LE SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre X - Travaux et magnificence de Louis XIV - Partie 2

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LE SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre X - Travaux et magnificence de Louis XIV - Partie 2

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SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

PAR

 

VOLTAIRE

 

 

 

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(Partie 2)

 

 

 

 

CHAPITRE X.

 

 

 

 

 

 

 

          Ce qui avançait encore la chute des Hollandais, c’est que le marquis de Louvois avait fait acheter chez eux par le comte de Bentheim, secrètement gagné, une grande partie des munitions qui allaient servir à les détruire, et avait ainsi dégarni beaucoup leurs magasins. Il n’est point du tout étonnant que des marchands eussent vendu ces provisions avant la déclaration de la guerre, eux qui en vendent tous les jours à leurs ennemis pendant les plus vives campagnes. On sait qu’un négociant de ce pays avait autrefois répondu au prince Maurice, qui le réprimandait sur un tel négoce : « Monseigneur, si on pouvait par mer faire quelque commerce avantageux avec l’enfer, je hasarderais d’y aller brûler mes voiles. » Mais ce qui est surprenant, c’est qu’on a imprimé que le marquis de Louvois alla lui-même, déguisé, conclure ses marchés en Hollande. Comment peut-on avoir imaginé une aventure si déplacée, si dangereuse, et si inutile ?

 

          Contre Turenne, Condé, Luxembourg, Vauban, cent trente mille combattants, une artillerie prodigieuse, et de l’argent avec lequel on attaquait encore la fidélité des commandants des places ennemies, la Hollande n’avait à opposer qu’un jeune prince d’une constitution faible, qui n’avait vu ni sièges ni combats, et environ vingt-cinq mille mauvais soldats en quoi consistait alors toute la garde du pays. Le prince Guillaume d’Orange, âgé de vingt-deux ans, venait d’être élu capitaine général des forces de terre par les vœux de la nation : Jean de Witt, le grand pensionnaire, y avait consenti par nécessité. Ce prince nourrissait, sous le flegme hollandais, une ardeur d’ambition et de gloire qui éclata toujours depuis dans sa conduite, sans s’échapper jamais dans ses discours. Son humeur était froide et sévère, son génie actif et perçant ; son courage, qui ne se rebutait jamais, fit supporter à son corps faible et languissant des fatigues au-dessus de ses forces. Il était valeureux sans ostentation, ambitieux, mais ennemi du faste ; né avec une opiniâtreté flegmatique faite pour combattre l’adversité, aimant les affaires et la guerre, ne connaissant ni les plaisirs attachés à la grandeur, ni ceux de l’humanité, enfin presque en tout l’opposé de Louis XIV.

 

 

          Il ne put d’abord arrêter le torrent qui se débordait sur sa patrie (1). Ses forces étaient trop peu de chose, son pouvoir même était limité par les états. Les armes françaises venaient fondre tout à coup sur la Hollande, que rien ne secourait. L’imprudent duc de Lorraine, qui avait voulu lever des troupes pour joindre sa fortune à celle de cette république, venait de voir toute la Lorraine saisie par les troupes françaises, avec la même facilité qu’on s’empare d’Avignon quand on est mécontent du pape.

 

          Cependant le roi faisait avancer ses armées vers le Rhin, dans ces pays qui confinent à la Hollande, à Cologne, et à la Flandre. Il faisait distribuer de l’argent dans tous les villages, pour payer le dommage que ses troupes y pouvaient faire. Si quelque gentilhomme des environs venait se plaindre, il était sûr d’avoir un présent. Un envoyé du gouverneur des Pays-Bas, étant venu faire une représentation au roi sur quelques dégâts commis par les troupes, reçut de la main du roi son portrait enrichi de diamants, estimé plus de douze mille francs. Cette conduite attirait l’admiration des peuples, et augmentait la crainte de sa puissance.

