LE SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre VI - 3 - Etat de la France

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LE SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre VI - 3 - Etat de la France

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SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

PAR

 

VOLTAIRE

 

 

 

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(Partie 3)

 

 

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CHAPITRE VI.

 

Etat de la France jusqu’à la mort

du cardinal Mazarin, en 1661.

 

 

 

 

 

 

 

 

          Dès l’année 1636 il avait envoyé Lyonne en Espagne solliciter la paix, et demander l’infante ; mais don Louis de Haro, persuadé que quelque faible que fût l’Espagne, la France ne l’était pas moins, avait rejeté les offres du cardinal. L’infante, fille du premier lit, était destinée au jeune Léopold. Le roi d’Espagne, Philippe IV, n’avait alors de son second mariage qu’un fils, dont l’enfance malsaine faisait craindre pour sa vie. On voulait que l’infante, qui pouvait être héritière de tant d’Etats, portât ses droits dans la maison d’Autriche, et non dans une maison ennemie : mais enfin Philippe IV ayant eu un autre fils, don Philippe-Prosper, et sa femme étant encore enceinte, le danger de donner l’infante au roi de France lui parut moins grand, et la bataille des Dunes lui rendit la paix nécessaire.

 

          Les Espagnols promirent l’infante, et demandèrent une suspension d’armes. Mazarin et don Louis se rendirent sur les frontières d’Espagne et de France, dans l’île des Faisans (1659). Quoique le mariage d’un roi de France et la paix générale fussent l’objet de leurs conférences, cependant plus d’un mois se passa à arranger les difficultés sur la préséance, et à régler des cérémonies Les cardinaux se disaient égaux aux rois, et supérieurs aux autres souverains. La France prétendait avec plus de justice la prééminence sur les autres puissances. Cependant don Louis de Haro mit une égalité parfaite entre Mazarin et lui, entre la France et l’Espagne.

 

          Les conférences durèrent quatre mois. Mazarin et don Louis y déployèrent toute leur politique : celle du cardinal était la finesse ; celle de don Louis, la lenteur. Celui-ci ne donnait presque jamais de paroles, et celui-là en donnait toujours d’équivoques. Le génie du ministre italien était de vouloir surprendre ; celui de l’espagnol était de s’empêcher d’être surpris. On prétend qu’il disait du cardinal : « Il a un grand défaut en politique, c’est qu’il veut toujours tromper. »

 

          Telle est la vicissitude des choses humaines, que de ce fameux traité des Pyrénées il n’y a pas deux articles qui subsistent aujourd’hui. Le roi de France garda le Roussillon, qu’il aurait toujours conservé sans cette paix : mais à l’égard de la Flandre, la monarchie espagnole n’y a plus rien. La France était alors l’amie nécessaire du Portugal ; elle ne l’est plus : tout est changé. Mais si don Louis de Haro avait dit que le cardinal Mazarin savait tromper, on a dit depuis qu’il savait prévoir. Il méditait dès longtemps l’alliance des maisons de France et d’Espagne. On cite cette fameuse lettre de lui, écrite pendant les négociations de Munster : « Si le roi très chrétien pouvait avoir les Pays-Bas et la Franche-Comté en dot, en épousant l’infante, alors nous pourrions aspirer à la succession d’Espagne, quelque renonciation qu’on fît faire à l’infante : et ce ne serait pas une attente fort éloignée, puisqu’il n’y a que la vie du prince son frère qui l’en pût exclure. » Ce prince était alors Balthasar, qui mourut en 1649 (1).

 

          Le cardinal se trompait évidemment en pensant qu’on pourrait donner les Pays-Bas et la Franche-Comté en mariage à l’infante. On ne stipula pas une seule ville pour sa dot. Au contraire, on rendit à la monarchie espagnole des villes considérables qu’on avait conquises, comme Saint-Omer, Ypres, Menin, Oudenarde, et d’autres places. On en garda quelques-unes. Le cardinal ne se trompa point en croyant que la renonciation serait un jour inutile ; mais ceux qui lui font l’honneur de cette prédiction, lui font donc prévoir que le prince don Balthasar mourrait en 1649 ; qu’ensuite les trois enfants du second mariage seraient enlevés au berceau ; que Charles, le cinquième de tous ces enfants mâles, mourrait sans postérité ; et que ce roi autrichien ferait un jour un testament en faveur d’un petit-fils de Louis XIV. Mais enfin le cardinal Mazarin prévit ce que vaudraient des renonciations, en cas que la postérité mâle de Philippe IV s’éteignît ; et des événements étrangers l’ont justifié après plus de cinquante années (2).

