’armée française. Ce prince devint, en moins d’un mois, de généralissime de l’empereur, généralissime de Louis XIV (1). On amena sa fille en France, pour épouser, à onze ans (1697), le duc de Bourgogne qui en avait treize. Après la défection du duc de Savoie, il arriva, comme à la paix de Nimègue, que chacun des alliés prit le parti de traiter. L’empereur accepta d’abord la neutralité d’Italie. Les Hollandais proposèrent le château de Rywsick, près de La Haye, pour les conférences d’une paix générale. Quatre armées que le roi avait sur pied servirent à hâter les conclusions. Quatre-vingt mille hommes étaient en Flandre sous Villeroi. Le maréchal de Choiseul en avait quarante mille sur les bords du Rhin. Catinat en avait encore autant en Piémont. Le duc de Vendôme, parvenu enfin au généralat, après avoir passé par tous les degrés depuis celui de garde du roi, comme un soldat de fortune, commandait en Catalogne, où il gagna un combat, et où il prit Barcelone (août 1697). Ces nouveaux efforts et ces nouveaux succès furent la médiation la plus efficace. La cour de Rome offrit encore son arbitrage, et fut refusée comme à Nimègue. Le roi de Suède, Charles XI, fut le médiateur. (Septembre, octobre 1697). Enfin la paix se fit, non plus avec cette hauteur et ces conditions avantageuses qui avaient signalé la grandeur de Louis XIV, mais avec une facilité et un relâchement de ses droits qui étonnèrent également les Français et les alliés. On a cru longtemps que cette paix avait été préparée par la plus profonde politique.
On prétendait que le grand objet du roi de France était et devait être de ne pas laisser tomber toute la succession de la vaste monarchie espagnole dans l’autre branche de la maison d’Autriche. Il espérait, disait-on, que la maison de Bourbon en arracherait au moins quelque démembrement, et que peut-être un jour elle l’aurait tout entière. Les renonciations authentiques de la femme et de la mère de Louis XIV, ne paraissaient que de vaines signatures, que des conjonctures nouvelles devaient anéantir. Dans ce dessein, qui agrandissait ou la France ou la maison de Bourbon, il était nécessaire de montrer quelque modération à l’Europe, pour ne pas effaroucher tant de puissances toujours soupçonneuses. La paix donnait le temps de se faire de nouveaux alliés, de rétablir les finances, de gagner ceux dont on aurait besoin, et de laisser former dans l’Etat de nouvelles milices. Il fallait céder quelque chose dans l’espérance d’obtenir beaucoup plus.
On pensa que c’étaient là les motifs secrets de cette paix de Ryswick, qui en effet procura par l’événement le trône d’Espagne au petit-fils de Louis XIV. Cette idée, si vraisemblable, n’est pas vraie ; ni Louis XIV ni son conseil n’eurent ces vues qui semblaient devoir se présenter à eux. C’est un grand exemple de cet enchaînement des révolutions de ce monde, qui entraînent les hommes par lesquels elles semblent conduites. L’intérêt visible de posséder bientôt l’Espagne, ou une partie de cette monarchie, n’influa en rien dans la paix de Ryswick. Le marquis de Torcy en fait l’aveu dans ses Mémoires (2) manuscrits. On fit la paix par lassitude de la guerre et cette guerre avait été presque sans objet : du moins elle n’avait été, du côté des alliés, que le dessein vague d’abaisser la grandeur de Louis XIV ; et dans ce monarque, que la suite de cette même grandeur qui n’avait pas voulu plier. Le roi Guillaume avait entraîné dans sa cause l’empereur, l’empire, l’Espagne, les Provinces-Unies, la Savoie. Louis XIV s’était vu trop engagé pour reculer. La plus belle partie de l’Europe avait été ravagée, parce que le roi de France avait usé avec trop de hauteur de ses avantages après la paix de Nimègue. C’était contre sa personne qu’on s’était ligué plutôt que contre la France. Le roi croyait avoir mis en sûreté la gloire que donnent les armes ; il voulut avoir celle de la modération ; et l’épuisement qui se faisait sentir dans les finances ne lui rendit pas cette modération difficile.
Les affaires politiques se traitaient dans le conseil : les résolutions s’y prenaient. Le marquis de Torcy, encore jeune, n’était chargé que de l’exécution (3). Tout le conseil voulait la paix. Le duc de Beauvilliers, surtout, y représentait avec force la misère des peuples : madame de Maintenon en était touchée ; le roi n’y était pas insensible. Cette misère faisait d’autant plus d’impression, qu’on tombait de cet état florissant où le ministre Colbert avait mis le royaume. Les grands établissements en tout genre avaient prodigieusement coûté, et l’économie ne réparait pas le dérangement de ces dépenses forcées. Ce mal intérieur étonnait, parce qu’on ne l’avait jamais senti depuis que Louis XIV gouvernait par lui-même. Voilà la cause de la paix de Ryswick (4). Des sentiments vertueux y influèrent certainement. Ceux qui pensent que les rois et leurs ministres sacrifient sans cesse et sans mesure à l’ambition, ne se trompent pas moins que celui qui penserait qu’ils sacrifient toujours au bonheur du monde.
