SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XIV - Prise de Strasbourg - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XIV - Prise de Strasbourg - Partie 1

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SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

PAR

 

VOLTAIRE

 

 

 

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CHAPITRE XIV.

 

Prise de Strasbourg. Bombardement d’Alger.

Soumission de Gênes. Ambassade de Siam.

Le pape bravé dans Rome. Electorat de Cologne disputé.

 

 

 

 

 

          L’ambition de Louis XIV ne fut point retenue par cette paix générale. L’empire, l’Espagne, la Hollande, licencièrent leurs troupes extraordinaires. Il garda toutes les siennes ; il fit de la paix un temps de conquêtes (1680) ; il était même si sûr alors de son pouvoir, qu’il établit dans Metz et dans Brisach (1) des juridictions pour réunir à sa couronne toutes les terres qui pouvaient avoir été autrefois de la dépendance de l’Alsace ou des Trois-Evêchés, mais qui depuis un temps immémorial avaient passé sous d’autres maîtres. Beaucoup de souverains de l’empire, l’électeur palatin, le roi d’Espagne même, qui avait quelques bailliages dans ces pays, le roi de Suède, comme duc des Deux-Ponts, furent cités devant ces chambres pour rendre hommage au roi de France, ou pour subir la confiscation de leurs biens. Depuis Charlemagne on n’avait vu aucun prince agir ainsi en maître et en juge des souverains, et conquérir des pays par des arrêts.

 

          L’électeur palatin et celui de Trèves furent dépouillés des seigneuries de Falkenbourg, de Germersheim, de Veldentz, etc. Ils portèrent en vain leurs plaintes à l’empire assemblé à Ratisbonne, qui se contenta de faire des protestations.

 

          Ce n’était pas assez au roi d’avoir la préfecture des dix villes libres de l’Alsace au même titre que l’avaient eue les empereurs ; déjà dans aucune de ces villes on n’osait plus parler de liberté. Restait Strasbourg, ville grande et riche, maîtresse du Rhin par le pont qu’elle avait sur ce fleuve ; elle formait seule une puissante république, fameuse par son arsenal qui renfermait neuf cents pièces d’artillerie.

 

          Louvois avait formé dès longtemps le dessein de la donner à son maître. L’or, l’intrigue, et la terreur, qui lui avaient ouvert les portes de tant de villes, préparèrent l’entrée de Louvois dans Strasbourg. (30 septembre 1681) Les magistrats furent gagnés. Le peuple fut consterné de voir à la fois vingt mille Français autour de ses remparts ; les forts qui les défendaient près du Rhin, insultés et pris dans un moment ; Louvois aux portes, et les bourgmestres parlant de se rendre : les pleurs et le désespoir des citoyens, amoureux de la liberté, n’empêchèrent point qu’en un même jour le traité de reddition ne fût proposé par les magistrats, et que Louvois ne prît possession de la ville. Vauban en a fait depuis, par les fortifications qui l’entourent, la barrière la plus forte de la France.

 

          Le roi ne ménageait pas plus l’Espagne : il demandait dans les Pays-Bas la ville d’Alost et tout son bailliage, que les ministres avaient oublié, disait-il, d’insérer dans les conditions de la paix ; et, sur les délais de l’Espagne, il fit bloquer la ville de Luxembourg (1682).

 

          En même temps il achetait la forte ville de Gasal d’un petit prince duc de Mantoue (1681), qui aurait vendu tout son Etat pour fournir à ses plaisirs.

 

          En voyant cette puissance qui s’étendait ainsi de tous côtés, et qui acquérait pendant la paix plus que dix rois prédécesseurs de Louis XIV n’avaient acquis par leurs guerres, les alarmes de l’Europe recommencèrent. L’empire, la Hollande, la Suède même, mécontente du roi, firent un traité d’association. Les Anglais menacèrent ; les Espagnols voulurent la guerre : le prince d’Orange remua tout pour la faire commencer ; mais aucune puissance n’osait alors porter les premiers coups (2).

 

          Le roi, craint partout, ne songea qu’à se faire craindre davantage. (1680) Il portait enfin sa marine au-delà des espérances des Français et des craintes de l’Europe : il eut soixante mille matelots (1681, 1682) Des lois aussi sévères que celles de la discipline des armées de terre retenaient tous ces hommes grossiers dans le devoir. L’Angleterre et la Hollande, ces puissances maritimes, n’avaient ni tant d’hommes de mer, ni de si bonnes lois. Des compagnies de cadets dans les places frontières, et des gardes-marines dans les ports, furent instituées et composées de jeunes gens qui apprenaient tous les arts convenables à leur profession, sous des maîtres payés du trésor public.