 

          Marie-Thérèse, pouvant avoir pour dot les villes que la France rendait, n’apporta, par son contrat de mariage, que cinq cent mille écus d’or au soleil ; il en coûta davantage au roi pour l’aller recevoir sur la frontière. Ces cinq cent mille écus, valant alors deux millions cinq cent mille livres, furent pourtant le sujet de beaucoup de contestations entre les deux ministres. Enfin la France n’en reçut jamais que cent mille francs.

 

          Loin que ce mariage apportât aucun autre avantage, présent et réel, que celui de la paix, l’infante renonça à tous les droits qu’elle pourrait jamais avoir sur aucune des terres de son père ; et Louis XIV ratifia cette renonciation de la manière la plus solennelle, et la fit ensuite enregistrer au parlement.

 

          Ces renonciations et ces cinq cent mille écus de dot semblaient être les clauses ordinaires des mariages des infantes d’Espagne avec les rois de France. La reine Anne d’Autriche, fille de Philippe III, avait été mariée à Louis XIII à ces mêmes conditions ; et quand on avait donné Isabelle, fille de Henri-le-Grand, à Philippe IV, roi d’Espagne, on n’avait pas stipulé plus de cinq cent mille écus d’or pour sa dot, dont même on ne lui paya jamais rien ; de sorte qu’il ne paraissait pas qu’il y eût alors aucun avantage dans ces grands mariages : on n’y voyait que des filles de rois mariées à des rois, ayant à peine un présent de noces.

 

          Le duc de Lorraine, Charles IV, de qui la France et l’Espagne avaient beaucoup à se plaindre, ou plutôt, qui avait beaucoup à se plaindre d’elles, fut compris dans le traité, mais en prince malheureux qu’on punissait, parce qu’il ne pouvait se faire craindre. La France lui rendit ses Etats, en démolissant Nancy, et en lui défendant d’avoir des troupes. Don Louis de Haro obligea le cardinal Mazarin à faire recevoir en grâce le prince de Condé, en menaçant de lui laisser en souveraineté Rocroi, le Chatelet, et d’autres places dont il était en possession. Ainsi la France gagna à la fois ces villes et le grand Condé. Il perdit sa charge de grand-maître de la maison du roi, qu’on donna ensuite à son fils, et ne revint presque qu’avec sa gloire.

 

          Charles II, roi titulaire d’Angleterre, plus malheureux alors que le duc de Lorraine, vint près des Pyrénées, où l’on traita cette paix. Il implora le secours de don Louis et de Mazarin. Il se flattait que leurs rois, ses cousins germains, réunis, oseraient enfin venger une cause commune à tous les souverains, puisque enfin Cromwell n’était plus ; il ne put seulement obtenir une entrevue, ni avec Mazarin, ni avec don Louis. Lockhart, cet ambassadeur de la république d’Angleterre, était à Saint-Jean-de-Luz ; il se faisait respecter encore, même après la mort du protecteur ; et les deux ministres, dans la crainte de choquer cet Anglais, refusèrent de voir Charles II. Ils pensaient que son rétablissement était impossible, et que toutes les factions anglaises, quoique divisées entre elles, conspiraient également à ne jamais reconnaître de rois. Ils se trompèrent tous deux : la fortune fit, peu de mois après, ce que ces deux ministres auraient pu avoir la gloire d’entreprendre. Charles fut rappelé dans ses Etats par les Anglais, sans qu’un seul potentat de l’Europe se fût jamais mis en devoir, ni d’empêcher le meurtre du père, ni de servir au rétablissement du fils. Il fut reçu dans les plaines de Douvres par vingt mille citoyens, qui se jetèrent à genoux devant lui. Des vieillards qui étaient de ce nombre m’ont dit que presque tout le monde fondait en larmes. Il n’y eut peut-être jamais de spectacle plus touchant, ni de révolution plus subite (juin 1660). Ce changement se fit en bien moins de temps que le traité des Pyrénées ne fut conclu : et Charles II était déjà paisible possesseur de l’Angleterre, que Louis XIV n’était pas même encore marié par procureur.