Le roi rendit donc à la branche autrichienne d’Espagne tout ce qu’il lui avait pris vers les Pyrénées, et ce qu’il venait de lui prendre en Flandre dans cette dernière guerre, Luxembourg. Mons, Ath, Courtrai Il reconnut pour roi légitime d’Angleterre le roi Guillaume, traité jusque alors de prince d’Orange, d’usurpateur, et de tyran. Il promit de ne donner aucun secours à ses ennemis. Le roi Jacques, dont le nom fut omis dans le traité, resta dans Saint-Germain, avec le nom inutile de roi, et des pensions de Louis XIV. Il ne fit plus que des manifestes, sacrifié par son protecteur à la nécessité, et déjà oublié de l’Europe.
Les jugements rendus par les chambres de Brisach (5) et de Metz contre tant de souverains, et les réunions faites à l’Alsace, monuments d’une puissance et d’une fierté dangereuses, furent abolis ; et les bailliages juridiquement saisis furent rendus à leurs maîtres légitimes.
Outre ces désistements, on restitua à l’empire Fribourg, Brisach, Kehl, Philipsbourg. On se soumit à raser les forteresses de Strasbourg sur le Rhin, le Fort-Louis, Trarbach, le Mont-Royal, ouvrages où Vauban avait épuisé son art, et le roi ses finances. On fut surpris dans l’Europe, et mécontent en France, que Louis XIV eût fait la paix comme s’il eût été vaincu. Harlai, Créci, et Callières, qui avaient signé cette paix, n’osaient se montrer, ni à la cour, ni à la ville ; on les accablait de reproches et de ridicules, comme s’ils avaient fait un seul pas qui n’eût été ordonné par le ministère. La cour de Louis XIV leur reprochait d’avoir trahi l’honneur de la France, et depuis on les loua d’avoir préparé, par ce traité, la succession à la monarchie espagnole ; mais ils ne méritèrent ni les critiques ni les louanges.
Ce fut enfin par cette paix que la France rendit la Lorraine à la maison qui la possédait depuis sept cents années. Le duc Charles V, appui de l’empire et vainqueur des Turcs, était mort. Son fils Léopold prit, à la paix de Ryswick, possession de sa souveraineté, dépouillé à la vérité de ses droits réels, car il n’était pas permis au duc d’avoir des remparts à sa capitale ; mais on en put lui ôter un droit plus beau, celui de faire du bien à ses sujets, droit dont jamais aucun prince n’a si bien usé que lui.
Il est à souhaiter que la dernière postérité apprenne qu’un des moins grands souverains de l’Europe a été celui qui a fait le plus de bien à son peuple. Il trouva la Lorraine désolée et déserte : il la repeupla, il l’enrichit. Il l’a conservée toujours en paix, pendant que le reste de l’Europe a été ravagé par la guerre. Il a eu la prudence d’être toujours bien avec la France, et d’être aimé dans l’empire ; tenant heureusement ce juste milieu qu’un prince sans pouvoir n’a presque jamais pu garder entre deux grandes puissances. Il a procuré à ses peuples l’abondance qu’ils ne connaissaient plus. Sa noblesse, réduite à la dernière misère, a été mise dans l’opulence par ses seuls bienfaits. Voyait-il la maison d’un gentilhomme en ruine, il la faisait rebâtir à ses dépens il payait leurs dettes ; il mariait leurs filles ; il prodiguait des présents avec cet art de donner, qui est encore au-dessus des bienfaits : il mettait dans ses dons la magnificence d’un prince et la politesse d’un ami. Les arts, en honneur dans sa petite province, produisaient une circulation nouvelle qui fait la richesse des Etats. Sa cour était formée sur celle de France. On ne croyait presque pas avoir changé de lieu quand on passait de Versailles à Lunéville. A l’exemple de Louis XIV, il faisait fleurir les belles-lettres. Il a établi dans Lunéville une espèce d’université sans pédantisme, où la jeune noblesse d’Allemagne venait se former. On y apprenait de véritables sciences dans les écoles où la physique était démontrée aux yeux par des machines admirables. Il a cherché les talents jusque dans les boutiques et dans les forêts, pour les mettre au jour et les encourager. Enfin, pendant tout son règne, il ne s’est occupé que du soin de procurer à sa nation de la tranquillité, des richesses, des connaissances et des plaisirs. « Je quitterais demain ma souveraineté, disait-il, si je ne pouvais faire du bien. » Aussi a-t-il goûté le bonheur d’être aimé ; et j’ai vu, longtemps après sa mort, ses sujets verser des larmes en prononçant son nom. Il a laissé, en mourant, son exemple à suivre aux plus grands rois, et il n’a pas peu servi à préparer à son fils (6) le chemin du trône de l’empire.