 

          Le roi était à la tête de sa maison et de ses plus belles troupes, qui composaient trente mille hommes : Turenne les commandait sous lui. Le prince de Condé avait une armée aussi forte. Les autres corps, conduits tantôt par Luxembourg, tantôt par Chamilli, faisaient dans l’occasion des armées séparées, ou se rejoignaient selon le besoin. On commença par assiéger à la fois quatre villes, dont le nom ne mérite de place dans l’histoire que par cet événement : Rhinberg, Orsoy, Bésel, Burick. Elles furent prises presque aussitôt qu’elles furent investies. Celle de Rhinberg, que le roi voulut assiéger en personne, n’essuya pas un coup de canon ; et, pour assurer encore mieux sa prise, on eut soin de corrompre le lieutenant de la place, Irlandais de nation, nommé Dosseri, qui eut la lâcheté de se vendre, et l’imprudence de se retirer ensuite à Mastricht, où le prince d’Orange le fit punir de mort.

 

          Toutes les places qui bordent le Rhin et l’Issel se rendirent. Quelques gouverneurs envoyèrent leurs clefs, dès qu’ils virent seulement passer de loin un ou deux escadrons français : plusieurs officiers s’enfuirent des villes où ils étaient en garnison, avant que l’ennemi fût dans leur territoire ; la consternation était générale. Le prince d’Orange n’avait point encore assez de troupes pour paraître en campagne. Toute la Hollande s’attendait à passer sous le joug, dès que le roi serait au-delà du Rhin. Le prince d’Orange fit faire à la hâte des lignes au-delà de ce fleuve, et après les avoir faites, il connut l’impuissance de les garder. Il ne s’agissait plus que de savoir en quel endroit les Français voudraient faire un pont de bateaux, et de s’opposer, si on pouvait, à ce passage. En effet l’intention du roi était de passer le fleuve sur un pont de ces petits bateaux inventés par Martinet. Des gens du pays informèrent alors le prince de Condé que la sècheresse de la saison avait formé un gué sur un bras du Rhin, auprès d’une vieille tourelle qui sert de bureau de péage, qu’on nomme Tolhuys, la maison du péage, dans laquelle il y avait dix-sept soldats. Le roi fit sonder ce gué par le comte de Guiche. Il n’y avait qu’environ vingt pas à nager au milieu de ce bras du fleuve, selon ce que dit dans ses lettres Pellisson, témoin oculaire, et ce que m’ont confirmé les habitants. Cet espace n’était rien, parce que plusieurs chevaux de front rompaient le fil de l’eau très peu rapide. L’abord était aisé : il n’y avait de l’autre côté de l’eau que quatre à cinq cents cavaliers, et deux faibles régiments d’infanterie sans canon. L’artillerie française les foudroyait en flanc. Tandis que la maison du roi et les meilleurs troupes de cavalerie passèrent, sans risque, au nombre d’environ quinze mille hommes (12 juin 1672), le prince de Condé les côtoyait dans un bateau de cuivre. A peine quelques cavaliers hollandais entrèrent dans la rivière pour faire semblant de combattre, ils s’enfuirent l’instant d’après devant la multitude qui venait à eux. Leur infanterie mit aussitôt bas les armes, et demanda la vie. On ne perdit dans le passage que le comte de Nogent et quelques cavaliers qui, s’étant écartés du gué, se noyèrent ; et il n’y aurait eu personne de tué dans cette journée, sans l’imprudence du jeune duc de Longueville. On dit qu’ayant la tête pleine des fumées du vin, il tira un coup de pistolet sur les ennemis qui demandaient la vie à genoux, en leur criant, point de quartier pour cette canaille. Il tua du coup un de leurs officiers. L’infanterie hollandaise désespérée reprit à l’instant ses armes, et fit une décharge dont le duc de Longueville fut tué. Un capitaine de cavalerie nommé Ossembrœk (2), qui ne s’était point enfui avec les autres, court au prince de Condé qui montait alors à cheval en sortant de la rivière, et lui appuie son pistolet à la tête. Le prince, par un mouvement, détourna le coup, qui lui fracassa le poignet. Condé ne reçut jamais que cette blessure dans toutes ses campagnes. Les Français irrités firent main basse sur cette infanterie, qui se mit à fuir de tous côtés. Louis XIV passa sur un pont de bateaux avec l’infanterie, après avoir dirigé lui-même toute la marche.