 

          (Août 1660) Enfin le cardinal Mazarin ramena le roi et la nouvelle reine à Paris. Un père qui aurait marié son fils sans lui donner l’administration de son bien, n’en eût pas usé autrement que Mazarin ; il revint plus puissant et plus jaloux de sa puissance, et même des honneurs, que jamais. Il exigea et il obtint que le parlement vînt le haranguer par députés. C’était une chose sans exemple dans la monarchie ; mais ce n’était pas une trop grande réparation du mal que le parlement lui avait fait. Il ne donna plus la main aux princes du sang, en lieu tiers, comme autrefois. Celui qui avait traité don Louis de Haro en égal, voulut traiter le grand Condé en inférieur. Il marchait alors avec un faste royal, ayant, outre ses gardes, une compagnie de mousquetaires, qui est aujourd’hui la seconde compagnie des mousquetaires du roi. On n’eut plus auprès de lui un accès libre : si quelqu’un était assez mauvais courtisan pour demander une grâce au roi, il était perdu. La reine-mère, si longtemps protectrice obstinée de Mazarin contre la France, resta sans crédit dès qu’il n’eut plus besoin d’elle. Le roi, son fils, élevé dans une soumission aveugle pour ce ministre, ne pouvait secouer le joug qu’elle lui avait imposé, aussi bien qu’à elle-même ; elle respectait son ouvrage, et Louis XIV n’osait pas encore régner du vivant de Mazarin.

 

          Un ministre est excusable du mal qu’il fait, lorsque le gouvernail de l’Etat est forcé dans sa main par les tempêtes ; mais dans le calme il est coupable de tout le bien qu’il ne fait pas. Mazarin ne fit de bien qu’à lui, et à sa famille par rapport à lui. Huit années de puissance absolue et tranquille, depuis son dernier retour jusqu’à sa mort, ne furent marquées par aucun établissement glorieux ou utile ; car le collège des Quatre-Nations ne fut que l’effet de son testament.

 

          Il gouvernait les finances comme l’intendant d’un seigneur obéré. Le roi demandait quelquefois de l’argent à Fouquet, qui lui répondait : « Sire, il n’y a rien dans les coffres de Votre Majesté ; mais monsieur le cardinal vous en prêtera. » Mazarin était riche d’environ deux cents millions, à compter comme on fait aujourd’hui. Plusieurs Mémoires disent qu’il en amassa une partie par des moyens trop au-dessous de la grandeur de sa place. Ils rapportent qu’il partageait avec les armateurs les profits de leurs courses : c’est ce qui ne fut jamais prouvé ; mais les Hollandais l’en soupçonnèrent, et ils n’auraient pas soupçonné le cardinal de Richelieu (3).

 

          On dit qu’en mourant il eut des scrupules, quoique au dehors il montrât du courage. Du moins il craignit pour ses biens, et il en fit au roi une donation entière, croyant que le roi les lui rendrait. Il ne se trompa point ; le roi lui remit la donation au bout de trois jours. Enfin il mourut (9 mars 1661) ; et il n’y eut que le roi qui semblât le regretter, car ce prince savait déjà dissimuler. Le joug commençait à lui peser il était impatient de régner. Cependant il voulut paraître sensible à une mort qui le mettait en possession de son trône.

 

          Louis XIV et la cour portèrent le deuil du cardinal Mazarin, honneur peu ordinaire, et que Henri IV avait fait à la mémoire de Gabrielle d’Estrées.

 

          On n’entreprendra pas ici d’examiner si le cardinal Mazarin a été un grand ministre ou non : c’est à ses actions de parler, et à la postérité de juger (4). Le vulgaire suppose quelquefois une étendue d’esprit prodigieuse, et un génie presque divin, dans ceux qui ont gouverné des empires avec quelque succès. Ce n’est point une pénétration supérieure qui fait les hommes d’Etat, c’est leur caractère. Les hommes, pour peu qu’ils aient de bon sens, voient tous à peu près leurs intérêts. Un bourgeois d’Amsterdam ou de Berne en sait sur ce point autant que Séjan, Ximénès, Buckingham, Richelieu, ou Mazarin ; mais notre conduite et nos entreprises dépendent uniquement de la trempe de notre âme, et nos succès dépendent de la fortune.