 

          Le port de Toulon, sur la Méditerranée, fut construit à frais immenses pour contenir cent vaisseaux de guerre, avec un arsenal et des magasins magnifiques. Sur l’Océan, le port de Brest se formait avec la même grandeur. Dunkerque, le Havre-de-Grâce, se remplissaient de vaisseaux : la nature était forcée à Rochefort.

 

          Enfin le roi avait plus de cent vaisseaux de ligne, dont plusieurs portaient cent canons, et quelques-uns davantage. Ils ne restaient pas oisifs dans les ports. Ses escadres, sous le commandement de Duquesne, nettoyaient les mers infestées par les corsaires de Tripoli et d’Alger. Il se vengea d’Alger avec le secours d’un art nouveau, dont la découverte fut due à cette attention qu’il avait d’exciter tous les génies de son siècle. Cet art funeste, mais admirable, est celui des galiotes à bombes, avec lesquelles on peut réduire des villes maritimes en cendres. Il y avait un jeune homme, nommé Bernard Renaud, connu sous le nom de petit Renaud, qui, sans avoir jamais servi sur les vaisseaux, était un excellent marin à force de génie. Colbert, qui déterrait le mérite dans l’obscurité, l’avait souvent appelé au conseil de marine, même en présence du roi. C’était par les soins et sur les lumières de Renaud, que l’on suivait depuis peu une méthode plus régulière et plus facile pour la construction des vaisseaux. Il osa proposer dans le conseil de bombarder Alger avec une flotte. On n’avait pas d’idée que les mortiers à bombes pussent n’être pas posés sur un terrain solide. La proposition révolta. Il essuya les contradictions et les railleries que tout inventeur doit attendre ; mais sa fermeté, et cette éloquence qu’ont d’ordinaire les hommes vivement frappés de leurs inventions, déterminèrent le roi à permettre l’essai de cette nouveauté.

 

          Renaud fit construire cinq vaisseaux plus petits que les vaisseaux ordinaires, mais plus forts de bois, sans ponts, avec un faux tillac à fond de cale, sur lequel on maçonna des creux où l’on mit les mortiers. Il partit avec cet équipage sous les ordres du vieux Duquesne, qui était chargé de l’entreprise, et n’en attendait aucun succès. Duquesne et les Algériens furent étonnés de l’effet des bombes. (28 octobre 1681) Une partie de la ville fut écrasée et consumée : mais cet art, porté bientôt chez les autres nations, ne servit qu’à multiplier les calamités humaines, et fut plus d’une fois redoutable à la France, où il fut inventé (3).

 

          La marine, ainsi perfectionnée en peu d’années, était le fruit des soins de Colbert (4). Louvois faisait à l’envi fortifier plus de cent citadelles. De plus, on bâtissait Huningue, Sarre-Louis, les forteresses de Strasbourg, Mont-Royal, etc. ; et pendant que le royaume acquérait tant de force au dehors, on ne voyait au-dedans que les arts en honneur, l’abondance, les plaisirs. Les étrangers venaient en foule admirer la cour de Louis XIV. Son nom pénétrait chez tous les peuples du monde.

 

          Son bonheur et sa gloire étaient encore relevés par la faiblesse de la plupart des autres rois, et par le malheur de leurs peuples. L’empereur Léopold avait alors à craindre les Hongrois révoltés, et surtout les Turcs qui, appelés par les Hongrois, venaient inonder l’Allemagne. La politique de Louis persécutait les protestants en France, parce qu’il croyait devoir les mettre hors d’état de lui nuire, mais protégeait sous main les protestants et les révoltés de Hongrie, qui pouvaient le servir. Son ambassadeur à la Porte avait pressé l’armement des Turcs avant la paix de Nimègue. Le divan, par une singularité bizarre, a presque toujours attendu que l’empereur fût en paix pour se déclarer contre lui. Il ne lui fit la guerre en Hongrie qu’en 1682 ; et, l’année d’après, l’armée ottomane, forte, dit-on, de plus de deux cent mille combattants, augmentée encore des troupes hongroises, ne trouvant sur son passage ni villes fortifiées, telles que la France en avait, ni corps d’armée capables de l’arrêter, pénétra jusqu’aux portes de Vienne, après avoir tout renversé sur son passage.