 

          Tel fut ce passage du Rhin, action éclatante et unique, célébrée alors comme un des grands événements qui dussent occuper la mémoire des hommes. Cet air de grandeur dont le roi relevait toutes ses actions, le bonheur rapide de ses conquêtes, la splendeur de son règne l’idolâtrie de ses courtisans ; enfin, le goût que le peuple, et surtout les Parisiens, ont pour l’exagération, joint à l’ignorance de la guerre où l’on est dans l’oisiveté des grandes villes ; tout cela fit regarder, à Paris, le passage du Rhin comme un prodige qu’on exagérait encore. L’opinion commune était que toute l’armée avait passé ce fleuve à la nage, en présence d’une armée retranchée, et malgré l’artillerie d’une forteresse imprenable, appelée le Tholus. Il était très vrai que rien n’était plus imposant pour les ennemis que ce passage, et que s’ils avaient eu un corps de bonnes troupes à l’autre bord, l’entreprise était très périlleuse.

 

          Dès qu’on eut passé le Rhin on prit Dosbourg, Zutphen, Arnheim, Nosembourg, Nimègue, Schenck, Bommel, Crèvecœur, etc. Il n’y avait guère d’heures dans la journée où le roi ne reçût la nouvelle de quelque conquête. Un officier nommé Mazel mandait à M. de Turenne : « Si vous voulez m’envoyer cinquante chevaux, je pourrai prendre avec cela deux ou trois places. »

 

          (20 juin 1672) Utrecht envoya ses clefs, et capitula avec toute la province qui porte son nom. Louis fit son entrée triomphale dans cette ville (30 juin), menant avec lui son grand aumônier, son confesseur et l’archevêque titulaire d’Utrecht. On rendit avec solennité la grande église aux catholiques. L’archevêque, qui n’en portait que le vain nom, fut pour quelque temps établi dans une dignité réelle (3). La religion de Louis XIV faisait des conquêtes comme ses armes. C’était un droit qu’il acquérait sur la Hollande dans l’esprit des catholiques.

 

          Les provinces d’Utrecht, d’Over-Issel, de Gueldre, étaient soumises : Amsterdam n’attendait plus que le moment de son esclavage ou de sa ruine. Les Juifs qui y sont établis s’empressèrent d’offrir à Gourville, intendant et ami du prince de Condé, deux millions de florins pour se racheter du pillage.

 

          Déjà Naerden, voisine d’Amsterdam, était prise.

 

      Quatre cavaliers allant en maraude s’avancèrent jusqu’aux portes de Muiden, où sont les écluses qui peuvent inonder le pays, et qui n’est qu’à une lieue d’Amsterdam. Les magistrats de Muiden, éperdus de frayeur, vinrent présenter leurs clefs à ces quatre soldats ; mais enfin, voyant que les troupes ne s’avançaient point, ils reprirent leurs clefs et fermèrent les portes. Un instant de diligence eût mis Amsterdam dans les mains du roi (4). Cette capitale une fois prise, non-seulement la république périssait, mais il n’y avait plus de nation hollandaise, et bientôt la terre même de ce pays allait disparaître. Les plus riches familles, les plus ardentes pour la liberté, se préparaient à fuir aux extrémités du monde, et à s’embarquer pour Batavia. On fit le dénombrement de tous les vaisseaux qui pouvaient faire ce voyage, et le calcul de ce qu’on pouvait embarquer. On trouva que cinquante mille familles pouvaient se réfugier dans leur nouvelle patrie. La Hollande n’eût plus existé qu’au bout des Indes orientales : ses provinces d’Europe, qui n’achètent leur blé qu’avec leurs richesses d’Asie, qui ne vivent que de leur commerce, et, si on l’ose dire, de leur liberté, auraient été presque tout à coup ruinées et dépeuplées. Amsterdam, l’entrepôt et le magasin de l’Europe, où deux cent mille hommes cultivent le commerce et les arts, serait devenue bientôt un vaste marais. Toutes les terres voisines demandent des frais immenses, et des milliers d’hommes pour élever leurs digues : elles eussent probablement à la fois manqué d’habitants comme de richesses, et auraient été enfin submergées, ne laissant à Louis XIV que la gloire déplorable d’avoir détruit le plus singulier et le plus beau monument de l’industrie humaine.