 

          Par exemple, si un génie tel que le pape Alexandre VI, ou Borgia son fils, avait eu La Rochelle à prendre, il aurait invité dans son camp les principaux chefs, sous un serment sacré, et se serait défait d’eux ; Mazarin serait entré dans la ville deux ou trois ans plus tard, en gagnant et en divisant les bourgeois ; don Louis de Haro n’eût pas hasardé l’entreprise. Richelieu fit une digue sur la mer, à l’exemple d’Alexandre, et entra dans La Rochelle en conquérant ; mais une marée un peu forte, ou un peu plus de diligence de la part des Anglais, délivraient La Rochelle, et faisaient passer Richelieu pour un téméraire.

 

          On peut juger du caractère des hommes par leurs entreprises. On peut bien assurer que l’âme de Richelieu respirait la hauteur et la vengeance ; que Mazarin était sage, souple, et avide de biens. Mais pour connaître à quel point un ministre a de l’esprit, il faut ou l’entendre souvent parler, ou lire ce qu’il a écrit. Il arrive souvent parmi les hommes d’Etat ce qu’on voit tous les jours parmi les courtisans ; celui qui a le plus d’esprit échoue, et celui qui a dans le caractère plus de patience, de force, de souplesse, et de suite, réussit.

 

          En lisant les Lettres du cardinal Mazarin, et les Mémoires du cardinal de Retz, on voit aisément que Retz était le génie supérieur. Cependant Mazarin fut tout-puissant, et Retz fut accablé. Enfin il est très vrai que, pour faire un puissant ministre, il ne faut souvent qu’un esprit médiocre, du bon sens, et de la fortune ; mais pour être un bon ministre, il faut avoir pour passion dominante l’amour du bien public. Le grand homme d’Etat est celui dont il reste de grands monuments utiles à la patrie.

 

          (5) Le monument qui immortalise le cardinal Mazarin est l’acquisition de l’Alsace. Il donna cette province à la France dans le temps que la France était déchaînée contre lui ; et, par une fatalité singulière, il fit plus de bien au royaume lorsqu’il y était persécuté que dans la tranquillité d’une puissance absolue (6).

 

 

 

1 – Ou plutôt le 9 octobre 1646. (G.A.)

2 – La renonciation d’Anne d’Autriche avait été présentée aux états de Castille et d’Aragon, et acceptée par eux. Celle de Marie-Thérèse ne leur fut pas présentée ; et c’est une des principales raisons sur lesquelles les casuistes et les jurisconsultes, auxquels Charles II s’adressa, se fondèrent pour décider que les descendants de Marie-Thérèse étaient les héritiers légitimes de la couronne d’Espagne. (K.)

3 – Il avait effectivement un intérêt dans l’entreprise des pirates qui faisaient la course sur les Hollandais, nos alliés. (G.A.)

4 – « Richelieu travailla, dit M. Michelet, Mazarin recueillit. L’un fit l’administration, l’armée, la marine et mourut justement la veille de Rocroi. L’autre gâta tout et réussit en tout. Grand par Condé et plus grand par Turenne, affermi par l’orage même et l’avortement de la Fronde, il a ce dernier honneur qu’on fait a son génie de la paix forcée et fatale où l’on tomba par lassitude. » (G.A.)

5 – Cet alinéa date de 1752. (G.A.)

6 – C’est ce que Mazarin avait des talents pour la politique extérieure, et qu’il n’avait ni talents ni lumières pour l’administration ; c’est qu’un ministre ne peut guère avoir, dans les négociations, d’autres intérêts que ceux du peuple qu’il gouverne ; au lieu que, dans le gouvernement intérieur, il peut en avoir de tout opposés ; c’est enfin que l’art de négocier ne suppose que certaines qualités de l’esprit et du caractère, communes à tous les pays et à tous les siècles, au lieu que la science de l’administration suppose des principes qui n’existaient pas encore dans le siècle de Mazarin. (K.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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