THÉÂTRE - IRÈNE - Partie 03

Publié le par loveVoltaire

THÉÂTRE - IRÈNE - Partie 03

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IRÈNE.

 

 

(Partie 3)

 

 

 

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LETTRE DE VOLTAIRE

 

A L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

 

 

 

(Suite)

 

 

 

 

 

 

          Les censures de réflexion n’ôtent jamais le plaisir du sentiment. Que la sévérité blâme Racine tant qu’elle voudra, le cœur vous ramènera toujours à ses pièces. Ceux qui connaissent les difficultés extrêmes et la délicatesse de la langue française voudront toujours lire et entendre les vers de cet homme inimitable, à qui le nom de grand n’a manqué que parce qu’il n’avait point de frère dont il fallût le distinguer (1). Si on lui reproche d’être le poète de l’amour, il faut donc condamner le quatrième livre de l’Enéide. On ne trouve pas quelquefois assez de force dans ses caractères et dans son style ; c’est ce qu’on a dit de Virgile : mais on admire dans l’un et dans l’autre une élégance continue.

 

          Madame Montague s’efforce d’être touchée des beautés d’Euripide, pour tâcher d’être insensible aux perfections de Racine. Je la plaindrais beaucoup, si elle avait le malheur de ne pas pleurer au rôle inimitable de la Phèdre française, et de n’être pas hors d’elle-même à toute la tragédie d’Iphigénie. Elle paraît estimer beaucoup Brumoy, parce que Brumoy, en qualité de traducteur d’Euripide, semble donner au poète grec la préférence sur le poète français. Mais si elle savait que Brumoy traduit le grec très infidèlement ; si elle savait que vous y serez, ma fille (2), n’est plus dans Euripide ; si elle savait que Clytemnestre embrasse les genoux d’Achille dans la pièce grecque, comme dans la française (quoique Brumoy ose supposer le contraire) ; enfin, si son oreille était accoutumée à cette mélodie enchanteresse qu’on ne trouve, parmi tous les tragiques de l’Europe, que chez Racine seul, alors madame Montague changerait de sentiment.

 

          « L’Achille de Racine, dit-elle, à un jeune amant qui a du courage, et pourtant l’Iphigénie est une des meilleures tragédies françaises. » Je lui dirai : Et pourtant, madame, elle est un chef-d’œuvre qui honorera éternellement ce beau siècle de Louis XIV, ce siècle notre gloire, notre modèle et notre désespoir. Si nous avons été indignés contre madame de Sévigné, qui écrivait si bien et qui jugeait si mal ; si nous sommes révoltés de cet esprit misérable de parti, de cette aveugle prévention qui lui fait dire que « la mode d’aimer Racine passera comme la mode du café (3) ; » jugez, Madame, combien nous devons être affligés qu’une personne aussi instruite que vous ne rende pas justice à l’extrême mérite d’un si grand homme. Je vous le dis, les yeux encore mouillés des larmes d’admiration et d’attendrissement que la centième lecture d’Iphigénie vient de m’arracher.

 

          Je dois ajouter à cet extrême mérité d’émouvoir pendant cinq actes, le mérite plus rare, et moins senti, de vaincre pendant cinq actes la difficulté de la rime et de la mesure, au point de ne pas laisser échapper une seule ligne, un seul mot qui sente la moindre gêne, quoiqu’on ait été continuellement gêné. C’est à ce coin que sont marqués le peu de bons vers que nous avons dans notre langue. Madame Montague compte pour rien cette difficulté surmontée. – Mais, Madame, oubliez-vous qu’il n’y a jamais eu sur la terre aucun art, aucun amusement même où le prix ne fût attaché à la difficulté ? Ne cherchait-on pas dans la plus haute antiquité à rendre difficile l’explication de ces énigmes que les rois se proposaient les uns aux autres ? N’y a-t-il pas eu de très grandes difficultés à vaincre dans tous les jeux de la Grèce, depuis le disque jusqu’à la course des chars ? Nos tournois, nos carrousels, étaient-ils si faciles ? Que dis-je ! aujourd’hui, dans la molle oisiveté où tous les grands perdent leurs journées, depuis Pétersbourg jusqu’à Madrid, le seul attrait qui les pique dans leurs misérables jeux de cartes, n’est-ce pas la difficulté de la combinaison, sans quoi leur âme languirait assoupie ?

 

          Il est donc bien étrange, et j’ose dire bien barbare, de vouloir ôter à la poésie ce qui la distingue du discours ordinaire. Les vers blancs n’ont été inventés que par la paresse et l’impuissance de faire des vers rimés, comme le célèbre Pope me l’a avoué vingt fois. Insérer dans une tragédie des scènes entières en prose, c’est l’aveu d’une impuissance encore plus honteuse.