 

           La désolation de l’Etat était augmentée par les divisions ordinaires aux malheureux, qui s’imputent les uns aux autres les calamités publiques. Le grand pensionnaire de Witt ne croyait pouvoir sauver ce qui restait de sa patrie qu’en demandant la paix au vainqueur. Son esprit, à la fois tout républicain et jaloux de son autorité particulière, craignait toujours l’élévation du prince d’Orange, encore plus que les conquêtes du roi de France ; il avait fait jurer à ce prince même l’observation d’un édit perpétuel, par lequel le prince était exclu de la charge de stathouder. L’honneur, l’autorité, l’esprit de parti, l’intérêt, lièrent de Witt à ce serment. Il aimait mieux voir sa république subjuguée par un roi vainqueur que soumise à un stathouder.

 

          Le prince d’Orange, de son côté, plus ambitieux que de Witt, aussi attaché à sa patrie, plus patient dans les malheurs publics, attendant tout du temps et de l’opiniâtreté de sa constance, briguait le stathoudérat, et s’opposait à la paix avec la même ardeur (5). Les états résolurent qu’on demanderait la paix malgré le prince ; mais le prince fut élevé au stathoudérat (6) malgré les de Witt.

 

          Quatre députés vinrent au camp du roi implorer sa clémence au nom d’une république qui, six mois auparavant, se croyait l’arbitre des rois. Les députés ne furent point reçus des ministres de Louis XIV avec cette politesse (7) française qui mêle la douceur de la civilité aux rigueurs mêmes du gouvernement. Louvois, dur et altier, né pour bien servir plutôt que pour faire aimer son maître, reçut les suppliants avec hauteur, et même avec l’insulte de la raillerie. On les obligea de revenir plusieurs fois. Enfin le roi leur fit déclarer ses volontés. Il voulait que les états lui cédassent tout ce qu’ils avaient au-delà du Rhin, Nimègue, des villes et des forts dans le sein de leur pays ; qu’on lui payât vingt millions ; que les Français fussent les maîtres de tous les grands chemins de la Hollande, par terre et par eau, sans qu’ils payassent jamais aucun droit ; que la religion catholique fût partout rétablie ; que la république lui envoyât tous les ans une ambassade extraordinaire avec une médaille d’or, sur laquelle il fût gravé qu’ils tenaient leur liberté de Louis XIV ; enfin, qu’à ces satisfactions ils joignissent celle qu’ils devaient au roi d’Angleterre et aux princes de l’empire, tels que ceux de Cologne et de Munster, par qui la Hollande était encore désolée.

 

          Ces conditions d’une paix qui tenait tant de la servitude parurent intolérables, et la fierté du vainqueur inspira un courage de désespoir aux vaincus. On résolut de périr les armes à la main. Tous les cœurs et toutes les espérances se tournèrent vers le prince d’Orange. Le peuple en fureur éclata contre le grand pensionnaire, qui avait demandé la paix. A ces séditions se joignirent la politique du prince et l’animosité de son parti. On attente d’abord à la vie du grand pensionnaire Jean de Witt ; ensuite on accuse Corneille son frère d’avoir attenté à celle du prince. Corneille est appliqué à la question. Il récita dans les tourments le commencement de cette ode d’Horace, Justum et tenacem, etc., convenable à son état et à son courage, et qu’on peut traduire ainsi pour ceux qui ignorent le latin :

 

 

Les torrents impétueux,

La mer qui gronde et s’élance,

La fureur et l’insolence

D’un peuple tumultueux,

Des fiers tyrans la vengeance,

N’ébranlent pas la constance

D’un cœur ferme et vertueux.

 

 

          (20 août 1672) Enfin la populace effrénée (8) massacra dans La Haye les deux frères de Witt ; l’un qui avait gouverné l’Etat pendant dix-neuf ans avec vertu, et l’autre qui l’avait servi de son épée (9). On exerça sur leurs corps sanglants toutes les fureurs dont le peuple est capable : horreurs communes à toutes les nations, et que les Français avaient fait éprouver au maréchal d’Ancre, à l’amiral Coligny, etc. ; car la populace est presque partout la même. On poursuivit les amis du pensionnaire. Ruyter même, l’amiral de la république, qui seul combattait alors pour elle avec succès, se vit environné d’assassins dans Amsterdam.