Dans le temps que Louis XIV ménageait la paix de Ryswick, qui devait lui valoir la succession d’Espagne, la couronne de Pologne vint à vaquer. C’était la seule couronne royale au monde qui fût alors élective : citoyens et étrangers y peuvent prétendre. Il faut, pour y parvenir, ou un mérite assez éclatant et assez soutenu par les intrigues pour entraîner les suffrages, comme il était arrivé à Jean Sobieski, dernier roi ; ou bien des trésors assez grands pour acheter ce royaume, qui est presque toujours à l’enchère.
L’abbé de Polignac, depuis cardinal, eut d’abord l’habileté de disposer les suffrages en faveur de ce prince de Conti connu par les actions de valeur qu’il avait faites à Steinkerque et à Nervinde. Il n’avait jamais commandé en chef ; il n’entrait point dans les conseils du roi ; Monsieur le Duc avait autant de réputation que lui à la guerre ; monsieur de Vendôme en avait davantage : cependant sa renommée effaçait alors les autres noms par le grand art de plaire et de se faire valoir, que jamais on ne posséda mieux que lui. Polignac, qui avait celui de persuader, détermina d’abord les esprits en sa faveur. Il balança, avec de l’éloquence et des promesses, l’argent qu’Auguste, électeur de Saxe, prodiguait. Louis-François, prince de Conti, fut élu (27 juin 1697) roi par le plus grand parti, et proclamé par le primat du royaume. Auguste fut élu deux heures après par un parti beaucoup moins nombreux : mais il était prince souverain et puissant ; il avait des troupes prêtes sur les frontières de Pologne. Le prince de Conti était absent, sans argent, sans troupes, sans pouvoir ; il n’avait pour lui que son nom et le cardinal de Polignac. Il fallait, ou que Louis l’empêchât de recevoir l’offre de la couronne, ou qu’il lui donnait de quoi l’emporter sur son rival. Le ministère français passa pour en avoir fait trop en envoyant le prince de Conti, et trop peu en ne lui donnant qu’une faible escadre et quelques lettres de change, avec lesquelles il arriva à la rade de Dantzick. On parut se conduire avec cette politique mitigée qui commence les affaires pour les abandonner. Le prince de Conti ne fut pas seulement reçu à Dantzick. Ses lettres de change y furent protestées. Les intrigues du pape, celles de l’empereur, l’argent et les troupes de Saxe, assuraient déjà la couronne à son rival. Il revint avec la gloire d’avoir été élu (7). La France eut la mortification de faire voir qu’elle n’avait pas assez de force pour faire un roi de Pologne.
Cette disgrâce du prince de Conti ne troubla point la paix du Nord entre les chrétiens. Le midi de l’Europe fut tranquille bientôt après par la paix de Ryswick. Il ne restait plus de guerre que celle que les Turcs faisaient à l’Allemagne, à la Pologne, à Venise, et à la Russie. Les chrétiens, quoique mal gouvernés et divisés entre eux, avaient dans cette guerre la supériorité. (1er septembre 1697) La bataille de Zenta, où le prince Eugène battit le grand-seigneur en personne, fameuse par la mort d’un grand-vizir, de dix-sept bachas, et de plus de vingt mille Turcs, abaissa l’orgueil ottoman, et procura la paix de Carlovitz (1699), où les Turcs reçurent la loi. Les Vénitiens eurent la Morée ; les Moscovites, Azof ; les Polonais, Kaminieck ; l’empereur, la Transylvanie. La chrétienté fut alors tranquille et heureuse ; on n’entendait parler de guerre ni en Asie ni en Afrique. Toute la terre était en paix vers les deux dernières années du dix-septième siècle, époque d’une trop courte durée.
1 – Voltaire glisse ici ; il ne qualifie pas l’acte de Victor-Amédée, qui joua la comédie pendant toute la campagne, et qui accomplit sa désertion après avoir protesté aux alliés avec indignation qu’il ne se joindrait jamais à la France. (G.A.)
2 – Les Mémoires de Torcy ont été imprimés depuis, et confirment combien l’auteur du Siècle de Louis XIV était instruit de tout ce qu’il avance. – Note de 1761. (G.A.)
3 – Il était comme sous la tutelle de Pomponne. (G.A.)
4 – Paix précipitée par le seul motif de soulager le royaume. Mémoires de Torcy, tome I, page 50, première édition. (Voltaire.)
5 – Gianone, si célèbre par son utile Histoire de Naples, dit que ces tribunaux étaient établis à Tournai. Il se trompe souvent sur toutes les affaires qui ne sont pas celles de son pays. Il dit, par exemple, qu’à Nimègue Louis XIV fit la paix avec la Suède. Au contraire, la Suède était son alliée. (Voltaire.)
6 – François Ier. (G.A.)
7 – Il avait une passion pour la duchesse de Bourbon, fille naturelle du roi. C’est pourquoi il avait tardé à partir, et c’est aussi pourquoi il se hâta de revenir. (G.A.)