 

          Il est bien certain que les Grecs ne placèrent les Muses sur le haut du Parnasse que pour marquer le mérite et le plaisir de pouvoir aborder jusqu’à elles à travers les obstacles. Ne supprimez donc point ces obstacles, Madame ; laissez subsister les barrières qui séparent la bonne compagnie des vendeurs d’orviétan et de leurs Gilles ; souffrez que Pope imite les véritables génies italiens, les Arioste, les Tasse, qui se sont soumis à la gêne de la rime pour la vaincre.

 

          Enfin quand Boileau a prononcé :

 

 

Et que tout ce qu’il dit, facile à retenir,

De son ouvrage en vous laisse un bon souvenir,

 

 

n’a-t-il pas entendu que la rime imprimait plus aisément les pensées dans la mémoire ?

 

          Je ne me flatte pas que mon discours et ma sensibilité passent dans le cœur de madame Montague, et que je sois destiné à convertir divisos orbe Britannos. Mais pourquoi faire une querelle nationale d’un objet de littérature ? Les Anglais n’ont-ils pas assez de dissensions chez eux, et n’avons-nous pas assez de tracasseries chez nous ? ou plutôt l’une et l’autre nation n’ont-elles pas eu assez de grands hommes dans tous les genres, pour ne se rien envier, pour ne se rien reprocher ?

 

          Hélas ! Messieurs, permettez-moi de vous répéter que j’ai passé une partie de ma vie à faire connaître en France les passages les plus frappants des auteurs qui ont eu de la réputation chez les autres nations. Je fus le premier qui tirait un peu d’or de la fange où le génie de Shakespeare avait été plongé par son siècle. J’ai rendu justice à l’Anglais Shakespeare, comme à l’Espagnol Calderon, et je n’ai jamais écouté le préjugé national. J’ose dire que c’est de ma seule patrie que j’ai appris à regarder les autres peuples d’un œil impartial. Les véritables gens de lettres en France n’ont jamais connu cette rivalité hautaine et pédantesque, cet amour-propre révoltant qui se déguise sous l’amour de son pays, et qui ne préfère les heureux génies, de ses anciens concitoyens à tout mérite étranger, que pour s’envelopper dans leur gloire.

 

          Quels éloges n’avons-nous pas prodigués aux Bacon, aux Kepler, aux Copernic, sans même y mêler d’abord aucune émulation ! Que n’avons-nous pas dit du grand Galilée, le restaurateur et la victime de la raison en Italie, ce premier maître de la philosophie, que Descartes eut le malheur de ne citer jamais !

 

          Nous sommes tous à présent les disciples de Newton : nous le remercions d’avoir seul trouvé et prouvé le vrai système du monde, d’avoir seul enseigné au genre humain à voir la lumière ; et nous lui pardonnons d’avoir commenté les visions de Daniel et l’Apocalypse.

 

          Nous admirons dans Locke la seule métaphysique qui ait paru dans le monde depuis que Platon la chercha, et nous n’avons rien à pardonner à Locke. N’en ferions-nous pas autant pour Shakespeare, s’il avait ressuscité l’art des Sophocle, comme madame Montague, ou son traducteur, ose le prétendre ? Ne verrions-nous pas M. de La Harpe, qui combat pour le bon goût avec les armes de la raison, élever sa voix en faveur de cet homme singulier ? Que fait-il au contraire ? Il a eu la patience de prouver, dans son judicieux journal (4), ce que tout le monde sent, que Shakespeare est un sauvage avec des étincelles de génie qui brillent dans une nuit horrible.

 

          Que l’Angleterre se contente de ses grands hommes en tant de genres ; elle a assez de gloire : la patrie du Prince Noir et de Newton peut se passer du mérite des Sophocle, des Zeuxis, des Phidias, des Thimothée, qui lui manquent encore.

 

          Je finis ma carrière en souhaitant que celles de nos grands hommes en tout genre soient toujours remplies par des successeurs dignes d’eux ; que les siècles à venir égalent le grand siècle de Louis XIV, et qu’ils ne dégénèrent pas en croyant les surpasser.

 

          Je suis avec un profond respect, Messieurs,

 

Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur et confrère, etc.

 

 

 

1 – Allusion à Pierre et Thomas Corneille. (G.A.)

2 – On prétend aussi le contraire. Euripide dit : « Vous y serez, près de l’autel. » (G.A.)

3 – Madame de Sévigné n’a pas dit cela. (G.A.)

4 – Le Mercure. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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