 

          Au milieu de ces désordres et de ces désolations, les magistrats montrèrent des vertus qu’on ne voit guère que dans les républiques. Les particuliers qui avaient des billets de banque coururent en foule à la banque d’Amsterdam ; on craignait que l’on n’eût touché au trésor public. Chacun s’empressait d se faire payer du peu d’argent qu’on croyait pouvoir y être encore. Les magistrats firent ouvrir les caves où le trésor se conserve. On le trouva tout entier tel qu’il avait été déposé depuis soixante ans ; l’argent même était encore noirci de l’impression du feu qui avait, quelques années auparavant, consumé l’hôtel-de-ville. Les billets de banque s’étaient toujours négociés jusqu’à ce temps, sans que jamais on eût touché au trésor. On paya alors avec cet argent tous ceux qui voulurent l’être. Tant de bonne foi et tant de ressources étaient d’autant plus admirables, que Charles II, roi d’Angleterre, pour avoir de quoi faire la guerre aux Hollandais et fournir à ses plaisirs, non content de l’argent de la France, venait de faire banqueroute à ses sujets. Autant il était honteux à ce roi de violer ainsi la foi publique, autant il était glorieux aux magistrats d’Amsterdam de la garder dans un temps où il semblait permis d’y manquer.

 

          A cette vertu républicaine ils joignirent ce courage d’esprit qui prend les partis extrêmes dans les maux sans remède. Ils firent percer les digues qui retiennent les eaux de la mer. Les maisons de campagne, qui sont innombrables autour d’Amsterdam, les villages, les villes voisines, Leyde, Delft, furent inondés. Le paysan ne murmura pas de voir ses troupeaux noyés dans les campagnes. Amsterdam fut comme une vaste forteresse au milieu des eaux, entourée de vaisseaux de guerre qui eurent assez d’eau pour se ranger autour de la ville. La disette fut grande chez ces peuples, ils manquèrent surtout d’eau douce ; elle se vendait six sous la pinte ; mais ces extrémités parurent moindres que l’esclavage. C’est une chose digne de l’observation de la postérité, que la Hollande ainsi accablée sur terre, et n’étant plus un Etat, demeurât encore redoutable sur mer : c’était l’élément véritable de ces peuples.

 

          Tandis que Louis XIV passait le Rhin, et prenait trois provinces, l’amiral Ruyter, avec environ cent vaisseaux de guerre et plus de cinquante brûlots, alla chercher, près des côtes d’Angleterre, les flottes des deux rois. Leurs puissances réunies n’avaient pu mettre en mer une armée navale plus forte que celle de la république. Les Anglais et les Hollandais combattirent comme des nations accoutumées à se disputer l’empire de l’Océan. (7 juin 1672) Cette bataille, qu’on nomme de Solbaie, dura un jour entier Ruyter, qui en donna le signal, attaqua le vaisseau amiral d’Angleterre, où était le duc d’York, frère du roi. La gloire de ce combat particulier demeura à Ruyter. Le duc d’York, obligé de changer de vaisseau, ne reparut plus devant l’amiral hollandais. Les trente vaisseaux français eurent peu de part à l’action ; et tel fut le sort de cette journée, que les côtes de la Hollande furent en sûreté.

 

          Après cette bataille, Ruyter, malgré les craintes et les contradictions de ses compatriotes, fit entrer la flotte marchande des Indes dans le Texel ; défendant ainsi, et enrichissant sa patrie d’un côté, lorsqu’elle périssait de l’autre. Le commerce même des Hollandais se soutenait ; on ne voyait que leurs pavillons dans les mers des Indes. Un jour qu’un consul de France disait au roi de Perse que Louis XIV avait conquis presque toute la Hollande : « Comment cela peut-il être, répondit ce monarque persan, puisqu’il y a toujours au port d’Ormuz vingt vaisseaux hollandais pour un français ? »

 

          Le prince d’Orange, cependant, avait l’ambition d’être bon citoyen. Il offrit à l’Etat le revenu de ses charges, et tout son bien pour soutenir la liberté. Il couvrit d’inondations les passages par où les Français pouvaient pénétrer dans le reste du pays. Ses négociations promptes et secrètes réveillèrent de leur assoupissement l’empereur, l’empire, le conseil d’Espagne, le gouverneur de Flandre. Il disposa même l’Angleterre à la paix. Enfin, le roi était entré au mois de mai en Hollande, et dès le mois de juillet l’Europe commençait à être conjurée contre lui.