 

          L’empereur Léopold quitta d’abord Vienne avec précipitation, et se retira jusqu’à Lintz, à l’approche des Turcs, et quand il sut qu’ils avaient investi Vienne, il ne prit d’autre parti que d’aller encore plus loin jusqu’à Passau, laissant le duc de Lorraine à la tête d’une petite armée, déjà entamée en chemin par les Turcs, soutenir comme il pourrait la fortune de l’empire (5).

 

          Personne ne doutait que le grand-vizir Kara Mustapha, qui commandait l’armée ottomane, ne se rendit bientôt maître de Vienne, ville mal fortifiée, abandonnée de son maître, défendue à la vérité par une garnison dont le fonds devait être de seize mille hommes, mais dont l’effectif n’était pas de plus de huit mille. On touchait au moment de la plus terrible révolution.

 

          Louis XIV espéra, avec beaucoup de vraisemblance, que l’Allemagne, désolée par les Turcs, et n’ayant contre eux qu’un chef dont la fuite augmentait la terreur commune, serait obligée de recourir à la protection de la France. Il avait une armée sur les frontières de l’empire, prête à le défendre contre ces mêmes Turcs que ses précédentes négociations y avaient amenés. Il pouvait ainsi devenir le protecteur de l’empire, et faire son fils roi des Romains.

 

          Il avait joint d’abord les démarches généreuses à ses desseins politiques, dès que les Turcs avaient menacé l’Autriche ; non qu’il eût envoyé une seconde fois des secours à l’empereur, mais il avait déclaré qu’il n’attaquerait point les Pays-Bas, et qu’il laisserait ainsi à la branche d’Autriche espagnole le pouvoir d’aider la branche allemande, prête à succomber : il voulait pour pris de son inaction qu’on le satisfît sur plusieurs points équivoques du traité de Nimègue, et principalement sur ce bailliage d’Alost, qu’on avait oublié d’insérer dans le traité. Il fit lever le blocus de Luxembourg, en 1682, sans attendre qu’on le satisfît, et il s’abstint de toute hostilité une année entière. Cette générosité se démentit enfin pendant le siège de Vienne. Le conseil d’Espagne, au lieu de l’apaiser, l’aigrit ; et Louis XIV reprit les armes dans les Pays-Bas, précisément lorsque Vienne était prête de succomber : c’était au commencement de septembre ; mais, contre toute attente, Vienne fut délivrée. La présomption du grand-vizir, sa mollesse, son mépris brutal pour les chrétiens, son ignorance, sa lenteur, le perdirent : il fallait l’excès de toutes ces fautes pour que Vienne ne fût pas prise. Le roi de Pologne, Jean Sobieski, eut le temps d’arriver ; et avec le secours du duc de Lorraine, il n’eut qu’à se présenter devant la multitude ottomane pour la mettre en déroute (12 septembre 1683). L’empereur revint dans sa capitale avec la douleur de l’avoir quittée. Il y rentra lorsque son libérateur sortait de l’église (6), où l’on avait chanté le Te Deum, et où le prédicateur avait pris pour son texte : « Il fut un homme envoyé de Dieu, nommé Jean. » Vous avez déjà vu (7) que le pape Pie V avait appliqué ces paroles à don Juan d’Autriche, après la victoire de Lépante. Vous savez que ce qui paraît neuf n’est souvent qu’une redite. L’empereur Léopold fut à la fois triomphant et humilié. Le roi de France, n’ayant plus rien à ménager, fit bombarder Luxembourg. Il se saisit de Coutrai (novembre 1683), de Dixmude en Flandre. Il s’empara de Trèves, et en démolit les fortifications ; tout cela pour remplir, disait-on, l’esprit des traités de Nimègue. Les Impériaux et les Espagnols négociaient avec lui à Ratisbonne, pendant qu’il prenait leurs villes ; et la paix de Nimègue enfreinte fut changée en une trêve (août 1684) de vingt ans, par laquelle le roi garda la ville de Luxembourg et sa principauté qu’il venait de prendre.

 

          (Avril 1684) Il était encore plus redouté sur les côtes de l’Afrique, où les Français n’étaient connus avant lui, que par les esclaves que faisaient les barbares.

 

          Alger, deux fois bombardée, envoya des députés lui demander pardon, et recevoir la paix ; ils rendirent tous les esclaves chrétiens, et payèrent encore de l’argent, ce qui est la plus grande punition des corsaires.