 

          Monterey, gouverneur de la Flandre, fit passer secrètement quelques régiments au secours des Provinces-Unies. Le conseil de l’empereur Léopold envoya Montecuculli à la tête de près de vingt mille hommes. L’électeur de Brandebourg, qui avait à sa solde vingt-cinq mille soldats se mit en marche.

 

          (Juillet 1672) Alors le roi quitta son armée. Il n’y avait plus de conquêtes à faire dans un pays inondé. La garde des provinces conquises devenait difficile. Louis voulait une gloire sûre ; mais, en ne voulant pas l’acheter par un travail infatigable, il la perdit. Satisfait d’avoir pris tant de villes en deux mois, il revit à Saint-Germain au milieu de l’été ; et laissant Turenne et Luxembourg achever la guerre, il jouit du triomphe. On éleva des monuments de sa conquête, tandis que les puissances de l’Europe travaillaient à la lui ravir.

 

 

 

1 – « Le prince de vingt ans, dans cet embarras effroyable, dit M. Michelet, perdit de vue l’affaire essentielle, et le salut fut l’œuvre du hasard. Guillaume, reculant jusqu’au fond de la Hollande, ne couvrait plus ni La Haye, siège des états, ni Amsterdam, le cœur du pays, ni le point fatal des écluses auquel tenait la ressource dernière. » (G.A.)

2 – On prononce Ossembrouck ; l’œ fait ou chez les Hollandais.

3 – Peu de temps après, un de ces archevêques titulaires d’Utrecht, se trouvant par hasard ce qu’on appelait janséniste, se retira dans son diocèse où les jansénistes sont tolérés comme toutes les autres communions chrétiennes. Il se fit élire un successeur par le clergé et le peuple de son Eglise, suivant l’usage des premiers siècles ; ensuite il le sacra. Au moyen de cette précaution, il s’est établi en Hollande une succession d’évêques jansénistes, qui ne sont, à la vérité, reconnus que dans leur Eglise. (K.)

4 – C’était le conseil de Condé ; mais Turenne ne voulut pas se dégarnir. (G.A.)

5 – M. Michelet proteste avec énergie contre les historiens qui ont écrit sous l’influence de la maison de Hollande, et que Voltaire semble suivre ici. Non, les de Witt, hommes d’action, ne se trouvèrent pas tout à coup abattus au moment de l’invasion. Non, le prince d’Orange n’eut point l’initiative de la résistance désespérée. Loin de là, il pria les états généraux de le laisser négocier avec Louis XIV, dans son intérêt particulier, et de solliciter une sauvegarde pour ses terres (27 juin). C’est en août seulement qu’il afficha et promulgua les résolutions d’extrême défense. (G.A.)

6 – Il fut stathouder le 1er juillet. Comment La Beaumelle, dans son édition subreptice du Siècle de Louis XIV, a-t-il pu dire dans ses notes qu’il ne fut déclaré que capitaine et amiral ? (Voltaire.)

7 – La Beaumelle, dans ses notes, dit : « C’est un être de raison que cette politesse. » Comment cet écrivain ose-t-il démentir ainsi l’Europe ? (Voltaire.)

8 – Ou plutôt excitée, dirigée même d’en haut. (G.A.)

9 – On avait d’abord tenté d’assassiner le grand pensionnaire dans La Haye ; mais il échappa et eut le crédit de faire punir l’assassin. On n’osa condamner son frère à la mort, parce que les tourments n’avaient pu lui arracher l’aveu d’aucun des crimes qu’on lui avait imputés ; on se contenta de le bannir. Ce fut dans le moment où le grand pensionnaire allait délivrer son frère de la prison après ce jugement, que tous deux furent massacrés. Cette mort a répandu sur le nom de Guillaume III un opprobre ineffaçable. (K.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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