 

          Tunis, Tripoli, firent les mêmes soumissions. Il n’est pas inutile de dire que lorsque Damfreville, capitaine de vaisseau, vint délivrer dans Alger tous les esclaves chrétiens au nom du roi de France, il se trouva parmi eux beaucoup d’Anglais qui, étant déjà à bord, soutinrent à Damfreville que c’était en considération du roi d’Angleterre qu’ils étaient mis en liberté. Alors le capitaine français fit appeler les Algériens, et remettant les Anglais à terre : « Ces gens-ci, dit-il, prétendent n’être délivrés qu’au nom de leur roi, le mien ne prend pas la liberté de leur offrir sa protection ; je vous les remets ; c’est à vous à montrer ce que vous devez au roi d’Angleterre. » Tous les Anglais furent remis aux fers. La fierté anglaise, la faiblesse du gouvernement de Charles II, et le respect des nations pour Louis XIV, se font connaître par ce trait (8).

 

          Tel était ce respect universel, qu’on accordait de nouveaux honneurs à son ambassadeur à la Porte ottomane, tel que celui du sopha ; tandis qu’il humiliait les peuples d’Afrique qui sont sous la protection du grand-seigneur.

 

 

 

 

1 – Dans la compilation intitulée : Mémoires de madame de Maintenon (*), on trouve, tome III, page 23, ces mots : « Les réunions de chambres de Metz et de Besançon. » Nous avons cru d’abord qu’il y avait eu une chambre de Besançon réunie à celle de Metz. Nous avons consulté tous les auteurs, nous avons trouvé que jamais il n’y eut à Besançon de chambre instituée pour juger quelles terres voisines pouvaient appartenir à la France. Il n’y eut, en 1680, que les terres qu’on croyait démembrées de l’Alsace et des Trois-Evêchés. Ce fut le parlement de Besançon qui réunit pour quelque temps Montbéliard à la France.

(*) Par La Beaumelle. (G.A.)

2 – On a prétendu que ce fut alors que le prince d’Orange depuis roi d’Angleterre, dit publiquement : « Je n’ai pu avoir son amitié, je mériterai son estime. » Ce mot a été recueilli par plusieurs personnes, et l’abbé de Choisy le place vers l’année 1672. Il peut mériter quelque attention, parce qu’il annonçait de loin les ligues que forma Guillaume contre Louis XIV ; mais il n’est pas vrai que ce fût à la paix de Nimègue que le prince d’Orange ait parlé ainsi ; il est encore moins vrai que Louis XIV eût écrit à ce prince : « Vous me demandez mon amitié, je vous l’accorderai quand vous en serez digne. » On ne s’exprime ainsi qu’avec son vassal : on ne se sert point d’expressions si insultantes envers un prince avec qui on fait un traité. Cette lettre ne se trouve que dans la compilation des Mémoires de Maintenon ; et nous apprenons que ces Mémoires sont décriés par le grand nombre d’infidélités qu’ils renferment.

3 – Cet appareil est plus effrayant que l’effet n’en est terrible. Les bombes sont mal ajustées ; les bâtiments qui les portent manœuvrent mal, sont aisément désemparés, le feu y prend fréquemment, et les frais de ces armements excèdent de beaucoup le dommage qu’ils peuvent causer. On prétend que le dey d’Alger ayant su ce que l’expédition de Duquesne avait coûté à Louis XIV : « Il n’avait qu’à m’en donner la moitié, dit-il, j’aurais brûlé la ville tout entière. » (K.)

4 – Voyez, pour l’organisation de la marine par Colbert, le quatorzième volume de l’Histoire de France, de M. Henri Martin. (G.A.)

5 – Voyez les étranges particularités du siège de Vienne, dans l’Essai sur les Mœurs, et dans les Annales de l’Empire. (Voltaire.)

6 – Léopold ne vit Sobieski qu’à cheval et en pleine campagne. Il avait délibéré sur l’étiquette qu’il devait observer avec son libérateur ; et ayant assemblé son conseil, il demanda comment un empereur devait recevoir un roi électif : « A bras ouvert, s’il a sauvé l’empire, » répondit le duc de Lorraine. Il fut le seul de son avis. (K.)

7 – Dans l’Essai sur les mœurs.

8 – Les expéditions d’Alger n’eurent pour but que de montrer à l’Allemagne, selon M. Michelet, quel roi était Louis XIV et quel protecteur elle aurait si on le faisait empereur. (G.A.)

 

 

 

 

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